Demander à un groupe international d'experts d'évaluer l'enseignement de la médecine dans notre petite Suisse, c'était une bonne idée. Une idée un peu forcée, remarquez, puisque sans cette expertise, l'enseignement suisse de la médecine ne serait plus reconnu au plan international et nous ne pourrions par exemple plus échanger des étudiants avec les Etats-Unis. Vous voyez un peu l'humiliation.Et que disent-ils, ces experts ? Que tout va bien dans nos cinq facultés de médecine ? Malheureusement non. Leurs conclusions ont été rendues public la semaine dernière. Pas très brillantes. En gros (et en transposant) nos facultés sont décrites comme des pensionnats tenus par des vieilles filles genre bas bleus fermées aux méthodes nouvelles. L'enseignement y est trop scolaire (apprentissage par problèmes sous-développé et cours exagérément rigides), manque d'indépendance (leurs relations avec les hôpitaux universitaires sont trop serviles) et s'appuie sur une informatisation à la petite semaine. Certaines facultés, comme Genève, s'en sortent certes mieux que d'autres. Mais Genève, qui s'est lancée dans la réforme des études de médecine la plus audacieuse de Suisse, souffre d'un mal insidieux, le pire de tous, si on lit entre les lignes le rapport des experts : «la résistance et le cynisme envers les études réformées de quelques rares directeurs de département».***Que ça coince du côté du changement n'étonnera que les ignorants du système d'enseignement de la médecine. A peine envisagée, la moindre réforme suscite chez nous tout un lot de résistances réflexes. Celle des professeurs, qui tiennent à l'organisation féodale de l'université comme à la prunelle de leurs yeux. Celle des hôpitaux universitaires, aussi portés au changement qu'un paysan obwaldien. Celle des gouvernements cantonaux, pour qui le moindre morceau de pouvoir est un os à défendre toutes canines dehors. Celle de la médecine, enfin, ce bastion de conservatisme qui, ces temps, a de puissantes raisons de préférer le passé au futur.Cela dit, il faut reconnaître que de bons motifs peuvent soutenir la résistance au changement. Par exemple : pourquoi les oracles des experts internationaux représenteraient-ils l'unique voie de réforme ? On con-naît la propension des experts à se tromper... Et puis, pourquoi toutes les facultés de médecine du monde ou d'un pays devraient-elles se ressembler ? Se méfier de ce qui pourrait y avoir, chez ces experts en enseignement, de pensée unique mondialisée, ce n'est pas faire de la résistance. C'est exercer son esprit critique. Dans l'enseignement comme ailleurs, la diversité constitue une valeur fondamentale.Pour toutes ces raisons, comme l'avoue la faculté de Genève, «très peu de facultés de médecine traditionnelles dans le monde ont réussi à introduire et à faire durer un changement substantiel de leur programme». Quoi qu'il arrive, au moins, nous ne ferons pas de complexe.***L'intérêt de la réforme défendue par les experts, c'est qu'elle cherche à déstabiliser l'étudiant jusque là nourri à la mamelle de l'obéissance. Au terme de sa formation, basée sur un apprentissage par problèmes, il devrait suprême qualité ! savoir penser de façon autonome, libre, tranchante. Finie l'époque où étudier la médecine revenait à se constituer un petit stock d'informations valables au moment des études. L'important, désormais, c'est de s'intéresser à la source : l'étudiant doit comprendre comment s'élabore la science médicale pratique et savoir l'acquérir lui-même. Seul ce renversement dans l'apprentissage, estiment les experts-réformateurs, lui évitera de se faire larguer par le flux du progrès ou pire de devenir une marionnette dont les assureurs et les groupes d'informations tirent les ficelles.Oui, mais former des hommes libres est un programme complexe. Les méthodes pédagogiques ne suffisent pas. L'apprentissage par problèmes, même lui, peut devenir une idéologie. Attention à cela.***Pour en augmenter la pertinence, il faut, disent les experts, «médicaliser systématiquement l'enseignement des sciences de base». En voilà une bonne idée. Mais c'est une sacrée révolution. La physique et la chimie dont les anciennes générations d'étudiants en médecine se sont bourrées le crâne n'avaient pratiquement aucun lien avec la pratique médicale. Elles avaient un double rôle implicite : sélectionner les meilleurs étudiants (ce qui supposait étrangement qu'un bon physicien ou chimiste fasse un bon médecin) et leur donner une «culture générale». Plus profondément, c'était un rite de passage qui contribuait à donner à la médecine son mystère et peut-être son prestige (l'inutile est toujours prestigieux). Foin de mystère, désormais : il s'agit de former de bons professionnels.***Autre proposition des experts : «étendre les interactions [des étudiants] avec les médecins praticiens». Nous voici au coeur du problème : les études de médecine forment dans le moule hospitalier des médecins qui, pour la plupart, se consacreront à la médecine ambulatoire en pratique privée. Modèle inadapté et dépassé, dont le seul avantage est la production, en fin d'études, d'assistants prêts au travail hospitalier. La façon de pratiquer la médecine en cabinet n'est pas la même qu'en hôpital universitaire, et c'est à cela qu'il faut préparer les futurs praticiens. Ici, les experts défendent des solutions trop timides. C'est une vraie révolution qu'il faudrait.***Et si, par curiosité, nous invitions des experts étrangers à venir évaluer la médecine pratiquée en cabinet ? Comme ils l'ont fait avec les facultés, ils nous demanderaient, pour commencer, de faire une autoévaluation. Il nous faudrait avouer ce que sont, à nos yeux, nos points faibles et forts. Notre formation ? Peu adaptée. Notre formation continue ? Un bricolage pas très sérieux. La qualité des soins ? Ah, là oui : une des meilleures au monde, mais avec beaucoup de gaspillage. Nous dirions qu'il y a du bonheur dans notre médecine. Mais nous nous plaindrions de l'ingérence des assureurs dans la pratique. De la compétition accrue entre nous. D'une déprime collective, à cause des perspectives financières d'avenir. D'une image de notre profession qui a tendance à se dégrader.Quant aux experts, ils nous recommanderaient peut-être de rester unis, de développer des façons originales de travailler en réseaux, et de ne pas avoir peur d'affirmer une image forte. Bref, de suivre cette «alliance de la révolte et de la mesure» qui constitue la démarche juste, comme dirait Finkelkraut. B. Kiefer