Des questions difficiles se posent quant aux moyens à mettre en uvre dans des situations de fin de vie irréversibles et impliquant une grande souffrance du patient. Il y a lieu de se demander dans quelle mesure on permet de manière acceptable une plus longue survie du patient et si on contribue à son soulagement (respectivement si, à l'inverse, on est susceptible d'ajouter à son inconfort). La réalisation de tel ou tel geste sert-elle vraiment l'intérêt du soigné et son mieux-vivre (ou son mieux-mourir), lui permettant de quitter la vie, ses proches et ce monde dans des conditions aussi sereines et accompagnées que possi-ble ? Le bénéfice principal d'une ultime démarche «héroïque» n'est-il pas parfois de contribuer à la tranquillité d'esprit de professionnels qui jugent qu'il ne leur est pas possible de surseoir plus tôt (y compris à cause d'un attachement au malade) ?a Etant entendu que les déterminations du patient doué de discernement sur le traitement qu'il souhaite doivent être respectées, de mê-que les directives anticipées qu'il aurait pu établir (voir par exemple la loi genevoise K 180 sur les rapports entre les professions de la santé et les patients, art. 5, et la loi valaisanne sur la santé, art. 20 et 21).
Un article récent du New England Journal of Medicine1 retient l'attention à propos du cas de patients présentant une démence avancée (n'ayant donc plus leur discernement) et qui ne peuvent plus être alimentés par voie orale. Muriel Gillick, médecin d'un centre de réhabilitation pour personnes âgées de Boston, discute les enjeux liés à l'alimentation artificielle par sonde de gastrostomie. Ci-dessous sont relevés des éléments qu'elle apporte (en tramé notre traduction), suivis de notre commentaire sur les questions particulières qui se posent.
I «De toutes les décisions que les membres de la famille et les médecins doivent prendre à propos des soins de patients déments, aucune n'est plus déchirante que celle concernant la nutrition et l'hydratation artificielles. Malgré une littérature bioéthique étendue argumentant que l'emploi de sonde à fin d'alimentation n'est pas obligatoire, et malgré l'opinion d'une majorité des juges de la Cour suprême que la nutrition et l'hydratation artificielles constituent une forme de soin médical, les membres de la famille disent souvent qu'ils ne peuvent pas laisser leur parent «mourir de faim».
La qualification de «soin médical» dans cette situation peut être déterminante, aux Etats-Unis en tout cas. En effet, s'il s'agit d'un soin/traitement, il est licite de le suspendre quand la situation est devenue terminale et irréversible. Si l'on considère qu'il s'agit d'un geste de la vie quotidienne qui n'est pas du registre médical et qu'on serait tenu de prodiguer indépendamment de la situation de la personne, l'appréciation peut être différente.
I «Il est maintenant clair, sur la base d'études observationnelles multiples, que les sondes ne préviennent pas l'aspiration chez les personnes démentes (...). L'usage de sondes chez ces personnes est supposé prolonger la vie. En fait, il a été remarquablement difficile de démontrer une différence quelconque de longévité entre des patients avec une alimentation par sonde et ceux qui n'en avaient pas. Une étude soigneuse de S. L. Mitchell et coll. (...) a montré les mêmes taux de survie dans les deux groupes».
Il convient de garder une attitude critique, et de nombreux médecins et soignants le font aujourd'hui, vis-à-vis d'une tendance «plus on fait, mieux on fait». Et il est nécessaire de conduire des études fiables, sur des collectifs comparables, quant au bénéfice qui est apporté, respectivement non apporté, par des démarches supplémentaires.
I «On considère souvent qu'un malade dont l'apport alimentaire ne lui permet pas de maintenir son poids souffre des conséquences négatives de la déshydratation ou de la malnutrition. On a tendance alors à utiliser une sonde de gastrostomie comme moyen de prévenir une mort lente et pénible. Toutefois, une personne présentant une démence avancée qui a de la difficulté à manger souffre-t-elle vraiment en l'absence de nutrition et hydratation artificielles ? (...) De plus en plus de littérature émanant du «hospice movement» montre que de tels patients ne présentent qu'une faim passagère et que la soif peut être soulagée en humectant la bouche (...). La plupart des cliniciens estiment que, tout bien considéré, l'hydratation sans nutrition est une source d'inconfort parce qu'elle prolonge le processus de la mort et augmente la production d'urine et de salive».
Là aussi, on a eu dans le passé de la peine à imaginer que «faire plus», notamment en matière d'hydratation, pouvait ajouter à l'inconfort du patient plutôt que le soulager. Aujourd'hui, l'expérience de M. Gillick est confirmée par de nombreux professionnels, en particulier dans le domaine des soins palliatifs.
I «Bien qu'il s'agisse d'une procédure relativement simple, le taux de complications à long terme de la mise en place de sonde de gastrostomie par voie percutanée va selon les études de 32 à 70% (...).
La conséquence négative potentielle la plus sérieuse de l'alimentation par gastrostomie est le besoin d'introduire des mesures de contention du patient (...). Pour éviter qu'il ne retire sa sonde, le médecin prescrit souvent de telles mesures. Dans une étude de A. Peck et coll., des mesures de contention étaient appliquées à 71% des patients déments avec sonde d'alimentation (indépendamment du type de sonde)».
