Professeur Muller, quelle interrogation était à l'origine de votre travail ?La question qui nous a fascinés, il y a une dizaine d'années, lorsque nous avons démarré ce travail, était de comprendre ce qui permet à notre cerveau d'être très stable il est capable de mémoriser des informations pendant une vie entière et, en même temps, d'être extrêmement plastique à même de s'adapter rapidement. Cette double propriété du cerveau nous a poussés à nous intéresser à la relation entre structure et fonction cérébrales.Pourquoi d'emblée s'intéresser à la structure du cerveau ?Prenez la complexité de l'arborisation dendritique d'un neurone. On sait qu'une partie importante de ses composants, y compris les récepteurs synaptiques, est renouvelée toutes les 48 heures. Comment, dans ce système en perpétuel renouvellement, un phénomène comme la mémoire peut-il rester stable à long terme ? L'explication biochimique convient mal. Nous nous sommes dit que la structure devait intervenir.Quelle a donc été votre démarche ?Notre hypothèse était que la stabilité des fonctions repose sur l'organisation architecturale des réseaux neuronaux. Et que les changements de fonctions sont liés à des changements de structure. C'est pour vérifier cela que nous avons cherché à déterminer si les neurones fabriquent de nouveaux contacts synaptiques et remodèlent leur organisation tridimensionnelle en fonction des stimuli qu'ils reçoivent. Le résultat est somme toute assez encourageant.En pratique, comment avez-vous procédé ?Notre modèle utilise des tranches de cerveau de rat maintenues en culture. Nous avons vu que si nous stimulons régulièrement un neurone via un de ses voisins, ses synapses se modifient : leurs membranes changent d'aspect, puis des contacts synaptiques se dupliquent. Autrement dit, en réponse aux stimuli qu'ils reçoivent, les neurones créent de nouvelles connexions synaptiques.Au fond, le cerveau se comporte un peu comme les muscles : il réagit à la stimulation en augmentant ses capacités morphologiques ?Oui : dire que nous avons un muscle dans la tête n'est donc pas complètement absurde ! Mais le concept le plus en vogue est celui de compétition. On sait depuis longtemps qu'il joue un grand rôle dans la période de développement : le cerveau embryonnaire commence par créer une grande quantité de neurones, puis il semble que ceux qui ne prennent pas d'importance dans le fonctionnement du système meurent. Or, il n'est pas impossible qu'au-delà de cette phase de développement, chez l'adulte, le phénomène de compétition continue de jouer un rôle très important. La compétition s'exercerait alors non plus au niveau de l'existence des neurones, mais à celui de l'apparition ou de la disparition de synapses.PlasticitéEtonnante, cette vision d'un cerveau qui n'arrête pas de créer ou de supprimer d'immenses quantités de contacts synaptiques. Serait-il l'organe le plus plastique du corps ?Oui. La grande souplesse de fonction du cerveau apparaît comme une évidence. Mais ce qui est nouveau, c'est de penser qu'il est extrêmement plastique dans sa structure, au niveau de l'architecture des neurones et même de l'organisation de réseaux neuronaux.Par quel mécanisme une synapse se développe-t-elle ? Pourquoi un neurone, à un moment donné, crée-t-il des synapses avec telle cellule et non pas telle autre ?On est loin de le comprendre exactement. On sait que le fait de bloquer certains récepteurs pousse les neurones à développer davantage de contacts synaptiques : ne recevant plus assez de signaux, ils essaient d'accroître leurs relations pour en recevoir plus. Et s'ils en reçoivent trop, ils font l'inverse : ils diminuent leurs arborisations dendritiques. Un autre phénomène est la compétition entre les informations qui surviennent : le neurone privilégie celles qui arrivent dans des conditions bien précises, celles qui sont considérées comme étant «signifiantes».Le neurone joue donc un rôle central : c'est lui qui semble décider où et pourquoi il doit créer une synapse ?Que ce soit uniquement le neurone qui décide, cela n'est pas sûr. Son rôle est certes central : il active des programmes génétiques qui lui font changer sa structure ou synthétiser un certain nombre de protéines. Mais l'environnement dans lequel il se trouve l'influence aussi. De nombreux signaux (différents facteurs, hormones, transmetteurs) guident sa machinerie en lui communiquant des informations du genre : les «choses intéressantes se passent plutôt de ce côté-là et non de l'autre côté». Entre les cellules nerveuses existe donc une forme de dialogue, très intense.MémoireIl n'est pas impossible que le nombre de synapses et la structure des connexions synaptiques jouent un rôle dans ce que nous appelons mémoire ?C'est une hypothèse. Mémoriser consisterait à fabriquer des connexions entre des groupes de cellules nerveuses. La mémoire pourrait être une activité conjointe, organisée, synchrone, qui impliquerait un ensemble de cellules nerveuses dans une région bien précise.Est-on certain qu'il existe assez de complexité dans l'architecture synaptique pour expliquer l'ensemble de la mémoire qu'un être humain peut posséder ?C'est une question mathématique difficile. Mais je pense que oui. Notre système nerveux se compose de 100 milliards de cellules nerveuses, chacune ayant en moyenne 10 000 synapses. Autrement dit, nous avons entre 1015 et 1016 synapses dans le cerveau. Ce qui représente un potentiel extraordinairement important pour stocker l'information.Que sait-on de l'aspect moléculaire de la mémoire ? En plus de leur structure synaptique, les cellules stockent-elles des substances chargées d'information ?Si l'on mémorise à travers la fabrication de contacts synaptiques, cela demande une machinerie complexe, et donc l'implication de nombreuses molécules : il faut que les membranes se réorganisent, que le cytosquelette participe à la nouvelle architecture, que des récepteurs soient mis en place au niveau des membranes de manière adéquate. Mais aussi que l'interface avec les autres neurones et les cellules gliales se restructure. Des molécules qui favorisent ou influencent ces mécanismes existent donc, mais aucune n'est réellement responsable de la mémoire. La «molécule» de la mémoire est un leurre.Certains voient pourtant les choses ainsi ?C'est une hypothèse que l'on pouvait avancer il y a quinze ou vingt ans. On se disait : peut-être que la mémoire consiste en la fabrication d'une protéine qui contient une information. De plus en plus, on s'oriente vers un modèle