L'embolie pulmonaire (EP) est une affection fréquente, grevée d'une morbidité et d'une mortalité importantes. Depuis plus de trente ans, de nombreuses études ont évalué la place de la thrombolyse dans le traitement de l'EP. S'il est établi que la thrombolyse permet d'obtenir une plus grande vitesse de dissolution des emboles que le traitement d'héparine, aucun bénéfice clair en termes de mortalité n'a pu être démontré de manière définitive. D'après des études récentes, les patients qui présentent une EP massive avec dysfonction ventriculaire droite pourraient bénéficier de ce traitement. Cet article a pour but de résumer les connaissances actuelles sur l'indication à la thrombolyse dans l'EP.
L'embolie pulmonaire (EP) est une affection fréquente, grevée d'une morbidité et d'une mortalité importantes. Son incidence exacte est difficile à déterminer en raison des difficultés diagnostiques. Cependant, si l'on transpose les résultats d'études nord-américaines à la population suisse, elle serait responsable de 1500 à 6000 morts par an environ.1
L'anticoagulation est un traitement efficace de l'EP : elle prévient la propagation du thrombus et permet à l'activité fibrinolytique endogène de dissoudre les thrombi existants. Des études anciennes ont montré que l'héparine diminuait aussi bien les récidives d'EP que la mortalité.2 Cependant, la résolution des thrombi peut prendre plusieurs semaines, voire plusieurs mois et elle peut n'être qu'incomplète. L'administration d'agents thrombolytiques a plusieurs avantages potentiels : lyse plus rapide des emboles, élimination des thrombi veineux, prévention du développement d'une obstruction chronique du lit veineux périphérique et artériel pulmonaire.
Les premières descriptions de traitement de l'EP massive par thrombolyse datent de plus de trente ans.3 Depuis lors, de nombreux travaux ont étudié l'effet de divers médicaments thrombolytiques sur des paramètres scintigraphiques, angiographiques, hémodynamiques ou cliniques par rapport à l'héparine. Pourtant, malgré les tentatives de plusieurs groupes d'en déduire des recommandations consensuelles, la place de la thrombolyse est encore mal définie.2,4,5Nous voulons résumer ici les connaissances actuelles sur les indications à ce traitement dans l'EP massive, c'est-à-dire réalisant une obstruction >= 50% du lit vasculaire et/ou entraînant une compromisssion hémodynamique. Un bref rappel physiopathologique permettra de mieux définir ces indications.
L'obstruction vasculaire pulmonaire par une embolie tend à augmenter la résistance ou mieux, l'impédance artérielle à l'éjection du ventricule droit (VD) et, pour autant que le débit cardiaque ne diminue pas fortement simultanément, devrait logiquement entraîner une augmentation de la pression dans les artères pulmonaires (PAP). La particularité du lit vasculaire pulmonaire (grande compliance et présence d'un lit vasculaire recrutable) permet toutefois d'accepter de grandes augmentations de débit régional sans modification de pression. Ainsi, chez un sujet sain, on estime qu'une hypertension pulmonaire ne se développera qu'après l'obstruction d'au moins 30-50% du territoire vasculaire. En d'autres termes, l'EP doit être massive ou, si elle est de moindre importance, survenir dans un contexte d'hypertension pulmonaire ou d'insuffisance cardiaque préalables pour entraîner une augmentation de l'impédance à l'éjection du VD. Les conséquences hémodynamiques que l'on peut observer sont dues à la mauvaise tolérance du VD aux surcharges de pression. En effet, un VD normal est incapable de générer des pressions systoliques de plus de 60 mmHg. Autrement dit, même lors d'EP massive, en phase aiguë, la pression moyenne dans l'artère pulmonaire ne dépasse pas 40 mmHg. Des valeurs plus élevées peuvent être enregistrées lors de pathologies chroniques, en présence d'hypertrophie du VD.
