Lorsque le médecin explique, conseille ou prescrit, des conditions spécifiques sont requises pour que le patient puisse assimiler le message. Celui-ci doit pouvoir être relié dans l'esprit du patient à une structure pré-existante. D'autre part les solutions proposées doivent être acceptables, pratiquement et subjectivement. Or les idées préalables des patients sont souvent en décalage avec le point de vue médical. Comment identifier et réduire ces diver-gences pour aider les patients atteints de maladies chroniques à mieux comprendre leur pathologie et prendre en main leur traitement de façon efficace ? Les spécificités de l'apprentissage dans le domaine de la santé sont analysées. Des méthodes simples pour identifier et mobiliser les conceptions des patients sont proposées.
Le patient atteint de maladie chronique se trouve, souvent brutalement, placé devant le défi de prendre en main lui-même son traitement. Dans ce but, il a besoin de comprendre sa maladie et son évolution, d'effectuer lui-même l'autocontrôle de paramètres cruciaux (glucose sanguin, pression artérielle, etc.), de connaître l'action des différents agents de son traitement afin de mettre en uvre celui-ci de façon coordonnée et le réguler. Bref, il a beaucoup à apprendre. En même temps, il se trouve engagé, bon gré, malgré, dans un processus d'acceptation de sa maladie, qui l'interpelle jusque dans son identité, et remet en cause son projet de vie. Effectuer lui-même les gestes de prélever une goutte de sang ou s'injecter l'insuline, c'est à la fois une agression et un pas vers la victoire. L'agression, c'est d'avoir à reconnaître la maladie chronique et en assumer les contraintes. L'agression, c'est aussi souvent d'affronter des renoncements excessifs ou des interdictions imaginaires forgés par les représentations sociales, par exemple les desserts ou les voyages chez les diabétiques. C'est de voir son identité professionnelle ou sexuelle menacée, c'est d'avoir à changer son mode de vie. Mais en même temps, la maîtrise des soins lui permet de garder son autonomie, de sauver ses projets, sa carrière, ses passe-temps favoris. Pour faire face à ce défi, il va apprendre et les soignants qui l'assistent prennent alors le dou-ble rôle d'enseignant et de thérapeute. Mais comment apprend-on dans le domaine de la santé ?
L'éducation pour la santé, qu'elle soit thérapeutique ou préventive, présente des particularités qui la différencient aussi bien de l'enseignement scolaire que des activités de soins. En effet, la santé n'est pas un savoir comme les autres ; il n'est pas banal qu'on enseigne aux élèves quelque chose qui touche à leur personne, à leur intimité, ou à des tabous sociaux comme la sexualité ou la mort. Par con-séquent, pour qu'un message «passe» c'est-à-dire que le patient se mobilise, des conditions spécifiques sont requises, afin que le patient s'approprie de nouvelles idées ou compétences pour les appliquer dans sa vie quotidienne. Le modèle des croyances de santé nous aide à prendre en compte les particularités de l'apprentissage des savoirs dans ce domaine.1 Par exemple si un patient est persuadé que le régime alimentaire qu'on lui prescrit est une «nourriture de malade», il l'abandonnera dès qu'il reprendra ses activités professionnelles, tout en restant capable de le réciter de mémoire. D'autre part, s'il ne voit pas de solution, il lui sera très difficile de reconnaître l'existence même de la maladie. Sans même en prendre conscience, il se réfugiera dans le déni.2D'un autre côté, pour un professionnel de la santé, il est inhabituel de focaliser son attention sur la santé de façon positive et d'avoir pour interlocuteur un public valide : malgré l'atteinte à leur santé, les patients chroniques sont appelés à agir, ils sont insérés dans la vie familiale, professionnelle ou sociale. C'est le projet de vie du patient qui pose le cadre de l'intervention thérapeutique qui va être mise en uvre. Ainsi, non seulement le rythme de travail et l'ambiance dans l'entreprise peuvent créer des obstacles à la réalisation d'autocontrôles de la glycémie ou de la pression artérielle, mais aussi la disponibilité du patient qui intégrera ou séparera ces aspects de sa vie. C'est aussi par la perspective d'un projet de santé que l'action pourra être orientée, mais ce sera le projet du patient, personnalisé, adapté. Il en résulte que pour les soignants, la relation éducative se distingue de la relation d'aide pour laquelle ils sont formés, les prescriptions font place au dialogue et même à la négociation.