beaucoup plus complexe.Quel est le déroulement du stockage de la mémoire ?Prenons un exemple simple : une voiture rouge. Il y a la notion de voiture et celle de couleur. Ces deux éléments sont stockés dans deux régions différentes. Dans ces deux régions, le stockage se fait sous la forme d'un groupe de neurones qui déchargent de manière synchrone, ou au moins coordonnée, et codent le terme de voiture et le terme de rouge. Si les deux groupes sont activés en même temps, cela donne la notion de voiture rouge.Dès lors, il faut une autre mémoire pour remettre ensemble ces différents morceaux d'information ?Oui, il faut un système de codage de la distribution de l'information.Comment fonctionne-t-il ?Le détail nous échappe encore. Mais on sait que l'hippocampe est une structure importante pour stocker l'information. Si on le détruit, le cerveau n'est plus capable de faire ce stockage. Une des hypothèses actuelles est que le cortex hippocampal mettrait en relation l'information qui vient des différentes régions corticales information sensorielle ou consciente avec l'information qui provient des systèmes limbiques et des centres importants pour le contrôle de l'émotion.De l'immense quantité d'informations que notre cerveau reçoit ou gère, pourquoi en mémorise-t-il certaines plutôt que d'autres ?C'est justement ce deuxième type d'information qui donnerait la connotation affective qui détermine si oui ou non l'information est importante et doit être stockée.Reste la question : comment l'adressage se fait-il pour que l'information soit retrouvée au bon moment ?Là, aucune hypothèse satisfaisante n'est en vue.Peut-on comparer le cerveau à un ordinateur ? Dans l'ordinateur, il y a une séparation entre la mémoire fonctionnelle (qu'elle soit vive ou du disque dur) et la puce qui la gère (même si la puce constitue elle-même une mémoire, de par sa structure).Notre cerveau semble fonctionner un peu différemment : les fonctions sont davantage superposées. Il n'y a pas d'un côté la puce et de l'autre la mémoire du disque dur. Probablement que les réseaux de neurones remplissent les deux fonctions en même temps.En résumé, la mémoire est stockée un peu partout dans le cerveau ?Oui, chaque région du cortex semble stocker le même type d'information qu'elle traite habituellement. Un des progrès de ces dix dernières années a été de réaliser à quel point la sous-spécialisation des régions du cortex est importante. C'est par exemple le cas des neurones du système visuel : chaque information visuelle est analysée en termes de couleur, de forme et de mouvement et c'est chaque fois une région différente qui stocke l'information pour laquelle elle est spécialisée. L'image globale semble reconstruite grâce à l'activation simultanée de ces différentes régions.Ensuite, il s'agit encore d'intégrer cela à un niveau supérieur ?Oui, il doit y avoir une intégration avec tout ce qui est codé dans les autres régions corticales, et une harmonisation avec des intégrations organisées à partir des autres régions. C'est peut-être de cette intégration extrêmement globale que naît ce que l'on appelle la conscience.Comment être sûr que la mémoire n'est que cela et rien d'autre ?Difficile d'être sûr de quoi que ce soit, dans ce domaine, dans la mesure où l'on essaie d'établir des relations entre des niveaux de complexité différents (comportements, réseaux cellulaires, molécules). Ce que l'on peut dire, c'est que des arguments très solides commencent à s'accumuler indiquant que la mémoire est liée à la plasticité synaptique et au fonctionnement de réseaux neuronaux.La conscienceQuel est le rapport entre mémoire et conscience ?Il est difficile d'imaginer une mémoire sans conscience : la mémoire est l'outil de la conscience. D'un point de vue physiologique, cependant, on se trouve à des états différents. La mémoire est plus locale : elle est liée, à l'intérieur de chaque région, aux mécanismes permettant à un ensemble de neurones de coder pour une information. Alors que la conscience se situe au niveau de l'intégration et de la coordination de l'activité entre différentes régions corticales.Ce travail de coordination effectué par la conscience est-il localisé dans le cerveau ?Selon la théorie la plus en vogue, plusieurs structures, dont le thalamus, génèrent des activités électriques rythmiques qui influencent l'ensemble du cortex. Avec comme résultat la mise en synchronie de groupes de neurones dans les différentes régions du cortex. Les neurones actifs en synchronie sont ceux qui représentent des informations pertinentes, autrement dit reliées les unes aux autres. C'est de cette espèce de synchronisation de l'information que naîtrait l'élément conscience.Cela, selon vous, suffit à expliquer une volonté libre, un «je» qui pense et qui fait des choix ?C'est l'étape d'intégration suivante. Mais cette étape n'est peut-être pas si éloignée de ce qui vient d'être dit.Elle apparaîtrait simplement avec la complexification de ces réseaux ?C'est peut-être une émergence qui résulte de la mise en relation de ces différents réseaux les uns avec les autres. Il n'est pas impossible que le «je» ne représente que cela.La véritable énigme, selon vous, serait celle de l'émergence ? Comme il y a émergence des propriétés biologiques à un certain niveau de complexification de la matière inerte, il y aurait émergence de la conscience par complexification du biologique ?C'est en tout cas une hypothèse qui peut être formulée, même si tout cela reste extrêmement mystérieux. Je ne suis pas sûr qu'on arrivera à trouver un substrat physiologique qui permettra de lier le «je» avec un ensemble de neurones. C'est là que la discussion va devenir des plus intéressantes. D'autant que progresser dans cette compréhension ne manquera pas de susciter des remises en question fondamentales.