La dermite de contact irritative aux désinfectants est un problème dont l'importance est bien connue du personnel soignant. La peau des mains abîmée représente d'une part un danger pour la santé des soignants et consti-tue d'autre part un facteur majeur pour l'observance des règles d'hygiène. Les investigations récentes parlent en faveur de la désinfection des mains aux désinfectants alcooliques comme méthode de prédilection de la prévention et du contrôle des infections dans les hôpitaux. La dermite de contact professionnelle est souvent la conséquence d'un processus cumulatif de dégradation de la barrière cutanée. Ce processus peut être quantifié par la biométrie, un ensemble de techniques non invasives capables de mesurer les paramètres fonctionnels de la barrière cutanée. L'inclusion de ces techniques lors d'études cliniques pourra contribuer à améliorer l'observance des protocoles d'hygiène hospitalière, et donc à un meilleur contrôle des infections croisées dans les hôpitaux.
C'est le lavage des mains ! Depuis Semmelweis,a on sait que l'observance de la désinfection hygiénique des mains sauve beaucoup de vies. Il est bon de toujours garder à l'esprit cette évidence.1 Une étude récente de la dynamique de la transmission des infections2 montre que la fréquence des contaminations augmente proportionnellement aux activités de soins. La promotion de la désinfection des mains à chaque occurrence de contamination jusqu'à 60 fois par heure1 pose cependant un réel problème pratique. Si l'on fait
abstraction des besoins en personnel et de la charge de travail des soignants, ce n'est qu'avec les désinfectants alcooliquesb que l'on peut espérer atteindre une observance suffisante des règles d'hygiène dans des services comme les soins intensifs ou la néonatologie. Le remplacement du lavage avec un savon désinfectant au lavabo par une désinfection avec une solution alcoolique au lit du malade a déjà montré son potentiel.3
C'est qu'avec des mains abîmées par un lavage-désinfection intensif, l'observance des règles de désinfection ne peut être bonne. Cent cinquante ans après le fameux médecin viennois, qui trempait encore les mains de ses assistants dans le chlorure de soude, il est temps de se soucier de l'état des mains des soignants, d'étudier l'effet des substances désinfectantes et de proposer des attitudes de prévention des dermites irritatives chez ce personnel hautement exposé. Améliorer l'hygiène hospitalière alors que l'état cutané des mains en est un facteur limitant impose de connaître en détail les déterminants de l'irritation et de sa prévention. Or, la biologie de la dermite de contact irritative aux désinfectants alcooliques est restée jusqu'à présent une terra incognita. La croyance répandue que les désinfectants alcooliques irritent la peau par exemple n'est basée sur aucune observation contrôlée. L'innocuité de ces produits n'est tout autant pas démontrée. Les modèles classiques de la dermite irritative reposent sur des détergents aqueux et ne peuvent sans autre être transposés à l'étude des alcools. Une situation analogue existe pour les crèmes dites «de protection», qui peuvent avoir un effet protecteur ou aggravant selon la nature de l'irritant considéré.4Pour améliorer l'observance des recommandations d'hygiène, il faut donc pouvoir disposer d'études cliniques qui se préoccupent de la tolérance cutanée : la biométrie y occupe une place de choix.
Il s'agit de techniques non invasives d'observation des phénomènes physiologiques et pathologiques de la peau sur une base objective. Depuis son introduction dans les années 80, la biométrie cutanée est devenue un standard dans la description des irritants et de l'irritation elle-même. L'obligation légale d'établir la preuve des qualités revendiquées par les cosmétiques a conduit à une très large utilisation et au développement de ces techniques. Depuis quelques années, la recherche académique se réapproprie un domaine quelque peu laissé pour compte. Sous la pression des nouvelles normes internationales GCP de bonne pratique clinique,5 l'importance de la biométrie va sans doute encore s'accroître.
L'inclusion de la biométrie dans la pratique clinique est cependant encore très limitée.6 En effet, bien que simples à utiliser en apparence, les techniques de biométrie prennent du temps et nécessitent un environnement contrôlé, difficilement compatible avec les conditions et les contraintes horaires de la consultation médicale. Les progrès très rapides dans les domaines de l'automatisation et de l'informatique vont certainement conduire à l'apparition d'appareils de biométrie fiables et simples d'usage, qui viendront renforcer la pratique clinique. Les prototypes d'appareils d'aide au diagnostic microscopique in vivo des tumeurs pigmentées qui couplent un dermatoscope et un analyseur d'image préfigurent cette évolution technologique.
Les appareils et techniques de biométrie cutanée les plus couramment utilisés aujourd'hui, ainsi que leurs applications les plus fréquentes, sont résumés dans le tableau 1.
