L'augmentation de la durée de vie des patients atteints de cancer a transformé cette affection en une maladie chronique,ce qui a imposé qu'une attention croissante soit portée au contrôle des symptômes. Cette démarche s'inscrit dans le cadre d'une approche globale, au sein de laquelle le concept de qualité de vie occupe une place centrale. La douleur représente l'un des symptômes les plus fréquemment rencontrés au cours de l'évolution des affections néo-plasiques et son contrôle se révèle parfois difficile. Dans cet article, nous évoquons les différentes stratégies à la disposition du clinicien, tant ambulatoire qu'hospitalière, à la lumière des développements les plus récents dans le domaine des analgésiques opiacés.
La douleur représente l'un des symptômes les plus fréquents chez les patients cancéreux. Sa présence qui précède parfois le diagnostic de cancer ou en est l'indicateur de l'évolution, constitue l'un des obstacles principaux à la qualité de vie des patients. Dès lors, la douleur doit faire l'objet d'une attention particulière au cours de l'anamnèse et être évaluée de façon approfondie, afin que les malades puissent bénéficier en toutes circonstances de l'approche la plus adaptée à leur situation spécifique.
La première démarche doit consister, sauf urgence justifiant un traitement symptomatique premier, à identifier la cause de la douleur, de sorte à entreprendre, le cas échéant, un traitement étiologique. Ainsi, la radiothérapie permet-elle de soulager les douleurs liées aux métastases osseuses ou cérébrales. La chirurgie lève des obstructions viscérales ou renforce des structures osseuses instables et les antibiotiques seront efficaces lorsque la source de douleur est un abcès, une ostéite ou une cellulite. Par contre, la chimiothérapie n'est efficace que par le biais de son action antitumorale et son utilisation à titre exclusivement antalgique est exceptionnelle.
Elle représente le principal composant du traitement de la douleur cancéreuse. On distingue trois catégories de composés : les «non-opiacés», les opiacés et les co-analgésiques, dont l'indication primaire n'est pas la douleur mais qui ont une efficacité antalgique intéressante dans certaines situations spécifiques. Pour guider le clinicien dans la sélection des médicaments, l'Organisation mondiale de la santé a proposé une approche connue sous le nom d'«échelle antalgique».1 Celle-ci repose sur l'intensité de la douleur comme critère de sélection et propose trois étapes :
1. Pour les douleurs légères à modérées, choisir les non-opiacés.
2. En cas d'intolérance relative, de douleurs modérées à sévères ou de réponse insuffisante au premier échelon, combiner des non-opiacés (aspirine, acétaminophène) et des opiacés conventionnellement utilisés dans des douleurs de cette intensité (codéine, oxycodone, propoxyphène), éventuellement en association avec des coanalgésiques.
3. Les douleurs sévères ou n'ayant pas répondu aux mesures de phase 2 seront traitées par des agonistes opiacés conventionnellement utilisés dans les douleurs de cette intensité, en association éventuelle avec des coanalgésiques.
L'aspirine, l'acétaminophène et les autres anti-inflammatoires non stéroïdiens se distinguent des opiacés par l'existence d'un plafond d'efficacité et par l'absence de développement de tolérance ou de dépendance physique. Ils inhibent la biosynthèse des prostaglandines, médiateurs de la réaction inflammatoire qui sensibilisent les nocicepteurs périphériques. Leurs principaux effets indésirables sont la diathèse hémorragique, les pathologies gastro-duodénales et l'altération de la fonction rénale.
Il est recommandé d'initier le traitement à dose faible et d'augmenter jusqu'à un maximum de 1,5-2 fois les doses conventionnelles pour le médicament considéré. En cas d'échec, le passage à un ou plusieurs autres composés de la famille se révèle parfois efficace.
En fonction de leurs interactions avec les différents sous-types de récepteurs, on distingue les antagonistes, les agonistes-antagonistes et les agonistes purs ; ces derniers sont le plus fréquemment utilisés dans le traitement de la douleur cancéreuse. Les agonistes purs n'ont pas d'effet plafond, leur efficacité augmente avec la dose et seul le développement de manifestations toxiques en limite l'utilisation.
On définit la puissance relative comme le rapport de doses de deux analgésiques nécessaire pour produire le même effet antalgique et, par convention, on définit la puissance relative de chaque opiacé par comparaison à l'effet de 10 milligrammes de morphine parentérale, ce qui permet de sélectionner des doses de départ adéquates lors de changement d'opiacés.
