Les patients porteurs d'un cancer ORL, présentant des métastases cervicales limitées, sont souvent soit surtraités et exposés aux morbidités associées, soit sous-traités avec le risque d'un échec thérapeutique. Deux nouvelles techniques pour l'évaluation et le traitement des métastases ganglionnaires cervicales sont discutées : le concept du ganglion sentinelle et l'évidement cervical endoscopique. Le concept du ganglion sentinelle tend à utiliser l'état oncologique de quelques ganglions pour prédire l'absence de métastases cervicales et permettre une décision thérapeutique basée sur des connaissances exactes de l'étendue de la métastatisation cervicale. L'évidement cervical endoscopique vise aux mêmes exérèses que l'évidement classique, en utilisant des techniques adaptées de la laparoscopie. L'association future des deux techniques pourrait ouvrir la voie à des traitements mieux appropriés et associés à une moindre morbidité.
Le facteur pronostique le plus important lors de carcinome épidermoïde de la sphère ORL est la présence de métastases ganglionnaires cervicales.1,2 Par conséquent, l'état oncologique du cou est une partie importante du staging TNM.3 Plusieurs paramètres pronostiques ont été proposés, tels que le nombre de ganglions positifs,1,2,4 la dimension des ganglions,1,4 l'extension extracapsulaire,1,4,5 ainsi que la présence de ganglions à plus d'un niveau du cou.1,6
Si le traitement d'un volume métastatique important (N2-N3) implique habituellement une association de chirurgie et d'irradiation,7,8 le traitement en l'absence de métastases (N0) ou lors de métastases ganglionnaires limitées (N1 et certains N2) reste controversé.9,10 Il est bien admis que la chirurgie ou la radiothérapie peuvent contrôler l'extension régionale, le choix dépendant dans une large mesure du traitement préconisé pour la lésion primitive des voies aéro-digestives supérieures (VADS).11 Cependant, l'évaluation du cou, la décision d'administrer ou non un traitement et le type de traitement sont sujets à discussion.9,10
La palpation clinique à la recherche de ganglions métastatiques est associée à un taux de faux négatifs variant de 0 à 77% (voir réf. 12 pour une revue), avec une majorité d'études donnant des valeurs autour de 20-30%.12,13 Le taux de faux positifs pour la palpation clinique se situe entre 4 et 40%12 avec une valeur moyenne de 20%.12,13 Lorsque le CT-scan ou l'IRM sont utilisés comme modalité diagnostique, le taux de faux négatifs diminue d'environ 10% et le taux de faux positifs de 5%.12,13 D'autres modalités diagnostiques, telles que la tomographie par émission de positrons, paraissent n'augmenter le rendement des techniques d'imagerie courantes que modestement.14,15 En résumé, à l'heure actuelle, les techniques disponibles sous-évaluent la région cervicale, lors de cancers des VADS : environ 10-20% des cous pathologiquement positifs sont classés N0.
Toutes ces études utilisent comme standard de référence l'évaluation par l'histopathologie des spécimens d'évidement cervical. Il est bien connu que le nombre de spécimens pathologiquement positifs dépend de la minutie de l'examen pathologique.16 L'évaluation pathologique habituelle passe facilement à côté de micrométastases dans les ganglions lymphatiques.17 Plusieurs publications récentes montrent un taux élevé de micrométastases ganglionnaires dans des ganglions de petite dimension (1-10 mm).17-19 Don et coll.18 trouvent 25% de micrométastases dans des ganglions lymphatiques inférieurs à 5 mm et 25% de micrométastases supplémentaires dans des ganglions entre 5 et 10 mm. Woolgar et coll.19 et van den Brekel et coll.17trouvent des micrométastases comme seules métastases cervicales dans 9% de leurs spécimens d'évidement cervical électif (voir plus bas). Si l'importance oncologique des micrométastases dans les cancers épidermoïdes des VADS n'est pas précisément connue, il est clair que ces micrométastases augmentent le nombre de ganglions métastatiques non détectés.
Le traitement électif des cous N0 est entrepris quand la probabilité de métastase ganglionnaire dépasse 20-30%.9,10,17 D'après les revues de Million et coll.11 et van den Brekel et coll.,12 tous les sites primaires des VADS sont concernés, sauf le massif facial et le larynx glottique. Le traitement par chirurgie, radiothérapie ou une association radio-chirurgicale réduit le risque de récidives cervicales à 5-10% avec l'une ou l'autre modalité,20 alors que ce risque est d'environ 25% sans traitement.
