L'article décrit l'intérêt et les limites du suivi des dossiers médicaux pour évaluer une structure de prise en charge des personnes toxicodépendantes. Trop souvent négligé comme source de données, le dossier peut apporter des réponses pertinentes aux questions concernant le profil de la clientèle, l'insertion socio-professionnelle des usagers, leur consommation, le type de prise en charge, la rétention en traitement, l'orientation des usagers à d'autres intervenants du dispositif médico-social. L'évaluation du Centre St-Martin présentée ici a porté sur une cohorte de 100 patients et a permis de rendre compte de l'évolution de leur situation et de leur prise en charge. Il a ainsi pu être observé que la clientèle du Centre St-Martin est socialement marginalisée et gravement dépendante. Le processus d'orientation dans le réseau de soins est caractérisé par de nombreux allers et re-tours entre le centre et les intervenants extérieurs, avec un tiers de patients référés à des intervenants extérieurs après deux ans.
Dans le cadre d'un mandat du Canton de Vaud confié à l'Institut universitaire de médecine sociale et préventive, différentes méthodes ont été développées pour évaluer les structures de prise en charge des personnes toxicodépendantes, et en particulier pour apprécier la manière dont elles remplissent leurs missions. Cet article présente l'usage qu'il est possible de faire du dossier médical à ces fins d'évaluation, en se fondant sur l'exemple du Centre Saint-Martin à Lausanne.
Le Centre St-Martin (CSM), centre d'accueil, d'orientation et de traitement ambulatoire pour toxicomanes à Lausanne, a ouvert ses portes à la fin de septembre 1996. Il a été la première unité spécialisée pour patients toxicodépendants du canton de Vaud, réunissant en un même lieu une équipe sociale et une équipe médico-psychologique.a Il a pour mission prioritaire l'accueil, qui vise «à permettre le retour dans le système socio-sanitaire des patients n'accédant pas au dispositif habituel en raison de la gravité de leur pathologie médico-psychiatrique».b Une autre mission importante est «l'orientation des patients dans le réseau thérapeutique car la population toxicodépendante est très hétérogène, et nécessite une réponse diversifiée».b
L'évaluation devait notamment porter sur les capacités d'accueil, de prise en charge , de rétention et d'orientation des patients par le CSM.
Le suivi des dossiers des patients a été spécifiquement utilisé par l'évaluation pour :
I dresser un profil de la clientèle du Centre (apprécier la gravité de la dépendance et de la désinsertion sociale) ;
I mesurer les capacités de rétention en traitement du CSM ;
I mesurer les capacités du CSM d'orienter cette population vers d'autres structures du réseau.
La récolte des données nécessaires s'est faite en parcourant le dossier des usagers à intervalles réguliers. Dans le cas du CSM, une grille permettant de saisir et de codifier les éléments pertinents pour l'évaluation a été proposée puis discutée et adaptée aux besoins exprimés par l'équipe. En plus des données socio-démographiques de base, les informations se retrouvant dans les dossiers concernant la consommation de drogue, l'insertion et le parcours de soins ont été relevées pour chaque usager. Le recueil de données s'est fait à l'entrée, à 6, 12, 18 et 24 mois pour les cent premiers usagers du centre.
Les femmes représentent 36% de l'échantillon, d'un âge moyen de 25,9 ans contre 29,2 ans pour les hommes. Cette différence d'âge est observée dans la majorité des structures s'occupant de ce type de population.
En ce qui concerne le parcours des toxicomanes et la consommation actuelle de produits, il s'agit d'une clientèle «lourde», polytoxicomane, consommant majoritairement par injection. L'âge moyen lors de la première consommation de drogues dures (héroïne, cocaïne) est de 20,4 ans (min. : 8 ans ; max. : 48 ans) ; pour la moitié des usagers, la consommation de drogues dures a débuté avant l'âge de 20 ans. La durée moyenne de consommation de drogues dures est de 7 ans (min. : 1 an ; max. : 31 ans) ; la moitié des usagers consomme des drogues dures depuis 6 ans ou plus.
Sur le plan socio-professionnel, il s'agit d'une population désinsérée : à l'admission au CSM, 20% des personnes sont sans domicile fixe et près de 80% des usagers sont sans travail (tableau 1).
Le centre propose aux patients différentes possibilités de prises en charge : cure de méthadone, sevrage, suivi psychosocial ou psychiatrique, soins somatiques ou encore participation à des groupes thérapeutiques.
Dans le collectif examiné, la cure de méthadone (68 personnes), accompagnée d'un suivi psychosocial, est le type le plus courant de prise en charge. Les sevrages ne sont proposés qu'à environ 10% des usagers. Enfin, sept personnes ont uniquement un suivi par un psychologue ou un psychiatre.
Après six mois de prise en charge, 64 personnes (sur les 100 dossiers examinés) sont toujours suivies au CSM, une personne est suivie conjointement au CSM et à l'extérieur, treize ont été adressées ailleursc et vingt-deux sont en situation de drop out (DO)d (fig. 1).
Après un an, le nombre de personnes orientées vers l'extérieur a augmenté à vingt-trois (23%), mais le nombre de personnes en situation de drop out est resté stable. Enfin, à deux ans, trente personnes bénéficient toujours d'une prise en charge au CSM, trente-deux sont suivies par le réseau extérieur et trois ont un suivi conjoint. A deux ans, un tiers des personnes est en situation de drop out. Par ailleurs, quatre dossiers ont été fermés (deux sevrages terminés, un décès, un déménagement).
Quelques mouvements de retour ont également été observés (fig. 1). Il s'agit de personnes qui reviennent pour être suivies au CSM après avoir été adressées à l'extérieur ou après avoir été en situation de drop out.