(Seconde partie : la semaine prochaine)Par ailleurs, avec l'âge la mémoire la mieux conservée est celle à très long terme. Là encore, pourquoi ?Nous n'avons aucune idée des mécanismes physiologiques qui font que cette mémoire extrêmement ancienne surgit plus facilement que les autres. Chez les patients qui souffrent de démence, il y a progressivement une destruction des réseaux. Des cellules meurent et interrompent ainsi des cascades de transmission. Quelles sont les cellules qui survivent, comment sont-elles connectées les unes aux autres ? Ces questions sont une piste à suivre pour comprendre pourquoi un certain type de mémoire à long terme persiste plus longtemps.Que sait-on de la mémoire à court terme ?Limitée à sept voire à dix éléments, cette mémoire n'est disponible que quelques minutes. On la teste par le nombre de mots retenus dans la dictée d'une liste. Elle sert par exemple à se souvenir de l'idée de départ lorsque l'on prononce une phrase. Si les éléments contenus par cette mémoire à court terme sont intéressants, la mémoire à long terme les récupère et les stocke.Connaît-on le fonctionnement de cette mémoire à court terme ?Pas précisément. Seule chose certaine : dans sa gestion, le cortex frontal joue un rôle crucial. Des neurones situés dans cette région restent actifs aussi longtemps que l'information persiste à l'esprit.MaladiesA-t-on découvert des liens entre pathologies psychiatriques et anomalies des réseaux de neurones ?Pour cela, il faudrait connaître les paramètres qui font qu'un réseau de neurones s'organise à un moment donné d'une manière bien particulière. Or, de cela, nous ignorons à peu près tout. Pour une maladie comme la schizophrénie, de nombreuses hypothèses ont été émises, basées sur des problèmes d'organisation des réseaux de neurones. Certains estiment qu'il existe quelque part un déficit qui empêche les réseaux de se développer d'une manière adéquate. Mais en réalité, nous n'avons pour le moment aucune explication structurelle de ces maladies.PharmacologieOn pourrait imaginer qu'un médicament facilite la création de nouvelles synapses ?Bien sûr, il n'est pas impossible que l'on découvre un facteur de croissance X qui favorise la croissance des arborisations dendritiques et la fabrication de synapses. Son utilisation aurait sans aucun doute des répercussions sur l'organisation et la complexification des réseaux de neurones.Sans que l'on sache exactement ce que cela entraînerait ?Effectivement. Mais l'espoir existe de découvrir des molécules réellement intéressantes dans leur façon de modifier les mécanismes liés à la mémoire.En particulier si l'on trouve des pathologies liées à ces molécules ?Oui. En arrière fond, se pose la question : comment une synapse se fabrique-t-elle ? Saisir les mécanismes de cette fabrication est important pour comprendre ensuite comment se constitue un réseau neuronal et comment il se renouvelle. A la clé, il y a la possibilité de remplacer des réseaux touchés par des processus pathologiques.Nous nous trouvons donc au début d'interventions beaucoup plus puissantes de la pharmacologie sur notre cerveau ?En réalité, nous ne sommes pas vraiment au début de cette aventure. Beaucoup de substances chimiques ont déjà été utilisées pour traiter les maladies du système nerveux, sans que l'on comprenne, et de loin, comment elles agissent. Prenez les neuroleptiques : les modifications qu'ils entraînent au niveau des récepteurs n'ont pas été estimées avec précision. Or il est vraisemblable qu'ils modifient l'organisation et l'architecture des neurones.AvenirUne question qui nous projette un peu plus dans l'avenir. Quel rôle voyez-vous aux greffes de cellules souches ? Leur utilisation va-t-elle se généraliser ?C'est une question à laquelle nous n'échapperons pas. Voyez le vieillissement : le problème principal, lorsqu'il touche notre cerveau, c'est la perte des neurones et donc des fonctions qu'ils sous-tendent. Les façons de résoudre ce problème ne sont pas légion. Je ne vois que deux axes intéressants. Un axe consiste à ajouter des cellules et de faire en sorte que ces cellules ajoutées se branchent dans les circuits qui sont déficients et remplacent la fonction atteinte. L'espoir d'utiliser cette approche est récent : Il est apparu à la suite de la découverte des possibilités des cellules-souches. Celles-ci sont capables de se diviser en des endroits précis mais aussi vraisemblablement de migrer à l'intérieur du cerveau vers des zones à forte densité de mort cellulaire.Ces cellules-souches se développent donc en suivant les stimuli et en prenant la place exacte des cellules qu'elles remplacent ?Les premiers résultats suggèrent que, effectivement, elles migrent dans les endroits adéquats, se différencient dans les types cellulaires de l'endroit où elles se trouvent et interagissent avec les autres cellules.Et cela que ce soit des cellules-souches que l'on a découvertes à l'intérieur du cerveau de l'adulte ou de cellules-souches embryonnaires clonées ?Oui, la potentialité est probablement la même quelle que soit la source des cellules-souches.C'est une véritable révolution conceptuelle de ces dernières années ?Oui.Comme le cerveau est l'organe le plus plastique de tous, il est peut-être celui où les possibilités pour les cellules greffées d'intégrer de façon fonctionnelle les endroits lésés sont les plus élevées ?C'est exactement cela : elles entrent en compétition avec les autres cellules et, en fonction de la manière avec laquelle l'activité se distribue dans les réseaux, elles prennent place dans le jeu des cellules. On peut donc imaginer que les propriétés de plasticité du cerveau facilitent leur intégration dans le circuit. Je suis persuadé que, dans cette direction-là, l'avenir est très important.Et le second axe ?Il consiste à générer des connexions entre la matière biologique et la matière électronique. L'idée est : lorsque les cellules nerveuses ayant la charge d'une information meurent, pourquoi ne pas traiter cette information par des moyens électroniques et intégrer ensuite cette information dans le cerveau sous différentes formes ?Mais est-on capable de développer des systèmes où les synapses sont directement en lien avec l'ordinateur ?Je ne sais pas si l'on arrivera à créer une espèce de synapse entre un neurone et une puce de silicium, par exemple. En revanche, des moyens électroniques sophistiqués capables de lire l'activité des cellules nerveuses existent déjà. Donc, il suffirait de déchiffrer l'activité de réseaux de cellules dans certaines régions pour ensuite traiter cette information dans des ordinateurs et finalement la réintroduire dans ces réseaux à travers des signaux électriques complexes. On pourrait aussi utiliser des neurotransmetteurs, mais ce serait probablement beaucoup plus compliqué. C'est un domaine tout à fait ouvert. Le problème consiste avant tout à trouver des moyens de traiter l'information par des méthodes électroniques qui sont comparables à ce que notre cerveau fait. Mais c'est une question de temps. Quand on voit l'évolution des ordinateurs depuis vingt ans, on se dit qu'on a toutes les chances d'être surpris par la capacité qu'ils auront dans vingt années supplémentaires.Une des voies