Lorsqu'on compare des définitions de la santé de différentes provenances, on s'aperçoit que chaque groupe humain, à cha-que moment de son histoire, en a élaboré une version particulière qui s'accorde à sa vision du monde et de la vie, à ses projets et à ses possibilités. De même, chaque être humain a sa propre conception de la santé, opérationnelle par rapport à ses projets et ses besoins particuliers, dans le concret comme en rêves, et différentes stratégies pour les satisfaire. La définitions de l'OMS a l'avantage de rappeler ses aspects psycho-sociaux et pas seulement bio-médicaux ; elle inclut une dimension utopique qu'il convient de relativiser en prenant conscience qu'il s'agit d'une direction, d'un repère, comme une boussole indique le Nord. A l'exception des situations où elle est immédiatement menacée, la santé n'est jamais le but principal, mais seulement une valeur accessoire, qui a pour principal intérêt de permettre de profiter pleinement de ce que la vie peut offrir. Elle a donc une importance particulière, vitale mais secondaire.
Les interventions éducatives dans le domaine de la santé ont d'abord cherché à avertir du danger, décrire les mécanismes physiologiques et prescrire les comportements, par une information ponctuelle qui jouait le rôle d'un vaccin (modèle médical cognitif). Puis des doutes quant à l'efficacité de ce type de démarche ont amené une réflexion qui a intégré la maîtrise des risques dans une appro-che globale et positive de la santé.3 En effet, les savoirs de santé ne sont pas seulement cognitifs, mais aussi des attitudes, des compétences relationnelles qui vont jusqu'à la capacité de pren-dre des initiatives concrètes et de gérer des situations au quotidien : le savoir-agir. Le modèle bio-psycho-social intègre plusieurs disciplines de référence pour aboutir à un modèle complexe (approche systémique).4Une intervention en éducation thérapeuti-que, comme en général en éducation pour la santé, ne peut pas se cantonner dans une seule discipline. Les contenus de l'enseignement sont fournis par les savoirs de référence bio-médicaux et infirmiers. Cependant, pour que le patient puisse y avoir accès et se les approprier, ils devront être transformés, rendus concrets et vivants, animés. Le patient va percevoir la situation de façon individuelle, mais aussi en tant que membre d'un groupe, qui sera tantôt son groupe d'origine, tantôt son entourage actuel, familial, amical ou professionnel. Par conséquent, l'intervention va s'organiser en tension entre plusieurs polarités, d'une part sur un axe médico-éducatif, et d'autre part sur un axe psycho-social (fig. 1). Par exemple pour aider le patient à apprendre le réglage des doses d'insuline, une stratégie peut être de prescrire d'emblée une dose efficace pour que le patient perçoive nettement le mieux-être lié au bon équilibre de son diabète. Mais on peut aussi envisager de laisser le patient choisir lui-même sa dose et apprécier ensuite le résultat de son action, puis l'améliorer par tâtonnement. Les deux approches tendent vers le mê-me but, mais par des cheminements différents. Dans les deux cas un soignant-enseignant va accompagner le patient et l'interpeller pour lui faire tirer le meilleur profit de l'expérience. L'adoption de nouveaux comportements passe par la discussion en groupes qui favorise la prise de conscience des motivations, met en évidence la diversité des aspects à prendre en considération et anticipe des choix de modes de vie.Dans la réalité, des approches différentes sont souvent associées, car lorsqu'on s'intéresse à un problème, c'est le plus souvent dans le but de le résoudre : c'est un stimulant pour la compréhension des enjeux.5 Les défis mobilisent, stimulent la créativité.6
Pour aider le patient à apprendre, le soignant dispose d'une variété de ressour-ces et d'activités éducatives, en individuel ou en groupe : ateliers, études de cas, débats, etc., en plus des traditions qui privilégient les exposés magistraux ou les entretiens. Le rôle du thérapeute est aussi de guider dans des démarches d'auto-formation et d'auto-évaluation. Il convient toutefois de se rappeler qu'en l'absence d'une méthode idéale universelle, on tâtonne, on s'adapte, on bricole, on accepte, etc.Pour être en mesure d'aider son patient de façon efficace, le soignant se trouve lui aussi placé devant un défi : celui d'endosser un rôle professionnel nouveau, celui d'enseignant en santé et en soins. Mais en même temps, il reste le référent qui diagnostique et prescrit. Soigner, dans le domaine des maladies chroniques, c'est souvent aider les patients à apprendre. Mais comment les patients apprennent-ils ? Voici quelques pistes.