En bref, l'EP massive entraîne une défaillance du VD, avec chute du volume d'éjection systolique, baisse du débit cardiaque et hypotension artérielle systémique. La perfusion coronarienne est compromise alors que la demande métabolique du VD est accrue, entraînant de ce fait une ischémie du VD et une baisse supplémentaire de la contractilité. De plus, le VD, dilaté par l'augmentation du volume télédiastolique, interfère avec le remplissage du ventricule gauche, aggravant encore l'état de choc.
Ces phénomènes physiopathologiques font bien comprendre pourquoi, lors d'état de choc consécutif à une EP, les agents thérapeutiques visent :
1. à restaurer une pression artérielle et donc la perfusion coronarienne,
2. à soutenir le VD défaillant,
3. à lever l'obstruction vasculaire pulmonaire.
La noradrénaline est l'agent de choix : elle augmente la pression artérielle systémique et la perfusion coronarienne et elle stimule la contractilité myocardique. La dobutamine peut y être associée dans un deuxième temps. Pour rappel, la dobutamine seule peut être utilisée en première ligne lors de compromission hémodynamique légère à modérée, et avec prudence, en raison de ses propriétés vasodilatatrices (possible chute de la pression artérielle systémique et de la perfusion coronarienne). L'expansion volémique dans cette situation est potentiellement dangereuse car elle peut aggraver l'interférence ventriculaire ; elle ne peut se faire que sous contrôle hémodynamique ou échocardiographique très attentif. En cas de choc réfractaire, la mesure la plus efficace consiste à lever l'obstruction vasculaire soit par thrombolyse, soit par embolectomie, en fonction des circonstances cliniques.
Lors d'EP massive, une première étude randomisée a mis en évidence une diminution de la pression artérielle pulmonaire et une amélioration de la perfusion pulmonaire chez les patients recevant de l'urokinase (UK) intraveineuse pendant douze heures par rapport à ceux traités par héparine.6 D'autres études ont suivi, permettant à la FDA des Etats-Unis de reconnaître l'UK, la streptokinase (SK), puis l'altéplase (rt-PA) pour le traitement de l'EP massive. Il faut noter que toutes ces études ont choisi comme paramètres de gravité des critères radiologiques ou hémodynamiques pulmonaires plutôt que cliniques. En 1993, Goldhaber et coll. ont montré de manière prospective la supériorité du rt-PA par rapport à l'héparine en évaluant la fonction ventriculaire droite par échocardiographie après 24 heures de traitement.7
Toutes les études prospectives randomisées rapportant un effet bénéfique de la thrombolyse n'ont mis en évidence qu'un avantage transitoire avec une dissolution plus rapide des caillots. Cependant, après cinq à sept jours, il n'y avait aucune différence avec le traitement d'héparine en ce qui concerne les critères radiologiques, hémodynamiques et échocardiographiques.8 De plus, il n'y avait pas de différence de mortalité entre les groupes. Ceci pourrait être dû au fait qu'un trop petit nombre de patients étaient inclus dans chaque étude et n'exclut pas qu'une différence puisse être démontrée dans un sous-groupe de patients, notamment ceux dont le pronostic est le plus grave.
Une étude de registre multicentrique comprenant 719 patients avec une EP massive mais hémodynamiquement stables a montré que la mortalité était significativement moindre chez les patients qui avaient été traités par thrombolyse (4,7% vs 11,1% à 30 jours, p 9 De plus, l'administration d'une thrombolyse semblait diminuer les récidives d'EP.9 Toutefois, en raison de la nature non randomisée de cette étude et de l'absence de recherche systématique d'une récidive, ces résultats sont à prendre avec précaution.
En résumé, si la thrombolyse est plus efficace que l'héparine, notamment en phase aiguë soit dans les premières 24 heures elle est toutefois grevée d'un risque de complications hémorragiques parfois graves (tableau 1).4Il apparaît donc essentiel de bien peser les indications à ce traitement.