explorée pour rendre les ordinateurs plus performants est l'imitation du système neuronal. Peut-être, donc, que progresser dans la compréhension du cerveau permettra de créer d'autres types d'ordinateurs. Ce ne serait pas la première fois que l'homme progresserait en imitant la nature.C'est vrai. Le problème de l'ordinateur actuel, c'est qu'il est limité par des éléments physiques fixes. Ce n'est pas le cas des cellules nerveuses qui reconstruisent continuellement leurs contacts synaptiques, remodèlent leurs connexions, changent sans cesse de «partenaire». Si nous arrivions à transposer ce genre de caractéristiques à des circuits électroniques, nous risquerions d'être surpris de ce que ces circuits seraient capables de faire.Pensez-vous que ce qu'on appelle conscience pourrait un jour émerger d'un ordinateur ?Je ne serais pas franchement surpris. Qu'est-ce que la conscience ? Est-ce quelque chose qui transcende la biologie ou non ? Voilà une question à laquelle personne n'a de réponse. Mais imaginer que la conscience émerge de la complexité du traitement de l'information n'est pas totalement absurde. Si on arrive à développer des ordinateurs qui traitent en parallèle l'information de manière aussi compliquée que le fait le cerveau, il n'est pas exclu qu'il émerge de cela une espèce de conscience.SingesQuelle différence entre la conscience d'un homme et celle d'un singe évolué ? L'homme a-t-il des structures cérébrales que l'animal ne possède pas ?Si l'on compare le cerveau d'un homme à celui d'un singe, il n'y a aucune structure fondamentalement différente. Même le cerveau d'un rat a énormément d'analogie avec celui de l'homme. Il y a moins de cellules c'est vrai, la complexité est moindre, le cortex préfrontal est moins développé, mais à la fin, quelle similitude !Un cerveau humain a-t-il plus de synapses par neurone qu'un cerveau animal ?Non : la différence découle plutôt du nombre de cellules et de la complexité des réseaux.Si un homme a deux fois plus de neurones qu'un singe, quelle est la répercussion sur la complexité ? Est-ce qu'elle croît au carré ?Même davantage. Chaque neurone est interconnecté avec environ 10 000 autres cellules : dans ces conditions, doubler le nombre de neurones représente un facteur d'au moins 104 voire 105 de plus de complexité. Celle-ci progresse donc extrêmement vite.On peut donc imaginer qu'il y a eu un seuil critique où est apparue la conscience humaine. Mais l'animal a lui aussi une certaine conscience ?Il y a 20 ans, on considérait que l'homme, grâce à sa conscience, était radicalement différent de l'animal. Mais depuis, on a beaucoup appris en observant les grands singes. Et on est bien obligé d'admettre que certains sont capables d'apprendre des formes de langage parlé et d'interagir avec des êtres humains en utilisant un langage qui possède un certain degré d'abstraction. Je suis donc convaincu que la conscience existe chez certains animaux, en tout cas à un certain degré.InstinctAutre question : comment s'y prend la génétique pour programmer la mémoire liée à l'instinct ?Lorsque l'on regarde l'organisation du cerveau, on se rend compte que, pour une espèce donnée, certaines régions sont toujours de la même façon en contact les unes avec les autres. L'organisation de ces régions est déterminée génétiquement et il est probable que c'est à travers ces schémas de base que s'établissent les comportements réflexes.Dans des débats philosophiques récents, qui ont connu un grand retentissement, certains affirment que le temps est venu de transformer génétiquement l'espèce humaine pour lui enlever son agressivité, notamment sa cruauté de groupe. Le philosophe allemand Sloterdijk a lancé une polémique à ce propos. A-t-on les capacités de faire une chose pareille ?On en est loin. Personne ne sait véritablement où se trouvent les structures responsables de l'agressivité, ni encore moins comment les changer. La seule chose que l'on pourrait faire pour le moment, c'est jouer à l'apprenti sorcier en détruisant des structures un peu au hasard pour voir ce qu'il se passe. Ce ne serait évidemment pas éthiquement acceptable. D'autant que si l'agressivité a certes des aspects négatifs, elle en a aussi des positifs. L'agressivité représente probablement une espèce de «moteur» de notre comportement, y compris pour des notions comme le dépassement de soi, le besoin de se comprendre et de comprendre son environnement.LangageLe rôle du langage, que ce soit dans la mémoire, dans la conscience ou encore dans la capacité d'exprimer certaines émotions propres à l'homme, a été beaucoup discuté. Peut-on dire que le langage, qui est une mémoire collective externe, modifie la façon dont le cerveau stocke la mémoire ? Sa structure grammaticale peut-elle aider les réseaux de synapses à se construire ?Il est évident que le langage est la clé du fonctionnement du cerveau humain.Il y a la fameuse discussion : est-ce le langage qui précède la pensée ou la pensée qui précède le langage ?Aucune véritable réponse n'existe. Comme déjà dit, il existe une part de hasard dans l'évolution et souvent deux phénomènes évoluent de pair, l'un influençant l'autre. Le langage sans la pensée ne sert pas à grand chose mais la pensée a besoin du langage. L'un stimule l'autre.Que l'homme, dans son histoire, ait développé un langage change beaucoup à ce qui fait «l'être homme». Le langage et la culture font partie du patrimoine de mémoire qui constituent l'homme, davantage peut-être que l'ADN.Le langage fait en tout cas partie du système que l'homme a développé pour gérer l'information. Grâce au langage, de nouveaux outils sont apparus : des symboles, des représentations. Et c'est cela qui est important pour le fonctionnement complexe du cerveau.Au-dessus du langage, il y a l'art, la culture Il s'agit d'un niveau d'intégration supérieur.Une autre boucle incertaine s'ouvre à ce niveau-là ?Oui : un domaine différent, mais tout aussi passionnant.
Professeur Muller, quelle interrogation était à l'origine de votre travail ?
La question qui nous a fascinés, il y a une dizaine d'années, lorsque nous avons démarré ce travail, était de comprendre ce qui permet à notre cerveau d'être très stable il est capable de mémoriser des informations pendant une vie entière et, en même temps, d'être extrêmement plastique à même de s'adapter rapidement. Cette double propriété du cerveau nous a poussés à nous intéresser à la relation entre structure et fonction cérébrales.
Pourquoi d'emblée s'intéresser à la structure du cerveau ?