La morbidité des évidements cervicaux inclut21 des complications postopératoires précoces (problèmes liés à l'anesthésie, hémorragies, infections, fistule de chyle, nécroses cutanées, lésions nerveuses) et à long terme (cicatrices inesthétiques, douleurs cervicales, douleur à l'épaule).22 Ces complications se retrouvent le plus souvent lors d'évidements radicaux et la tendance, depuis 10-20 ans, est de proposer des évidements sélectifs23 de morbidité moindre.
La radiothérapie est aussi associée à des complications précoces (mucite, dermatite, nécrose cutanée) et tardives (xérostomie avec les problèmes dentaires et de déglutition associés).24Habituellement, l'association des deux modalités de traitement résulte en une morbidité accrue.
Des controverses existent également quant au rôle des évidements électifs25-28 et à la signification exacte des micrométastases pour la majorité des cancers. Afin de mieux sélectionner les patients pouvant bénéficier d'un évidement électif, le concept de ganglion sentinelle a été proposé, en premier lieu pour le pénis par Cabanas29 et plus tard, pour le mélanome par Morton et coll.30 et le cancer du sein par Guliano et coll.26
Le concept d'un «ganglion sentinelle» suppose que le drainage lymphatique de tout tissu (peau, muqueuse, etc.) conduit à un ou quelques ganglions lymphatiques. Appliqué au cancer, le concept du ganglion sentinelle implique que la métastatisation lymphatique n'est pas un phénomène aléatoire, mais suit une progression spécifique et prévisible. Si le ganglion sentinelle filtre efficacement la lymphe afférente, les cellules tumorales devraient y être retenues.31,32 Par conséquent, le ganglion sentinelle devrait être le premier relais de la métastatisation tumorale.
L'état oncologique du ganglion sentinelle devrait prédire le degré de métastatisation des autres ganglions lymphatiques du bassin de drainage (creux axillaire pour le cancer du sein, cou pour le cancer des VADS). Si le ganglion sentinelle est négatif histologiquement, une situation N0 peut être supposée et un traitement du bassin de drainage lymphatique serait superflu. Si le ganglion sentinelle est positif histologiquement, un évidement complet devrait être réalisé à but curatif et afin de préciser la nécessité d'autres modalités thérapeutiques (cancer du sein, par exemple). Donc, une lymphadénectomie sélective, exécutée rapidement et avec une morbidité minimale, devrait pouvoir prédire la situation métastatique.
Il restait à identifier le ganglion sentinelle de façon reproductible. En 1977, Ramon Cabanas a introduit ce concept en injectant les lymphatiques dorsaux du pénis.29 La technique a été «redécouverte» au début des années 1990 par Morton30 et Giuliano.26
Les injections intradermiques péri-tumorales de divers colorants, puis d'albumine radioactive, et finalement de technétium-9934 ont été utilisés pour identifier le ganglion sentinelle lors de mélanomes cutanés. La méthode a été si fiable qu'elle a provoqué un «changement du standard thérapeutique pour la prise en charge des malades porteurs de mélanome».27
Les résultats initiaux pour le cancer du sein ont été moins enthousiasmants, avec une identification du ganglion sentinelle dans seulement 66% des cas, alors que la valeur prédictive (par rapport à un évidement axillaire complet) était de 95%.26 En pratiquant une lymphoscintigraphie au technétium-9928 ou en combinant une injection de colorant et une lymphoscintigraphie au technétium-99,27 l'identification du ganglion sentinelle était possible dans 92%27 et 98%28 des cas. Dans ces études, les ganglions sentinelles étaient métastatiques dans 32%27 et 50%28 des cas et étaient positifs chez 100%27 et 95%28 des femmes avec métastases axillaires (valeur prédictive : 95-100%).