Plusieurs problèmes rendent la démonstration d'un effet de la thrombolyse sur la mortalité difficile. Premièrement, on estime qu'un tiers environ des décès surviennent moins d'une heure après le début des symptômes, soit avant que le diagnostic ait pu être posé et le traitement débuté. La majorité des autres décès concerne des patients où le diagnostic n'a pas été posé, et donc où aucun traitement n'a été instauré. Finalement, la mortalité intra-hospitalière due à une EP démontrée est bien inférieure à 10%.4 Par ailleurs, de nombreux patients avec une EP massive ont été traités par thrombolyse avant d'avoir eu les examens radiologiques prouvant le diagnostic et leur permettant d'être inclus dans une étude.10 Actuellement, l'utilisation de l'échocardiographie pourrait changer cette situation, en permettant de préciser le diagnostic de manière rapide, non invasive, au lit du patient, et de faire des mesures répétées.
Il est bien démontré que les risques liés à la thrombolyse excèdent le bénéfice attendu en cas d'EP de peu d'importance.8 A l'inverse, la thrombolyse fait partie du traitement des patients en état de choc, en l'absence de contre-indication (tableau 2).2 Malgré l'absence d'étude prospective randomisée ayant démontré un effet favorable sur la mortalité, cette attitude se justifie compte tenu du pronostic catastrophique de ces patients lorsqu'ils sont traités par héparine seule.2,4
Par contre, l'indication à la thrombolyse est controversée chez les patients qui, bien qu'ayant une EP massive, sont hémodynamiquement stables.2 Il serait important de pouvoir stratifier le risque vital lié à l'EP dans ce groupe de patients pour justifier le risque lié de la thrombolyse. Deux grandes études rétrospectives ont clairement montré que la présence d'une insuffisance cardiaque droite évaluée par échocardiographie (dilatation du VD dans une étude, hypokinésie du VD dans l'autre) était un déterminant très important de la mortalité intra-hospitalière.9,11 Dans l'étude de Konstantinides et coll., les patients avec une dilatation du VD qui avaient été thrombolysés avaient un taux de mortalité de 4,7%, contre 11,1% pour ceux traités par héparine, mais cette différence n'était pas statistiquement significative.10 Nous avons déjà décrit les limitations de cette étude non randomisée, mais ces résultats ont encouragé les auteurs à débuter une étude prospective, qui est actuellement en cours.
Les patients qui présentent une dysfonction cardiaque droite aiguë secondaire à une EP massive courent un grand risque en cas de récidive d'EP. Dans ces circonstances, la présence d'un thrombus flottant dans les grandes veines (notamment cave inférieure et iliaques) ou dans les cavités cardiaques droites devra donc être systématiquement recherchée en raison du risque lié à une récidive d'embolie.12Si les résultats s'avèrent positifs, une thrombolyse doit être envisagée. Mais là aussi, le bien-fondé de cette attitude n'est pas prouvé par une étude prospective.
Le risque d'hémorragie constitue la limitation principale de la thrombolyse. L'incidence de complications rapportées est variable d'une étude à l'autre, principalement en raison de différences de définitions.13 Toutefois, on peut estimer l'incidence des hémorragies majeures définies comme fatales, intracrâniennes ou nécessitant des transfusions ou une intervention chirurgicale entre 8 et 13%. Comme lors de thrombolyse pour infarctus myocardique, les hémorragies intracrâniennes sont de l'ordre de 1%.4,8 Il n'y a pas de différence significative entre les divers agents thrombolytiques. La cause la plus fréquente d'hémorragie majeure est la ponction fémorale pratiquée préalablement pour l'angiographie diagnostique.14 Il faut rappeler que d'autres méthodes diagnostiques sont à disposition : scintigraphie, CT-scan spiralé, échocardiographie...
Les contre-indications (CI) principales que nous appliquons sont énumérées dans le tableau 3.
Nous proposons de respecter les CI absolues dans toutes les situations cliniques, mais de prendre le risque d'une thrombolyse lors de CI relatives chez un patient en état de choc très grave et réfractaire. Lors d'état de choc et en présence d'un risque hémorragique élevé, il nous est arrivé d'interrompre la thrombolyse (réduction de la dose) dès que la situation hémodynamique était satisfaisante. Par contre, en l'absence d'état de choc, le bénéfice de la thrombolyse sera sérieusement mis en balance avec le risque hémorragique (CI relatives).