Les principales raisons de ces mouvements de retour sont des tensions avec la prise en charge extérieure ou des demandes, de la part de médecins installés, d'une prise en charge partagée.
Parmi les treize personnes adressées ailleurs ou suivies parallèlement au cours des six premiers mois de prise en charge, neuf patients ont été adressés à un médecin privé, dont six immédiatement et trois à la suite d'un début de cure au CSM. Les quatre autres patients sont entrés en institution pour suivre un sevrage.
Pour les quatorze personnes adressées ail-leurs entre 6 et 18 mois, la plupart (8) l'ont été après avoir été stabilisées par une cure de méthadone qui peut dorénavant être poursuivie chez un médecin privé. Les six autres ont trouvé une place en vue d'un sevrage à l'unité de sevrage de la Calypso ou dans un foyer pour un séjour résidentiel post-sevrage.
Un nombre relativement important d'usagers interrompt la prise en charge assez rapidement : quatre usagers après une seule consultation et quinze supplémentaires après un à quatre mois de prise en charge. Bien que l'on observe des cas de retour parmi les personnes ayant été considérées DO, il faut relever que la majorité des 22 personnes en situation de DO à un an ne donnera plus aucune nouvelle durant l'année qui suivra. Le nombre de DO à 24 mois pourrait être légèrement surestimé car, pour les dix DO les plus récents, il peut s'agir d'un retard dans l'introduction des données dans les dossiers.
Lors de leur admission, les (futurs) DO sont, en moyenne, légèrement plus âgés que ceux qui sont restés en traitement et ont une durée de consommation légèrement plus longue (tableau 1). Aucune différence notable n'est relevée au niveau de l'insertion sociale (pour le travail ou le logement).
La nature de la prise en charge au moment de l'entrée au centre semble avoir une certaine influence. En proportion, on observe davantage de DO parmi les personnes qui ont commencé un sevrage que parmi les personnes qui ont bénéficié d'un traitement à la méthadone (7/11 = 64% vs 14/68 = 21%). D'autre part, les personnes qui ont eu une prise en charge uniquement psychologique ou peu définie au départ sont aussi plus nombreuses à ne plus revenir au centre.
L'étude des dossiers a permis de décrire et d'apprécier certains aspects des missions du CSM. En ce qui concerne l'accueil, la clientèle du Centre St-Martin à son ouverture correspond bien au profil attendu : une clientèle essentiellement composée de person-nes relativement âgées, ayant un lourd passé de toxicodépendance et fortement désinsérées sur le plan du travail et du logement.
L'appréciation de la capacité d'orientation de patients dans le réseau de soins est plus contrastée : ce processus d'orientation est caractérisé par de nombreux allers et retours entre le centre et les intervenants extérieurs. Néanmoins, après deux ans, un tiers environ des patients ont été orientés vers une prise en charge extérieure.
Les facteurs influençant la rétention en traitement semblent fortement liés aux modalités de la prise en charge. Ces éléments se retrouvent dans d'autres étudesesur la rétention qui insistent sur les événements intervenant durant la prise en charge : qualité et intensité des relations entre les intervenants et les usagers ainsi que prise en compte et réponses apportées aux différents problèmes rencontrés par les usagers. Ces études soulignent que les caractéristiques des usagers à l'entrée en traitement influencent probablement moins la rétention en traitement que les variables relatives aux modalités de la prise en charge.
Le dossier n'est utilisable que dans la mesure où il comporte toutes les données nécessaires à la recherche poursuivie. Une vérification préalable des variables disponibles et de leur collecte systématique est donc nécessaire. Ainsi, dans notre recherche, certains aspects de la santé des usagers (par exemple, statut VIH) n'ont pas pu être traités car les dossiers étaient incomplets sur ces variables. La méthode du suivi de dossier nécessite une tenue de dossiers rigoureuse et homogène pour éviter des taux élevés de données manquantes.
Le suivi de dossiers demande un investissement certain en temps pour la récolte des données, qui est toutefois considérablement moins important que pour le suivi d'une cohorte de patients par des entrevues répétées.
L'outil de relevé est relativement lourd et comporte un nombre de variables important. Il nécessite une grille de saisie avec des critères précis de codification des notes inscrites au dossier (par exemple, délais et éléments permettant de décréter que l'usager est en situation de drop out). Il est donc préférable qu'une seule personne se charge du relevé des informations.
Les dossiers des usagers, dans une structure médicalisée, comportent une grande quantité d'informations, qui peuvent être utilisées pour l'évaluation pour autant que la qualité de leur collecte soit suffisante en termes d'homogénéité et d'exhaustivité. Trop souvent négligé comme source de données, le dossier peut apporter des réponses très pertinentes avec un investissement modéré aux questions concernant : le profil de la clientèle, l'insertion socio-professionnelle des usagers, leur consommation, le type de prise en charge, la rétention en traitement, l'orientation et la référence des usagers à des intervenants du dispositif médico-social.
Ce suivi d'une cohorte sur dossier peut être répété à intervalles réguliers. Ainsi, la répétition du même exercice sur une nouvelle cohorte (100 usagers entrés au CSM une année plus tard) permettra de faire ressortir les changements qui ont pu intervenir dans le profil des consommateurs s'adressant au CSM, dans la prise en charge et dans la trajectoire des usagers au sein du dispositif socio-sanitaire.
Dans le cas du CSM, une telle étude a permis :
I aux intervenants du Centre d'avoir un regard global sur la réalité de leur pratique ;
I aux financeurs de vérifier que le Centre remplissait effectivement (en tout cas dans les grandes lignes) les missions qui lui étaient confiées ;
I aux deux parties de pouvoir fonder leurs discussions sur l'avenir de cette structure sur des données objectives.