Nous n'envisagerons ici que les agonistes purs, dont la codéine est le représentant le plus souvent utilisé dans le traitement des douleurs légères à modérées. Son effet antalgique est au moins partiellement lié à la métabolisation de la codéine en morphine par le cytochrome P450-2D6 et se trouve donc réduit chez les métaboliseurs lents (7% de la population).2
La morphine est l'agent de référence du traitement des douleurs sévères, en raison de son très large éventail de conditionnements (injectable, comprimés et suppositoires à action immédiate ou retardée, sirop, suspension à libération contrôlée). Comme pour la codéine, la demi-vie et la durée d'action sont comprises entre deux et quatre heures.
Le fentanyl est un agoniste semi-synthétique à demi-vie très courte mais dont le champ d'utilisation a été considérablement élargi récemment par l'introduction de pastilles à libération transdermique lente. Le changement de pastille intervient toutes les 72 heures, ce qui représente un confort sans précédent pour les patients. Enfin, la méthadone, opiacé de synthèse à demi-vie proche de 24 heures, est souvent utilisée lorsque d'autres composés engendrent des effets toxiques limitant l'augmentation de la dose.
Les critères de sélection d'un opiacé incluent la sévérité de la douleur, la pharmacocinétique et les conditionnements disponibles. Ainsi, dans les douleurs modérées, on choisira la codéine, l'oxycodone ou le propoxyphène. A l'initiation d'un traitement pour les douleurs sévères, les agonistes à demi-vie courte seront préférés (mor-
phine, hydromorphone, fentanyl) en raison d'une
titration naturellement plus aisée. La réponse et la tolérance à un traitement précédent constituent un facteur de choix et, chez les patients sans antécédent, la morphine sera utilisée d'abord. Des changements de composé se justifient uniquement si l'augmentation de la posologie est limitée par les effets indésirables. Il n'est pas rare de devoir procéder à plusieurs changements avant d'identifier l'agent efficace et bien toléré. Le changement de voie d'administration est guidé par la connaissance des doses équianalgésiques (tableau 1). Dans le calcul des doses, toutes les voies parentérales sont considérées comme équivalentes.
Il s'agit d'une technique d'administration parentérale de médicaments par laquelle le patient contrôle une pompe à perfusion électronique qui lui permet de s'injecter des bolus d'antalgiques «à la demande» en fonction de paramètres établis par le médecin. La PCA permet de contourner les variations individuelles du contrôle de la douleur en raison de facteurs pharmacocinétiques et/ou pharmacodynamiques. Le plus souvent, la PCA se superpose à une administration parentérale de base et agit donc comme dose «de secours». Plus rarement, elle suffit, seule, à rencontrer les besoins du patient. Les voies sous-cutanée et intraveineuse s'appliquent le plus fréquemment mais l'administration spinale est également possible.
Chez un patient recevant pour la première fois un opiacé, on initiera le traitement par 5 à 10 mg de morphine intramusculaire toutes les quatre heures, ou par tout autre composé à dose équianalgésique. Si la morphine est choisie, un rapport de puissance relative per os-intramusculaire de 2 à 3 : 1 sera utilisé.4Lorsqu'on procède à un changement de drogue chez un patient déjà traité par un opiacé, on réduira la posologie du composé nouvellement introduit à 50-75% de la dose équianalgésique, pour tenir compte d'une tolérance croisée incomplète.