Prenez la complexité de l'arborisation dendritique d'un neurone. On sait qu'une partie importante de ses composants, y compris les récepteurs synaptiques, est renouvelée toutes les 48 heures. Comment, dans ce système en perpétuel renouvellement, un phénomène comme la mémoire peut-il rester stable à long terme ? L'explication biochimique convient mal. Nous nous sommes dit que la structure devait intervenir.
Quelle a donc été votre démarche ?
Notre hypothèse était que la stabilité des fonctions repose sur l'organisation architecturale des réseaux neuronaux. Et que les changements de fonctions sont liés à des changements de structure. C'est pour vérifier cela que nous avons cherché à déterminer si les neurones fabriquent de nouveaux contacts synaptiques et remodèlent leur organisation tridimensionnelle en fonction des stimuli qu'ils reçoivent. Le résultat est somme toute assez encourageant.
En pratique, comment avez-vous procédé ?
Notre modèle utilise des tranches de cerveau de rat maintenues en culture. Nous avons vu que si nous stimulons régulièrement un neurone via un de ses voisins, ses synapses se modifient : leurs membranes changent d'aspect, puis des contacts synaptiques se dupliquent. Autrement dit, en réponse aux stimuli qu'ils reçoivent, les neurones créent de nouvelles connexions synaptiques.
Au fond, le cerveau se comporte un peu comme les muscles : il réagit à la stimulation en augmentant ses capacités morphologiques ?
Oui : dire que nous avons un muscle dans la tête n'est donc pas complètement absurde ! Mais le concept le plus en vogue est celui de compétition. On sait depuis longtemps qu'il joue un grand rôle dans la période de développement : le cerveau embryonnaire commence par créer une grande quantité de neurones, puis il semble que ceux qui ne prennent pas d'importance dans le fonctionnement du système meurent. Or, il n'est pas impossible qu'au-delà de cette phase de développement, chez l'adulte, le phénomène de compétition continue de jouer un rôle très important. La compétition s'exercerait alors non plus au niveau de l'existence des neurones, mais à celui de l'apparition ou de la disparition de synapses.
Plasticité
Etonnante, cette vision d'un cerveau qui n'arrête pas de créer ou de supprimer d'immenses quantités de contacts synaptiques. Serait-il l'organe le plus plastique du corps ?
Oui. La grande souplesse de fonction du cerveau apparaît comme une évidence. Mais ce qui est nouveau, c'est de penser qu'il est extrêmement plastique dans sa structure, au niveau de l'architecture des neurones et même de l'organisation de réseaux neuronaux.
Par quel mécanisme une synapse se développe-t-elle ? Pourquoi un neurone, à un moment donné, crée-t-il des synapses avec telle cellule et non pas telle autre ?
On est loin de le comprendre exactement. On sait que le fait de bloquer certains récepteurs pousse les neurones à développer davantage de contacts synaptiques : ne recevant plus assez de signaux, ils essaient d'accroître leurs relations pour en recevoir plus. Et s'ils en reçoivent trop, ils font l'inverse : ils diminuent leurs arborisations dendritiques. Un autre phénomène est la compétition entre les informations qui surviennent : le neurone privilégie celles qui arrivent dans des conditions bien précises, celles qui sont considérées comme étant «signifiantes».
Le neurone joue donc un rôle central : c'est lui qui semble décider où et pourquoi il doit créer une synapse ?
Que ce soit uniquement le neurone qui décide, cela n'est pas sûr. Son rôle est certes central : il active des programmes génétiques qui lui font changer sa structure ou synthétiser un certain nombre de protéines. Mais l'environnement dans lequel il se trouve l'influence aussi. De nombreux signaux (différents facteurs, hormones, transmetteurs) guident sa machinerie en lui communiquant des informations du genre : les «choses intéressantes se passent plutôt de ce côté-là et non de l'autre côté». Entre les cellules nerveuses existe donc une forme de dialogue, très intense.
Mémoire
Il n'est pas impossible que le nombre de synapses et la structure des connexions synaptiques jouent un rôle dans ce que nous appelons mémoire ?
C'est une hypothèse. Mémoriser consisterait à fabriquer des connexions entre des groupes de cellules nerveuses. La mémoire pourrait être une activité conjointe, organisée, synchrone, qui impliquerait un ensemble de cellules nerveuses dans une région bien précise.
Est-on certain qu'il existe assez de complexité dans l'architecture synaptique pour expliquer l'ensemble de la mémoire qu'un être humain peut posséder ?
C'est une question mathématique difficile. Mais je pense que oui. Notre système nerveux se compose de 100 milliards de cellules nerveuses, chacune ayant en moyenne 10 000 synapses. Autrement dit, nous avons entre 1015 et 1016 synapses dans le cerveau. Ce qui représente un potentiel extraordinairement important pour stocker l'information.
Que sait-on de l'aspect moléculaire de la mémoire ? En plus de leur structure synaptique, les cellules stockent-elles des substances chargées d'information ?
Si l'on mémorise à travers la fabrication de contacts synaptiques, cela demande une machinerie complexe, et donc l'implication de nombreuses molécules : il faut que les membranes se réorganisent, que le cytosquelette participe à la nouvelle architecture, que des récepteurs soient mis en place au niveau des membranes de manière adéquate. Mais aussi que l'interface avec les autres neurones et les cellules gliales se restructure. Des molécules qui favorisent ou influencent ces mécanismes existent donc, mais aucune n'est réellement responsable de la mémoire. La «molécule» de la mémoire est un leurre.
Certains voient pourtant les choses ainsi ?
C'est une hypothèse que l'on pouvait avancer il y a quinze ou vingt ans. On se disait : peut-être que la mémoire consiste en la fabrication d'une protéine qui contient une information. De plus en plus, on s'oriente vers un modèle beaucoup plus complexe.
Quel est le déroulement du stockage de la mémoire ?
Prenons un exemple simple : une voiture rouge. Il y a la notion de voiture et celle de couleur. Ces deux éléments sont stockés dans deux régions différentes. Dans ces deux régions, le stockage se fait sous la forme d'un groupe de neurones qui déchargent de manière synchrone, ou au moins coordonnée, et codent le terme de voiture et le terme de rouge. Si les deux groupes sont activés en même temps, cela donne la notion de voiture rouge.