Toute méthode de localisation du ganglion sentinelle est basée sur l'injection d'un marqueur autour de la tumeur et sur une technique pour localiser ce marqueur dans le bassin de drainage lymphatique. Deux types de marqueurs sont actuellement utilisés : colorants et radio-isotopes. Les colorants, tels que le bleu patent V, sont avantageux à cause de leur simplicité d'utilisation et de leur faible coût. Ils permettent la visualisation directe du ganglion sentinelle, une fois qu'il est exposé et disséqué. Cependant, l'emplacement de l'incision cutanée et la dissection sont basés sur l'expérience et non sur la technique elle-même. Les radio-isotopes peuvent être détectés avant le geste chirurgical, et par conséquent, ils peuvent être utilisés pour diriger l'incision cutanée et la recherche des ganglions à disséquer. La détection du radio-isotope peut être exécutée par une caméra gamma (une technique traditionnelle de la médecine nucléaire) ou par des sondes gamma portables, récemment commercialisées, qui sont utilisées en pré- ou peropératoire pour diriger l'exploration chirurgicale.35Il faut souligner que malgré la sophistication de ces techniques, celles-ci aident à la localisation du ganglion sentinelle, mais ne préjugent en rien de son caractère métastatique. Le diagnostic de métastatisation ganglionnaire se fait par des techniques classiques d'examen histopathologique. Un débat persiste sur la meilleure stratégie pour cette analyse pathologique, en extemporané ou sur un matériel fixé, d'autant que des méthodes immunohistologiques ou de biologie moléculaire sont de plus en plus utilisées, notamment pour diagnostiquer des micrométastases.
Malgré de nombreuses études et l'application à de nombreux types de cancers,36 des questions fondamentales sur le ganglion sentinelle, les types de traceurs et leur cinétique de transport subsistent.36 Ceci rend l'application aux cancers des VADS délicate en raison de : 1) la difficulté d'utiliser une gamma-caméra traditionnelle, car différentes localisations primitives, notamment pharyngées et laryngées, ne sont pas atteignables par injection, sans anesthésie générale ; 2) la difficulté de différencier par les techniques actuelles de radiodétection le signal provenant du site d'injection et du ganglion sentinelle lui-même ;37-39 3) l'utilité dans ces cas d'employer simultanément un colorant et un radio-isotope, ce qui est rendu difficile par les différences de cinétique de transport.40
Néanmoins, plusieurs résultats préliminaires, sur un faible collectif de patients, ont été rapportés37-39,41-43 et sont colligés dans le tableau 1. Les taux de détection du ganglion sentinelle varient entre 0 et 100%, mais la technique semble relativement fiable puisque la sensibilité dans la plupart des études est de 100%. Les meilleurs résultats sont obtenus lorsque des radio-isotopes sont utilisés.
L'identification du ganglion sentinelle a toujours utilisé des techniques chirurgicales courantes avec une exploration chirurgicale à ciel ouvert.25,27,28,30,34 Parallèlement, les techniques chirurgicales, initialement développées pour les cavités du corps, ont été appliquées au creux axillaire,44,45 puis à d'autres régions du corps et plus récemment à la région cervicale (voir réf. 46 pour une revue).
Gagner47 a été le premier à reporter une procédure cervicale endoscopique en 1996 : il a procédé à l'ablation de plusieurs glandes parathyroïdes dans un cas d'hyperparathyroïdisme. Depuis lors, quelques articles rapportent 14 thyroïdectomies48-50 et 96 parathyroïdectomies47,49,51-56 endoscopiques réussies chez l'homme. L'évaluation des avantages potentiels a été conduite subjectivement par les auteurs sauf dans l'étude randomisée de Miccoli et coll.,55 qui concluent que l'approche endoscopique était associée à un temps opératoire plus court, des douleurs postopératoires moindres, une période de récupération plus courte, une cicatrice plus esthétique et un coût inférieur.
Jusqu'à récemment,57 aucune étude n'avait examiné la possibilité d'un évidement cervical endoscopique. Nous avons développé, chez l'animal,57 une technique d'évidement cervical endoscopique basée sur : 1) trois petites ouvertures de 10,5 et 5 mm pour les trocarts ; 2) la création d'une cavité de dissection par un ballon gonflable ; 3) l'absence de gaz insufflé ; 4) le maintien de la cavité d'évidement par un appareil de suspension externe. L'efficacité en terme de ganglions enlevés est de 90% chez l'animal57 et chez des cadavres humains.58 Un protocole est en cours pour l'application aux patients.
La possibilité de pouvoir repérer et enlever les ganglions sentinelles par voie endoscopique est le but final de ce projet. Pour cela il faut que l'identification des ganglions sentinelles en cas de carcinome épidermoïde des VADS, soit possible de manière fiable et que le concept du ganglion sentinelle soit prouvé pour ce type de cancer. De surcroît, les développements de l'évidement cervical endoscopique doivent être parachevés et son efficacité démontrée chez les patients. Alors seulement une approche minimalement invasive des métastases ganglionnaires des carcinomes des VADS pourra être réalisée.