La dermite de contact irritative ou dermite orthoergique est habituellement définie comme une réaction inflammatoire non immunologique de la peau à une substance externe.7 Elle se distingue ainsi de la dermite de contact allergique, dont le diagnostic repose sur le patch-test, présumé refléter une réaction immunologique spécifique. Si cette distinction est utile du point de vue de la pratique clinique, il n'en reste pas moins que des réactions immunologiques sont impliquées dans la biologie de la dermite de contact irritative.8 Par ailleurs, la plupart des substances allergisantes sont en principe aussi des irritants potentiels : tout est question de dose.9 La définition des processus biologiques en terme de dose-réponse motive le large recours à la biométrie dans l'étude des dermites irritatives.6 L'approche biométrique de la dermite de contact irritative permet ainsi de distinguer les irritants en fonction de leur mode d'action sur la couche cornée. Un irritant comme la soude (NaHCO3) a un effet destructeur direct sur la couche cornée, qui se traduit par une rapide augmentation de la perte d'eau insensible, suivie par un dessèchement progressif aisément mesurable par le cornéomètre ; on peut parler d'un irritant de type corrosif. A l'inverse, des irritants non corrosifs, comme la cignoline (ou dithranol) et l'isotrétonoïne (un dérivé de la vitamine A), induisent des modifications secondaires de la couche cornée consécutives à leur impact sur les cellules des couches profondes de l'épiderme. Ce type d'irritation, qui est en fait la conséquence d'une action pharmacologique et que l'on peut nommer non corrosif, peut être distingué de celui d'un irritant corrosif par la cinétique des modifications des paramètres biométriques cutanés.6
Les alcools utilisés comme désinfectants en médecine humaine comme l'éthanol, l'isopropanol ou le n-propanol, en concentrations aqueuses entre 60 et 80% ne sont probablement que des irritants faibles du point de vue corrosif, tandis que leur potentiel irritant peut comporter une importante composante non corrosive.Une meilleure compréhension des aspects quantitatifs et qualitatifs de l'irritation induite par ce type de désinfectant cutané pourra s'avérer déterminante dans l'amélioration de leur tolérance cutanée et contribuera à la prévention des dermites de contact irritatives.
Selon une étude récente réalisée dans une unité de soins intensifs, la prévalence des dermites de contact des mains attribuées au travail était de 55% et augmentait jusqu'à 70% chez les personnes qui se lavaient les mains plus de 35 fois par heure.10 D'autres études ont rapporté des prévalences de 20%11 et 32%.12 L'irritation cutanée est la cause première des dermatoses professionnelles chez le personnel soignant des hôpitaux, bien avant les allergies au latex.13La large variation des prévalences rapportées dans la littérature médicale reflète l'absence de consensus dans la définition du seuil à partir duquel on considère l'irritation cutanée comme un état pathologique. Outre les index de gravité clinique et d'atteinte subjective de qualité de vie, la définition de ce que représente une dermite des mains nécessite clairement une contribution de méthodes quantitatives standardisées de biométrie. Pour le moment, ces procédures concernent exclusivement le domaine de l'irritation expérimentale. L'établissement de méthodes non invasives en tant que complément de l'évaluation clinique est encore à faire. Les rares études cliniques qui recourent à la biométrie, telles celles consacrées à l'effet des désinfectants sur la peau, contribuent à ce développement.
Des études cliniques comparatives suggèrent qu'en termes de tolérance cutanée, les désinfectants alcooliques sont mieux supportés que les désinfectants à base de détergents.3,14,15 Les alcools à chaîne carbonée courte semblent plus irritants que ceux à longue chaîne.16 Les conditions climatiques, notamment l'humidité absolue de l'air, influent de manière importante sur la tolérance cutanée aux irritants,17 tolérance qui diminue généralement pendant la saison froide. La saison hivernale peut ainsi interférer négativement avec une bonne utilisation des désinfectants cutanés. L'apparition d'une dermite irritative étant en général la conséquence d'un processus d'agression cutanée cumulative, l'exposition extra-professionnelle à d'autres irritants lors des travaux ménagers par exemple est à prendre en considération lorsqu'on analyse les causes de la tolérance cutanée aux désinfectants alcooliques.
L'allergie de contact aux alcools aliphatiques de chaîne courte utilisés en désinfection cutanée est exceptionnelle.18 Une réaction cutanée à type de toxidermie suite à l'ingestion de spiritueux a été rapportée chez un patient présentant des patch-tests positifs à plusieurs alcools.18 Des faiblesses méthodologiques (absence de contrôles) rendent l'interprétation de cette
observation délicate. Une observation d'allergie de contact à un additif antiseptique solubilisé dans l'isopropanol19 illustre l'action pro-pénétrante des alcools aliphatiques à chaîne courte. Les désinfectants alcooliques pourraient ainsi augmenter le potentiel sensibilisant des divers additifs que contiennent les solutions désinfectantes commerciales.
Dans une étude sur les effets topiques des préparations alcoolisées, comme par exemple des parfums, chez des patients sous traitement aversif par disulfirame (Antabus ®), on a pu observer que l'hydratation préalable de la peau était déterminante dans l'apparition d'un érythème aux zones d'application des alcools, tandis que la prise de disulfirame était sans influence.20 Cet érythème pourrait résulter d'un accroissement de la pénétration de l'alcool dans la peau sous l'effet de l'hydratation et d'un effet vasodilatateur direct de l'alcool. L'accumulation d'aldéhydes dans la peau, associée à l'érythème induit par certains alcools,21 pourrait également jouer un rôle dans les manifestations d'intolérance cutanée aux alcools. La peau contient plusieurs alcools déshydrogénases spécifiques de leur substrat, et l'activité de ces enzymes et le type d'alcool appliqué sur la peau sont ainsi déterminants de l'intensité de l'érythème induit.22
Le contrôle des infections croisées à l'hôpital passe par une amélioration de l'hygiène et de la désinfection des mains des soignants. Dans les domaines où les occurrences de lavage/désinfection sont très élevées, comme les soins intensifs et la néonatologie, il est important de mieux connaître les déterminants de l'irritation cutanée induite par les produits lavants et les désinfectants. La promotion des solutions alcooliques pour la désinfection des mains révèle notre ignorance sur les effets des alcools en usage intensif sur l'écologie de la peau. Les méthodes de biométrie utilisées en dermatologie trouvent dans ce contexte un domaine d'application encore inexploité et prometteur. S'occuper des effets de l'hygiène des mains en termes de tolérance cutanée, c'est étendre à terme nos possibilités de contrôle des infections à l'hôpital.