Les études coûts/avantages dans de multiples domaines, ayant trait aussi bien au diagnostic et au traitement qu'à la prévention, ont montré que (pour des raisons compréhensibles mais qu'il faut savoir critiquer) on avait tendance à considérer surtout les bénéfices potentiels d'une mesure et pas ses effets défavorables. La remarque de l'auteur quant au fait qu'une sonde demande souvent l'instauration de contention est importante. Au cours des dernières années, de plus en plus de voix se sont élevées contre l'emploi de mesures de contention, dans différents contextes, disant qu'on y avait recours beaucoup trop facilement (certains affirmant qu'elles ne seraient nécessaires en aucun cas, ce avec quoi nous différons). Dans le cas qui nous occupe ici, l'immobilisation même partielle du malade doit être vue comme quelque chose de tout à fait indésirable, de nature à compenser (négativement) l'hypothétique bienfait de l'alimentation par sonde.
I «Après que de nombreux bioéthiciens laïcs aient émis l'opinion que l'alimentation par sonde n'était pas requise chez des patients présentant une démence avancée, plusieurs éthiciens issus de milieux religieux sont arrivés à la même conclusion (...). La position catholique romaine sur l'usage d'hydratation et nutrition artificielles à la fin de la vie est que, bien qu'il doive y avoir présomption en leur faveur, cette approche n'est justifiée qu'aussi longtemps qu'elle apporte un bénéfice suffisant pour compenser les fardeaux y relatifs pour le patient».
Il est certain que les options de nature morale ou spirituelle jouent un rôle d'importance dans les relations/comportements vis-à-vis des patients, en fin de vie et dans d'autres circonstances critiques. On enregistre ici avec satisfaction des prises de position pondérées d'instances religieuses.
I «Puisqu'il y a peu de bénéfices à l'alimentation par gastrostomie, s'il y en a, et qu'il y a un potentiel considérable de dommages, l'utilisation de routine de sonde de gastrostomie chez des personnes démentes n'est pas justifiée. Les médecins et les organisations concernées devraient recommander aux patients et à leurs familles que la nutrition soit fournie par voie orale, et non par une sonde, durant la phase finale de la démence (...). Si les membres de la famille n'arrivent pas à prendre une décision, et sauf circonstances particulières, le médecin devrait présumer qu'une personne à un stade avancé de démence ne souhaiterait pas une alimentation par gastrostomie».
Une problématique majeure, s'agissant de l'attitude à avoir vis-à-vis de personnes démentes en fin de vie, est liée au fait qu'elles sont incapables de discernement (et que, en Europe occidentale, la pratique de rédiger des directives anticipées testament biologique n'est pas encore répandue). Il paraît clair que, au motif de la préoccupation éthique de la slippery slope (pente savonneuse), il convient d'être très réticent à prendre des décisions susceptibles d'abréger la vie de personnes qui n'ont pas exprimé de détermination pertinente à l'époque où elles pouvaient le faire. Par ailleurs, on recueille aussi des témoignages de proches de malades (dont rien n'indique que l'opinion est dictée par leur intérêt plutôt que par celui du patient) qui s'élèvent de manière vive, voire indignée, contre le nombre et l'intensité des efforts déployés pour prolonger l'existence de leur proche, dans des situations dépourvues de dimension relationnelle.
En l'absence de position connue du patient, il est admis que le médecin agisse en fonction de sa volonté présumée quand il s'agit de prendre des mesures en vue de sauver la vie. Ce que propose M. Gillick est plus délicat puisqu'il s'agit de présumer une volonté de renoncer à un geste. Pour notre part, et sous réserve de ce qu'une mesure d'abstention médicale dans un tel cas ne devrait pas rencontrer l'opposition des proches, nous nous rallions à sa proposition.
I «Les Etats (les différents «States» des Etats-Unis) devraient supprimer les barrières existant actuellement en ce qui concerne les soins palliatifs aux patients en fin de vie, y compris les restrictions au droit d'interrompre la nutrition et l'hydratation artificielles (...). Les règlements fédéraux exigent des homes pour personnes âgées qu'ils assurent que leurs résidents sont dans une situation nutritionnelle acceptable, à moins que l'état clinique du résident démontre que ce n'est pas possible (...). Vu les données sur l'absence d'efficacité de l'alimentation par gastrostomie et le risque d'effets négatifs, la mise en place de routine d'une sonde de gastrostomie, comme stratégie pour satisfaire aux règles gouvernementales, n'a pas plus de sens que l'application de mesures de contention aux personnes qui risquent de tomber».
La question est similaire à celle traitée au point précédent, à ceci près qu'il s'agit non plus de l'attitude à avoir par rapport au patient et à ses proches, mais de ne pas enfreindre la réglementation existante. Nous partageons l'avis de l'auteur quand elle demande que cette réglementation n'alimente pas un certain acharnement, respectivement l'application de mesures dénuées de sens. La dernière phrase de la citation fait référence au débat, actuel chez nous aussi, sur les mesures de contention qui peuvent être appliquées à titre préventif à des patients (notamment personnes âgées dépendantes) susceptibles de tomber de leur lit ou de leur chaise ou de chuter en déambulant. Si de telles mesures apparaissent parfois inévitables, il reste qu'elles doivent faire l'objet de réexamen répété dans l'optique de les limiter au minimum indispensable.
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Notons encore, récemment aussi, la parution dans le JAMA d'un article de revue2 qui fait des constats similaires à ceux de M. Gillick. Th. Finucane et ses collègues concluent : «La pratique étendue de l'alimentation par sonde doit être attentivement réexaminée et nous croyons que, dans le cas de patients sévèrement déments et pour des motifs basés sur la clinique, cette pratique devrait être découragée».
Enfin, comme un rappel de l'importance d'une appréciation équilibrée et fondée sur l'expérience clinique, une phrase de l'éditorial de R. McCann à propos de cet article de revue mérite d'être citée : «Il est facile de perdre de vue le fait que ne pas manger peut être une des nombreuses facettes du processus de la mort et non pas sa cause».3