Autant la SK que l'UK que le rt-PA sont approuvés par la FDA des Etats-Unis pour le traitement de l'EP et les études ont montré des taux de succès comparables des trois médicaments.4,8 Les premiers travaux comparant le rt-PA à la SK et à l'UK montraient un effet plus rapide du rt-PA, mais cette différence disparaît lorsque les anciens thrombolytiques sont administrés en perfusion sur deux heures, comme le rt-PA. L'administration des médicaments in situ (dans l'artère pulmonaire) ne comporte pas d'avantage par rapport à la perfusion intraveineuse (i.v.) systémique.8 Les différents dosages proposés sont résumés dans le tableau 4.
Rappelons toutefois que la SK est plus fréquemment cause d'hypotension artérielle systémique parfois sévère. Personnellement, nous préférons le rt-PA, administré en bolus de 10 mg, suivi d'une perfusion i.v. de 90 mg en deux heures, associé d'emblée à une héparinothérapie.
Les premières études ont exclu les patients qui présentaient des symptômes depuis plus de cinq jours. Par la suite, un bénéfice a pu être mis en évidence jusqu'à quatorze jours. En 1997, Daniels et coll. ont repris les données de cinq études multicentriques, en comparant les scintigraphies ou les angiographies pulmonaires avant et après la lyse.15 La perfusion pulmonaire était augmentée (de 16% en moyenne) après la lyse chez 86% des patients qui se présentaient moins de 24 heures après le début des symptômes. Le taux de succès diminuait ensuite progressivement, mais la perfusion était encore augmentée (de 8%) chez 69% des patients traités entre six et quatorze jours après le début des symptômes. Au vu de cette information, on peut proposer une thrombolyse lors d'état de choc même si les symptômes initiaux remontent à deux semaines. En effet, même une levée partielle, voire minime, de l'obstruction vasculaire peut avoir un effet favorable dans ces conditions.
Il est évident qu'une fois l'indication retenue sur des critères hémodynamiques, la thrombolyse doit être faite le plus rapidement possible.
Le traitement chirurgical (embolectomie) n'a pas été comparé à la thrombolyse de manière prospective. Vu les importantes morbidité et mortalité qui y sont associées, il sera réservé aux patients qui présentent une contre-indication absolue ou un échec de la thrombolyse.8 D'autres traitements, en cours d'investigation, réalisent une fragmentation du thrombus et sont utilisés seuls ou en combinaison avec un agent thrombolytique. On a décrit par exemple un cathéter de type pigtail rotatif, ou une méthode dite de« thrombectomie rhéolytique», où un jet d'une solution physiologique de NaCl 0,9% injectée à haute vitesse par l'extrémité d'un cathéter fragmente le caillot, dont les particules sont aspirées par ce même cathéter.16,17 La pose d'un filtre cave dans cette indication n'a pas d'effet démontré sur la mortalité.8
De nombreuses études ont prouvé que la thrombolyse a un effet plus rapide que l'héparine sur la dissolution des caillots dans les artères pulmonaires et sur les paramètres hémodynamiques. Cependant, en raison des petits collectifs de patients graves étudiés, ce bénéfice ne s'est pas traduit par une diminution de morbidité et de mortalité. La plupart des auteurs admettent l'indication à la thrombolyse chez des patients qui sont en état de choc et ne présentent pas de contre-indication à ce traitement (tableau 2). Des études prospectives sont en cours pour déterminer si un sous-groupe de patients avec embolie pulmonaire massive et dysfonction ventriculaire droite mais hémodynamiquement stables pourrait bénéficier du traitement. En attendant ces résultats, la décision d'administrer un agent thrombolytique ou non dans cette situation devra bien peser d'une part la gravité de la situation clinique et d'autre part les risques hémorragiques.