Dès lors, il faut une autre mémoire pour remettre ensemble ces différents morceaux d'information ?
Oui, il faut un système de codage de la distribution de l'information.
Comment fonctionne-t-il ?
Le détail nous échappe encore. Mais on sait que l'hippocampe est une structure importante pour stocker l'information. Si on le détruit, le cerveau n'est plus capable de faire ce stockage. Une des hypothèses actuelles est que le cortex hippocampal mettrait en relation l'information qui vient des différentes régions corticales information sensorielle ou consciente avec l'information qui provient des systèmes limbiques et des centres importants pour le contrôle de l'émotion.
De l'immense quantité d'informations que notre cerveau reçoit ou gère, pourquoi en mémorise-t-il certaines plutôt que d'autres ?
C'est justement ce deuxième type d'information qui donnerait la connotation affective qui détermine si oui ou non l'information est importante et doit être stockée.
Reste la question : comment l'adressage se fait-il pour que l'information soit retrouvée au bon moment ?
Là, aucune hypothèse satisfaisante n'est en vue.
Peut-on comparer le cerveau à un ordinateur ? Dans l'ordinateur, il y a une séparation entre la mémoire fonctionnelle (qu'elle soit vive ou du disque dur) et la puce qui la gère (même si la puce constitue elle-même une mémoire, de par sa structure).
Notre cerveau semble fonctionner un peu différemment : les fonctions sont davantage superposées. Il n'y a pas d'un côté la puce et de l'autre la mémoire du disque dur. Probablement que les réseaux de neurones remplissent les deux fonctions en même temps.
En résumé, la mémoire est stockée un peu partout dans le cerveau ?
Oui, chaque région du cortex semble stocker le même type d'information qu'elle traite habituellement. Un des progrès de ces dix dernières années a été de réaliser à quel point la sous-spécialisation des régions du cortex est importante. C'est par exemple le cas des neurones du système visuel : chaque information visuelle est analysée en termes de couleur, de forme et de mouvement et c'est chaque fois une région différente qui stocke l'information pour laquelle elle est spécialisée. L'image globale semble reconstruite grâce à l'activation simultanée de ces différentes régions.
Ensuite, il s'agit encore d'intégrer cela à un niveau supérieur ?
Oui, il doit y avoir une intégration avec tout ce qui est codé dans les autres régions corticales, et une harmonisation avec des intégrations organisées à partir des autres régions. C'est peut-être de cette intégration extrêmement globale que naît ce que l'on appelle la conscience.
Comment être sûr que la mémoire n'est que cela et rien d'autre ?
Difficile d'être sûr de quoi que ce soit, dans ce domaine, dans la mesure où l'on essaie d'établir des relations entre des niveaux de complexité différents (comportements, réseaux cellulaires, molécules). Ce que l'on peut dire, c'est que des arguments très solides commencent à s'accumuler indiquant que la mémoire est liée à la plasticité synaptique et au fonctionnement de réseaux neuronaux.
La conscience
Quel est le rapport entre mémoire et conscience ?
Il est difficile d'imaginer une mémoire sans conscience : la mémoire est l'outil de la conscience. D'un point de vue physiologique, cependant, on se trouve à des états différents. La mémoire est plus locale : elle est liée, à l'intérieur de chaque région, aux mécanismes permettant à un ensemble de neurones de coder pour une information. Alors que la conscience se situe au niveau de l'intégration et de la coordination de l'activité entre différentes régions corticales.
Ce travail de coordination effectué par la conscience est-il localisé dans le cerveau ?
Selon la théorie la plus en vogue, plusieurs structures, dont le thalamus, génèrent des activités électriques rythmiques qui influencent l'ensemble du cortex. Avec comme résultat la mise en synchronie de groupes de neurones dans les différentes régions du cortex. Les neurones actifs en synchronie sont ceux qui représentent des informations pertinentes, autrement dit reliées les unes aux autres. C'est de cette espèce de synchronisation de l'information que naîtrait l'élément conscience.
Cela, selon vous, suffit à expliquer une volonté libre, un «je» qui pense et qui fait des choix ?
C'est l'étape d'intégration suivante. Mais cette étape n'est peut-être pas si éloignée de ce qui vient d'être dit.
Elle apparaîtrait simplement avec la complexification de ces réseaux ?
C'est peut-être une émergence qui résulte de la mise en relation de ces différents réseaux les uns avec les autres. Il n'est pas impossible que le «je» ne représente que cela.
La véritable énigme, selon vous, serait celle de l'émergence ? Comme il y a émergence des propriétés biologiques à un certain niveau de complexification de la matière inerte, il y aurait émergence de la conscience par complexification du biologique ?
C'est en tout cas une hypothèse qui peut être formulée, même si tout cela reste extrêmement mystérieux. Je ne suis pas sûr qu'on arrivera à trouver un substrat physiologique qui permettra de lier le «je» avec un ensemble de neurones. C'est là que la discussion va devenir des plus intéressantes. D'autant que progresser dans cette compréhension ne manquera pas de susciter des remises en question fondamentales.
(Seconde partie : la semaine prochaine)
Par ailleurs, avec l'âge la mémoire la mieux conservée est celle à très long terme. Là encore, pourquoi ?
Nous n'avons aucune idée des mécanismes physiologiques qui font que cette mémoire extrêmement ancienne surgit plus facilement que les autres. Chez les patients qui souffrent de démence, il y a progressivement une destruction des réseaux. Des cellules meurent et interrompent ainsi des cascades de transmission. Quelles sont les cellules qui survivent, comment sont-elles connectées les unes aux autres ? Ces questions sont une piste à suivre pour comprendre pourquoi un certain type de mémoire à long terme persiste plus longtemps.
Que sait-on de la mémoire à court terme ?
Limitée à sept voire à dix éléments, cette mémoire n'est disponible que quelques minutes. On la teste par le nombre de mots retenus dans la dictée d'une liste. Elle sert par exemple à se souvenir de l'idée de départ lorsque l'on prononce une phrase. Si les éléments contenus par cette mémoire à court terme sont intéressants, la mémoire à long terme les récupère et les stocke.
Connaît-on le fonctionnement de cette mémoire à court terme ?