L'ajustement posologique du traitement antalgique s'avère indispensable au début de la thérapie et souvent nécessaire par la suite également. L'augmentation des doses d'opiacés se réalisera par paliers de 30 à 50% jusqu'à obtention d'un effet antalgique satisfaisant ou au développement d'effets secondaires intolérables ou difficiles à gérer. Il n'existe pas de «plafond» posologique théorique ; certains patients requièrent en effet des doses extrêmement élevées qu'ils tolèrent par ailleurs très bien. Chez les patients présentant des douleurs très sévères, une «charge antalgique» peut être obtenue par l'administration parentérale d'une dose toutes les 15 à 30 minutes, jusqu'à soulagement partiel.5 La dose d'entretien horaire initiale sera ensuite calculée en divisant la dose de charge totale par le double de la demi-vie d'élimination du médicament utilisé. Ce calcul repose sur des recommandations empiriques basées sur l'utilisation d'opiacés à courte demi-vie (morphine, hydromorphone, fentanyl) lors de l'administration de la dose de charge.6
Les effets indésirables des opiacés dépendent de nombreux facteurs (âge, extension de la maladie, coexistence de défaillances d'organe, interactions médicamenteuses, voie d'administration).7 La cons-tipation représente une complication tellement fréquente des opiacés qu'elle justifie l'instauration d'une prophylaxie laxative systématique dès le début du traitement. Des mécanismes tant centraux que périphériques sont responsables de nausées et vomissements, plus fréquents en début de traitement. Une prophylaxie systématique ne s'avère pas nécessaire mais les patients doivent être informés de la possibilité de voir se développer ces symptômes et devraient recevoir alors des antiémétiques. Il convient également d'avertir les malades, lors de l'installation d'un traitement opiacé, ou à l'occasion d'augmentations des doses, qu'une sédation, souvent transitoire, peut survenir. La conduite d'un véhicule ou la pratique d'activités de précision peut alors apparaître contre-indiquée. La sédation peut persister en cas d'utilisation concomitante d'autres médicaments à effets sédatifs ou si une démence, des métas-tases cérébrales ou une encéphalopathie métabolique coexistent. Le recours à des psycho-stimulants se révèle souvent utile.8 L'association de facteurs liés au cancer avec le recours aux opiacés est souvent source de syndromes confusionnels parfois persistants. Une démar-che visant d'abord à identifier précisément et à traiter si possible les facteurs étiologiques en présence s'impose. L'halopéridol à faible dose provoque peu d'effets cardiovasculaires et anticholinergiques et agit, à titre symptomatique, sur l'agitation, l'anxiété et les manifestations psychotiques éventuelles.9Enfin, la dépression respiratoire constitue l'effet secondaire potentiel le plus sévère des opiacés. Vu l'installation rapide d'une tolérance à cet effet, le développement d'une détresse respiratoire cliniquement significative est très rare chez les patients cancéreux ayant fait l'objet d'une titration de la posologie en fonction de la douleur. Cependant, en cas d'hypoventilation sévère ou de bradypnée associée à une altération de l'état de conscience, l'administration de l'an-tagoniste spécifique des opiacés, la naloxone s'impose.
Il s'avère extrêmement important d'aborder ces aspects dès que l'indication d'un traitement opiacé se présente. La crainte, exprimée par de très nombreux patients, de devenir ou d'être considérés comme «des drogués» constitue en effet un obstacle fréquent à l'acceptation de telles thérapies antalgiques ou à la bonne collaboration des malades. La dépendance physique, qui est une caractéristique pharmacologique des opiacés, peut se définir comme la propriété d'induire un syndrome de sevrage lors de la réduction brutale de la posologie ou de l'administration d'un antagoniste. La dépendance physique ne constitue que très rarement un problème dans la pratique clinique puisqu'il convient de mettre en garde les patients contre toute velléité d'interrompre soudainement leur traitement et de mettre en place un programme de réduction progressive de la posologie lorsque l'évolution favorable de la douleur le permet. Par opposition, l'assuétude fait référence à un syndrome psycho-comportemental caractérisé par un besoin persistant et insatiable de l'opiacé afin d'obtenir uniquement un effet psychique. Des comportements aberrants (recherche compulsive de médicaments, augmentation non prescrite des posologies) doivent faire suspecter le développement d'une dépendance psychologique. Cette complication est cependant exceptionnelle chez des patients cancéreux sans antécédent d'assuétude.10
Elles font partie intégrante d'une approche holistique du traitement de la douleur, en raison des interactions bidirectionnelles existant entre douleur et état psychique. Une évaluation psychosociale approfondie permettra de mettre en évidence le rôle éventuel de facteurs psychiques dans la perception de la douleur, ainsi que l'impact du tableau algique sur la qualité de l'humeur. Des interventions spécialisées (thérapie cognitive, hypnose, relaxation) améliorent la qualité de vie et peuvent avoir un effet favorable sur la perception ou la signification de la douleur.
Au cours des dernières années, la prise de conscience relative à l'importance du concept de qualité de vie a engendré des progrès significatifs dans le développement de stratégies de contrôle de la douleur. On a ainsi vu apparaître nombre de nouvelles molécules et surtout de nouvelles formulations11 permettant de réduire le nombre de prises quotidiennes ou le recours à des voies d'administration peu confortables, tout en améliorant le profil de tolérance de ces traitements. Dans l'avenir, une approche encore plus intégrée devrait améliorer l'utilisation des ressources disponibles dans l'arsenal thérapeutique.