Résumé
Internet est une technologie «de rupture», affirme l'editor's choice du BMJ de la semaine passée. Certes, mais du côté de l'informatique, c'est plutôt d'enfermement régressif qu'il faudrait parler. Comme des moutons allant tête baissée vers leur enclos, nous nous laissons tous fourguer des systèmes informatiques «propriétaires», dont le code source nous est volontairement caché et dont nous acceptons docilement les lois et les limites (en partie parce que nous sommes accros à leurs façons de fonctionner). Que ceux qui ne bêlent pas dans l'enclos des logiciels Microsoft lèvent la main....Est-ce grave ? Oui, explique Douglas Carnall dans un édito militant du même BMJ, intitulé «Le futur libre des logiciels médicaux». Et ça pourrait l'être encore plus s'il arrivait à la médecine, grande consommatrice d'informatique, ce qui est déjà arrivé aux activités sur lesquelles les gentilles entreprises de logiciels (telle Microsoft) ont mis la main.De plus en plus, notre société s'organise autour de l'information. Mais la médecine davantage encore que les autres domaines : c'est de fond en comble qu'elle est en passe d'être transformée par les nouveaux moyens de production, de transport et de stockage de l'information. Et c'est pour cela que les médecins doivent absolument en garder la maîtrise....Avec passion, Carnall plaide donc pour introduire au plus vite une révolution en médecine : celle des logiciels libres, gratuits, dont le code source est connu de tous. Dans le monde de ces logiciels, de type Linux, chacun peut partir des améliorations des autres, les bricoler pour les adapter à ses besoins, les comparer et, grâce à Internet, mettre en discussionses solutions novatrices. Un «cercle vertueux» d'amélioration se met en place. Déjà, ces logiciels sont devenus plus performants que ceux dont les sources sont cachées. Evidemment : ce qu'ils font, c'est introduire, en même temps qu'une nouvelle liberté, une démarche scientifique. Tout simplement. Car il n'y a pas de science possible sans esprit communautaire....Sur ce qui nous attend si nous continuons avec la philosophie des logiciels propriétaires, voici ce que dit R. Di Cosmo, spécialiste des systèmes informatiques : «Le jour où n'existeront plus que des serveurs Windows et des clients munis du navigateur Internet Explorer, qui pourrait nous garantir que ces machines ne se parleraient pas entre elles exclusivement en «microsoftien» ?
Cela minerait à la base la possibilité d'interopérabilité, c'est-à-dire de compatibilité entre différentes composantes : aucun concurrent ne pourrait proposer des produits qui travaillent en harmonie avec les produits Microsoft sans avoir accès à un dictionnaire
et personne ne pourrait comprendre ni contrôler ce que ces machines se disent». Ennuyeux ? Non : terrifiant....S'il est un domaine sensible, en médecine, c'est la sécurité. On pourrait croire que là au moins l'avantage est aux systèmes propriétaires qui appartiennent aux sociétés les plus riches (et donc les plus respectées) du monde. Grossière erreur. Ces systèmes passent à côté de ce qui fait l'extraordinaire succès de la Nature : l'essai compétitif, les tentatives multiples de déstabilisation, l'élimination des solutions inadaptées. Dans un système ouvert, de type Linux, des milliers de passionnés de la chose, dont plein de jeunes génies biberonnés au Nintendo, peuvent essayer souvent pour s'amuser - de craquer la sécurité. Si elle résiste, c'est qu'elle est efficace. Sinon, on l'améliore à mesure. Dans un système propriétaire, seuls quelques techniciens peuvent malmener la sécurité avant le lancement du produit et l'améliorer après. Le résultat n'a rien à voir. Pour les banques, par exemple, «les systèmes libres sont le meilleur moyen d'assurer la confidentialité et contrer les hackers» affirme C. Bilat, un spécialiste de l'informatique bancaire, dans un article de l'Hebdo du 25 octobre. Mais surtout, «le fait que Linux soit un système qui n'appartient à personne, c'est aussi la garantie qu'il n'est pas truffé d'espions». Bilat est «convaincu par la rumeur qui affirme que Microsoft, à la demande du gouvernement américain, aurait prévu des «backdoors» (portes d'entrée cachées) dans ses programmes à des fins d'espionnage». Pourquoi les médecins seraient-ils moins méfiants que les banquiers ?...Et puis, il y a l'enjeu de l'argent. Ce n'est pas de peanuts qu'il s'agit : plus ça va, plus l'informatique se taille la part du lion dans le budget de la santé. Or, ce budget est de moins en moins extensible. Donc, à mesure qu'augmente l'argent investi dans l'informatique médicale, celui consacré aux soins diminue. Vous verrez que les informaticiens seront bientôt les seuls (avec les administrateurs) à s'enrichir de la médecine.Au Royaume-Uni, en 1998-9, rapporte Carnall, l'informatique du système de santé a coûté à elle seule un milliard de livres (2,5 milliards de francs). En Suisse ? Allez savoir. Tout le monde s'informatise de façon tellement désordonnée qu'aucun chiffre sérieux n'est disponible. Ce qui est sûr, c'est que, à de rares exceptions, chaque médecin, chaque hôpital, chaque canton bricole à grands frais sa propre méthode informatique. Presque tous utilisent des systèmes informatiques propriétaires. Alors qu'avec des logiciels gratuits, les ingénieurs informatiques pourraient «explorer de façon créative des problèmes nouveaux et irrésolus plutôt que de dupliquer l'effort». A l'heure où tout le monde politiciens et assureurs en particulier prêche sur le thème de l'obligatoire économicité de chaque procédure médicale, ce gaspillage d'énergie et d'argent fait figure de scandale éthique (ou peut-être de suprême hypocrisie)....En fait, la fameuse révolution promise par Internet, celle consistant à donner le pouvoir aux individus de façon non hiérarchique et non centralisée, celle qui devrait nous permettre de sortir du paternalisme des fournisseurs de logiciels, de leurs abus d'asymétrie d'information, aura peut-être lieu. On ne sait jamais. Internet est tellement dynamique. Parmi les développements les plus prometteurs : Napster, le soft développé par un adolescent, Shawn Fanning. Son principe est simple : permettre à des internautes d'échanger des informations d'ordinateur à ordinateur, sans passer par un serveur central. Napster a déjà 20 millions d'utilisateurs, dont la plupart se transmettent de la musique. L'industrie essaie de le faire tomber par voie juridique. Mais, aux mains de la justice, Internet apparaît de plus en plus comme une savonnette : insaisissable. Moralité, selon le BMJ : si le copyright va mourir, la créativité va survivre.Plein de petits clones du Napster apparaissent tous les jours sur la toile. Peut-être est-ce eux qui sauveront les médecins des enclos de Microsoft.