Pas précisément. Seule chose certaine : dans sa gestion, le cortex frontal joue un rôle crucial. Des neurones situés dans cette région restent actifs aussi longtemps que l'information persiste à l'esprit.
Maladies
A-t-on découvert des liens entre pathologies psychiatriques et anomalies des réseaux de neurones ?
Pour cela, il faudrait connaître les paramètres qui font qu'un réseau de neurones s'organise à un moment donné d'une manière bien particulière. Or, de cela, nous ignorons à peu près tout. Pour une maladie comme la schizophrénie, de nombreuses hypothèses ont été émises, basées sur des problèmes d'organisation des réseaux de neurones. Certains estiment qu'il existe quelque part un déficit qui empêche les réseaux de se développer d'une manière adéquate. Mais en réalité, nous n'avons pour le moment aucune explication structurelle de ces maladies.
Pharmacologie
On pourrait imaginer qu'un médicament facilite la création de nouvelles synapses ?
Bien sûr, il n'est pas impossible que l'on découvre un facteur de croissance X qui favorise la croissance des arborisations dendritiques et la fabrication de synapses. Son utilisation aurait sans aucun doute des répercussions sur l'organisation et la complexification des réseaux de neurones.
Sans que l'on sache exactement ce que cela entraînerait ?
Effectivement. Mais l'espoir existe de découvrir des molécules réellement intéressantes dans leur façon de modifier les mécanismes liés à la mémoire.
En particulier si l'on trouve des pathologies liées à ces molécules ?
Oui. En arrière fond, se pose la question : comment une synapse se fabrique-t-elle ? Saisir les mécanismes de cette fabrication est important pour comprendre ensuite comment se constitue un réseau neuronal et comment il se renouvelle. A la clé, il y a la possibilité de remplacer des réseaux touchés par des processus pathologiques.
Nous nous trouvons donc au début d'interventions beaucoup plus puissantes de la pharmacologie sur notre cerveau ?
En réalité, nous ne sommes pas vraiment au début de cette aventure. Beaucoup de substances chimiques ont déjà été utilisées pour traiter les maladies du système nerveux, sans que l'on comprenne, et de loin, comment elles agissent. Prenez les neuroleptiques : les modifications qu'ils entraînent au niveau des récepteurs n'ont pas été estimées avec précision. Or il est vraisemblable qu'ils modifient l'organisation et l'architecture des neurones.
Avenir
Une question qui nous projette un peu plus dans l'avenir. Quel rôle voyez-vous aux greffes de cellules souches ? Leur utilisation va-t-elle se généraliser ?
C'est une question à laquelle nous n'échapperons pas. Voyez le vieillissement : le problème principal, lorsqu'il touche notre cerveau, c'est la perte des neurones et donc des fonctions qu'ils sous-tendent. Les façons de résoudre ce problème ne sont pas légion. Je ne vois que deux axes intéressants. Un axe consiste à ajouter des cellules et de faire en sorte que ces cellules ajoutées se branchent dans les circuits qui sont déficients et remplacent la fonction atteinte. L'espoir d'utiliser cette approche est récent : Il est apparu à la suite de la découverte des possibilités des cellules-souches. Celles-ci sont capables de se diviser en des endroits précis mais aussi vraisemblablement de migrer à l'intérieur du cerveau vers des zones à forte densité de mort cellulaire.
Ces cellules-souches se développent donc en suivant les stimuli et en prenant la place exacte des cellules qu'elles remplacent ?
Les premiers résultats suggèrent que, effectivement, elles migrent dans les endroits adéquats, se différencient dans les types cellulaires de l'endroit où elles se trouvent et interagissent avec les autres cellules.
Et cela que ce soit des cellules-souches que l'on a découvertes à l'intérieur du cerveau de l'adulte ou de cellules-souches embryonnaires clonées ?
Oui, la potentialité est probablement la même quelle que soit la source des cellules-souches.
C'est une véritable révolution conceptuelle de ces dernières années ?
Oui.
Comme le cerveau est l'organe le plus plastique de tous, il est peut-être celui où les possibilités pour les cellules greffées d'intégrer de façon fonctionnelle les endroits lésés sont les plus élevées ?
C'est exactement cela : elles entrent en compétition avec les autres cellules et, en fonction de la manière avec laquelle l'activité se distribue dans les réseaux, elles prennent place dans le jeu des cellules. On peut donc imaginer que les propriétés de plasticité du cerveau facilitent leur intégration dans le circuit. Je suis persuadé que, dans cette direction-là, l'avenir est très important.
Et le second axe ?
Il consiste à générer des connexions entre la matière biologique et la matière électronique. L'idée est : lorsque les cellules nerveuses ayant la charge d'une information meurent, pourquoi ne pas traiter cette information par des moyens électroniques et intégrer ensuite cette information dans le cerveau sous différentes formes ?
Mais est-on capable de développer des systèmes où les synapses sont directement en lien avec l'ordinateur ?
Je ne sais pas si l'on arrivera à créer une espèce de synapse entre un neurone et une puce de silicium, par exemple. En revanche, des moyens électroniques sophistiqués capables de lire l'activité des cellules nerveuses existent déjà. Donc, il suffirait de déchiffrer l'activité de réseaux de cellules dans certaines régions pour ensuite traiter cette information dans des ordinateurs et finalement la réintroduire dans ces réseaux à travers des signaux électriques complexes. On pourrait aussi utiliser des neurotransmetteurs, mais ce serait probablement beaucoup plus compliqué. C'est un domaine tout à fait ouvert. Le problème consiste avant tout à trouver des moyens de traiter l'information par des méthodes électroniques qui sont comparables à ce que notre cerveau fait. Mais c'est une question de temps. Quand on voit l'évolution des ordinateurs depuis vingt ans, on se dit qu'on a toutes les chances d'être surpris par la capacité qu'ils auront dans vingt années supplémentaires.
Une des voies explorée pour rendre les ordinateurs plus performants est l'imitation du système neuronal. Peut-être, donc, que progresser dans la compréhension du cerveau permettra de créer d'autres types d'ordinateurs. Ce ne serait pas la première fois que l'homme progresserait en imitant la nature.