Avant même qu'un enseignement commence, celui qui va apprendre a déjà une idée sur le sujet : un savoir de sens commun, une expérience vécue, une opinion... et parfois aussi des capacités, des pratiques.7 Cet ensemble d'idées préalables et d'opérations a été nommé conceptions.8Et après une séquence d'enseignement trop abstraite, ce sont souvent ces mêmes conceptions qui résistent, le discours n'ayant fait que glisser à leur surface sans les entamer... Les tentatives de transmission de connaissances factuelles, où le savoir est présenté comme un paquet qu'on sortirait d'une armoire pour le ranger dans une autre, sont le plus souvent vouées à l'échec.9 Dans les cas où les apprenants sont les dépositaires de connaissances qui leur semblent extérieures, ils ne se sentent pas concernés. Ils peuvent parfois en exposer verbalement le contenu, mais ils n'utilisent pas ce qu'ils ont mémorisé pour résoudre des problèmes du quotidien. Ils oublient très vite ce qui n'a pour eux ni sens, ni importance.Pour offrir un enseignement adapté, le soignant doit être capable d'identifier et de mobiliser les conceptions personnelles du patient. Le tableau 1 présente quelques méthodes applicables au cabinet ou à l'hôpital.Dans le domaine de la santé, les conceptions ont été très peu explorées jusqu'ici. Elles dépendent du cadre de référence, du raisonnement, des significations, des savoirs de base, représentations de la maladie, de l'identité, de l'image du corps, de l'image de soi, des questionnements...11 Des études effectuées en collaboration avec le Laboratoire de didactique et d'épistémologie des sciences (Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation, Université de Genève) ont montré que dans le domaine de l'énergie du vivant, du métabolisme ou des régulations, le fossé se creuse entre les conceptions des experts et du public.12Une enquête auprès de patients le premier jour d'hospitalisation et de soignants a montré des divergences importantes. Pour les patients, la maladie chronique est vue dans son aspect relationnel, souvent personnalisée, tantôt apprivoisée, tantôt dramatisée. Le sucre est vu comme un ennemi, l'insuline comme une arme. Pour les soignants, les définitions physiologiques l'emportent. Ils considèrent les mécanismes enzymatiques, les régulations de plus en plus sophistiquées. Le diabète est défini comme un problème d'utilisation de l'énergie. Ces résultats confirment l'utilité pour le soignant de s'intéresser aux conceptions des patients : il est indispensable de jeter des passerelles.
Dans le champ de la santé, le travail en équipe est un acquis qui a démontré son efficience. Pourtant, le patient en est traditionnellement exclu et donc confiné dans un rôle passif, ou au maximum «compliant». L'intégrer de plein droit dans une équipe soignant-patient permet de redéfinir le rôle de chacun, les modalités de collaboration et les conditions d'une communication efficace. Cette option permet aussi l'identification des divergences de vue qui donnera accès à des espaces de négociation.Le projet de vie de la personne prend alors toute son importance. L'enjeu de la formation peut être identifié comme le changement à envisager entre un état de maladie, vécue et ressentie avec la résonance du regard de l'entourage, et un état futur compatible avec le projet de vie. De ce point de vue, les entités diagnostiques et la normalité, sorte d'état idéal moyen, voient leur importance relativisée face au projet de vie.