C'est vrai. Le problème de l'ordinateur actuel, c'est qu'il est limité par des éléments physiques fixes. Ce n'est pas le cas des cellules nerveuses qui reconstruisent continuellement leurs contacts synaptiques, remodèlent leurs connexions, changent sans cesse de «partenaire». Si nous arrivions à transposer ce genre de caractéristiques à des circuits électroniques, nous risquerions d'être surpris de ce que ces circuits seraient capables de faire.
Pensez-vous que ce qu'on appelle conscience pourrait un jour émerger d'un ordinateur ?
Je ne serais pas franchement surpris. Qu'est-ce que la conscience ? Est-ce quelque chose qui transcende la biologie ou non ? Voilà une question à laquelle personne n'a de réponse. Mais imaginer que la conscience émerge de la complexité du traitement de l'information n'est pas totalement absurde. Si on arrive à développer des ordinateurs qui traitent en parallèle l'information de manière aussi compliquée que le fait le cerveau, il n'est pas exclu qu'il émerge de cela une espèce de conscience.
Singes
Quelle différence entre la conscience d'un homme et celle d'un singe évolué ? L'homme a-t-il des structures cérébrales que l'animal ne possède pas ?
Si l'on compare le cerveau d'un homme à celui d'un singe, il n'y a aucune structure fondamentalement différente. Même le cerveau d'un rat a énormément d'analogie avec celui de l'homme. Il y a moins de cellules c'est vrai, la complexité est moindre, le cortex préfrontal est moins développé, mais à la fin, quelle similitude !
Un cerveau humain a-t-il plus de synapses par neurone qu'un cerveau animal ?
Non : la différence découle plutôt du nombre de cellules et de la complexité des réseaux.
Si un homme a deux fois plus de neurones qu'un singe, quelle est la répercussion sur la complexité ? Est-ce qu'elle croît au carré ?
Même davantage. Chaque neurone est interconnecté avec environ 10 000 autres cellules : dans ces conditions, doubler le nombre de neurones représente un facteur d'au moins 104 voire 105 de plus de complexité. Celle-ci progresse donc extrêmement vite.
On peut donc imaginer qu'il y a eu un seuil critique où est apparue la conscience humaine. Mais l'animal a lui aussi une certaine conscience ?
Il y a 20 ans, on considérait que l'homme, grâce à sa conscience, était radicalement différent de l'animal. Mais depuis, on a beaucoup appris en observant les grands singes. Et on est bien obligé d'admettre que certains sont capables d'apprendre des formes de langage parlé et d'interagir avec des êtres humains en utilisant un langage qui possède un certain degré d'abstraction. Je suis donc convaincu que la conscience existe chez certains animaux, en tout cas à un certain degré.
Instinct
Autre question : comment s'y prend la génétique pour programmer la mémoire liée à l'instinct ?
Lorsque l'on regarde l'organisation du cerveau, on se rend compte que, pour une espèce donnée, certaines régions sont toujours de la même façon en contact les unes avec les autres. L'organisation de ces régions est déterminée génétiquement et il est probable que c'est à travers ces schémas de base que s'établissent les comportements réflexes.
Dans des débats philosophiques récents, qui ont connu un grand retentissement, certains affirment que le temps est venu de transformer génétiquement l'espèce humaine pour lui enlever son agressivité, notamment sa cruauté de groupe. Le philosophe allemand Sloterdijk a lancé une polémique à ce propos. A-t-on les capacités de faire une chose pareille ?
On en est loin. Personne ne sait véritablement où se trouvent les structures responsables de l'agressivité, ni encore moins comment les changer. La seule chose que l'on pourrait faire pour le moment, c'est jouer à l'apprenti sorcier en détruisant des structures un peu au hasard pour voir ce qu'il se passe. Ce ne serait évidemment pas éthiquement acceptable. D'autant que si l'agressivité a certes des aspects négatifs, elle en a aussi des positifs. L'agressivité représente probablement une espèce de «moteur» de notre comportement, y compris pour des notions comme le dépassement de soi, le besoin de se comprendre et de comprendre son environnement.
Langage
Le rôle du langage, que ce soit dans la mémoire, dans la conscience ou encore dans la capacité d'exprimer certaines émotions propres à l'homme, a été beaucoup discuté. Peut-on dire que le langage, qui est une mémoire collective externe, modifie la façon dont le cerveau stocke la mémoire ? Sa structure grammaticale peut-elle aider les réseaux de synapses à se construire ?
Il est évident que le langage est la clé du fonctionnement du cerveau humain.
Il y a la fameuse discussion : est-ce le langage qui précède la pensée ou la pensée qui précède le langage ?
Aucune véritable réponse n'existe. Comme déjà dit, il existe une part de hasard dans l'évolution et souvent deux phénomènes évoluent de pair, l'un influençant l'autre. Le langage sans la pensée ne sert pas à grand chose mais la pensée a besoin du langage. L'un stimule l'autre.
Que l'homme, dans son histoire, ait développé un langage change beaucoup à ce qui fait «l'être homme». Le langage et la culture font partie du patrimoine de mémoire qui constituent l'homme, davantage peut-être que l'ADN.
Le langage fait en tout cas partie du système que l'homme a développé pour gérer l'information. Grâce au langage, de nouveaux outils sont apparus : des symboles, des représentations. Et c'est cela qui est important pour le fonctionnement complexe du cerveau.
Au-dessus du langage, il y a l'art, la culture ...
Il s'agit d'un niveau d'intégration supérieur.
Une autre boucle incertaine s'ouvre à ce niveau-là ?
Oui : un domaine différent, mais tout aussi passionnant.
Que se passe-t-il dans le cerveau lorsque nous apprenons ? Où la mémoire se loge-t-elle ? Et surtout, en quoi consiste-t-elle, sur quel support est-elle inscrite dans nos cellules cérébrales ? Ces questions sont au cur des travaux d'un chercheur genevois, Dominique Muller, qui a publié, dans la revue Nature du 25 novembre 1999, d'importants résultats concernant les mécanismes de la mémoire. Pour la première fois, il a, avec son équipe, réussi à visualiser les modifications cellulaires qui apparaissent lors de la mémorisation.
Partant de la compréhension du cerveau qui découle de cette recherche, l'interview qui suit est une discussion à propos des nouvelles possibilités d'action sur le cerveau, de la lutte contre la perte de mémoire liée au vieillissement ou encore du statut neurobiologique de la conscience.