Le dosage de l'antigène spécifique de la pros-tate (PSA) à visée de dépistage est de plus en plus répandu, alors que son utilité apparaît plus que douteuse. En effet, le comportement biologique des cancers de la prostate est très hétérogène, et l'évolution des tumeurs bien différenciées, le plus souvent indolentes, est peu influencée par un traitement radical au stade précoce. En revanche, il est probable que la prostatectomie radicale améliore la survie de patients porteurs de tumeurs peu différenciées dépistées à un stade précoce. Néanmoins, malgré l'amélioration des techniques chirurgicales, le taux de dysfonction érectile et d'incontinence urinaire est élevé après ce type d'intervention. De plus, il n'existe actuellement pas de test de dépistage qui permette de détecter sélectivement les tumeurs agressives. Cet article tente donc d'identifier les raisons de la popularité croissante de ce test, et d'énoncer quelques recommandations pratiques.
«When Rudy Giuliani, New York's high-visibility mayor, revealed last week he had been diagnosed with prostate cancer, he joined 180,000 American men who will be told by year's end they have the disease. Giuliani's cancer was apparently caught in its early stages, thanks to a PSA blood test that often signals prostate abnormalities».
Time Magazine May 7, 2000 :
«Giuliani's Choices»
«Prostate cancer in its active form has always been associated with some nasty symptoms... Now we have added ="art/Images symptom, possibly the most common of all, to ensure that virtually every patient who harbours a prostatic cancer cell shall suffer from, rather than live with, this disease. That symptom is a disabling anxiety as a result of their knowledge of their serum PSA...»
Ian F. Tannock1
Les deux citations en exergue de cet article résument fort bien les deux points de vue principaux qui s'opposent au sujet du dépistage du cancer de la prostate. D'un côté, ceux qui espèrent que le dépistage, en permettant l'identification de cancers à un stade plus précoce, permettra d'en diminuer la mortalité. De l'autre, ceux qui estiment que le bénéfice d'un tel dépistage est pour l'heure loin d'être démontré, alors que son coût en angoisses et en prostatectomies radicales dont le taux élevé de complications affecte immédiatement la qualité de vie est, lui, bien réel. Il n'empêche. Tout indique que le dépistage du cancer de la prostate par le dosage du PSA est de plus en plus répandu, le plus souvent à l'initiative du médecin. Cet article va donc tenter d'examiner si «l'on fait, parce qu'on sait», ou si au contraire «on ne sait pas, mais on fait quand même».
Depuis François Mitterrand et Bob Dole, plus personne n'ignore que le cancer de la prostate est un problème d'hommes publics, mais c'est également un problème de santé publique majeur. C'est la deuxième cause de mortalité des individus de sexe masculin, et la troisième cause de perte d'années de vie par un cancer. Pour un homme de 50 ans ayant une espérance de vie de vingt-cinq ans, le risque cumulé de développer un cancer de la prostate microscopique (c'est-à-dire cliniquement silencieux) est de 42%, et de 9,5% pour un cancer cliniquement évident. En revanche, le risque de décéder d'un tel cancer n'est que de 2,9%. Cette disproportion se retrouve dans les chiffres épidémiologiques. En trente ans, le taux d'incidence du cancer de la prostate a triplé aux Etats-Unis, passant de 40 à 120/100 000 par année,1,2alors que la mortalité liée au cancer de la prostate n'a augmenté que très modestement, de 13 à 18/100 000 par année, et a même tendance à diminuer à nouveau quelque peu. Il ne s'agit donc pas d'une vraie augmentation de l'incidence du cancer de la prostate, mais de la détection par le dépistage de tumeurs qui seraient autrement restées silencieuses. Quant à la discrète diminution de la mortalité due au cancer observée récemment aux Etats-Unis, elle semble liée davantage au traitement plus précoce et efficace de la maladie avancée (hormonothérapie pour le cancer métastatique) qu'à un effet favorable du dépistage.
L'histoire naturelle du cancer de la prostate est encore mal connue. En fait, il serait peut-être plus correct de parler de «cancers» de la prostate au pluriel, tant il est vrai que le comportement biologique de ces tumeurs est hétérogène, allant d'une enviable indolence à une agressivité marquée. Le facteur pronostique le plus important est le degré de différenciation de la tumeur.3-5 Il est évalué selon le score de Gleason, sur une échelle de 1 à 3, un score de 3 correspondant à une tumeur peu différenciée. Le tableau 1 récapitule les résultats de trois études importantes qui permettent d'établir le pronostic du cancer de la prostate en fonction du grade histologique.6 De plus, il est essentiel de reconnaître l'importance pronostique des facteurs liés au patient et non à la tumeur elle-même. En effet, la survie des patients atteints de comorbidités significatives (insuffisance cardiaque, bronchopneumopathie chronique obstructive, etc.) est davantage influencée par celles-ci que par le cancer de la prostate.6
Le test de dépistage le plus approprié est le dosage du PSA. Le toucher rectal a peut-être une spécificité un peu plus élevée, mais une sensibilité beaucoup plus faible que le PSA, et certains ne le préconisent même plus comme test de dépistage. La sensibilité du PSA est probablement assez élevée. Dans une étude comportant un suivi de quatre ans,7 un dosage unique initial du PSA a permis de détecter 73% de tous les cancers et 87% des tumeurs agressives. En revanche, la valeur prédictive du PSA est faible, et seuls 10 à 20% des sujets ayant un taux de PSA anormal ont réellement un cancer. Ainsi, en pratique, un taux de PSA anormal oblige à pratiquer une biopsie chez huit à neuf sujets non malades sur dix (fig. 1). Le taux de complications de la biopsie prostatique est faible (infection, 0,3-5% ; urosepsis, 0,6% ; hémorragie, 0,1%) mais non nul, et environ 50% des patients se plaignent de douleurs durant et jusqu'à quatre jours après le geste. Plusieurs stratégies ont été proposées afin d'améliorer la performance du test. Les taux de PSA s'élevant physiologiquement avec l'âge, certains auteurs proposent d'adopter un seuil plus bas pour les patients plus jeunes, afin d'améliorer la sensibilité dans cette population. Le rapport entre PSA libre et PSA lié à des macromolécules telles que l'a1-antichymotrypsine pourrait avoir une meilleure spécificité,8 mais la valeur-seuil n'en est pas encore assez documentée. Enfin, le taux d'accroissement du PSA au cours du temps constitue une alternative intéressante, un accroissement supérieur à 0,75 ng/ml en une année étant plus spécifique d'un cancer qu'une valeur de PSA isolément élevée.9
Il existe de nombreuses études démontrant que l'application du PSA comme test de dépistage permet d'identifier des cancers à un stade plus favorable. Par exemple, dans une série récente qui rapporte l'expérience de l'introduction du dépistage au Tyrol (Autriche),10 la proportion de tumeurs de bas grade (T1a grades 1 et 2) est passée de 3,1% à 4,6% après l'introduction du dépistage, alors que la proportion de tumeurs de haut grade (T1a et 1b grade 3) a diminué de 2,3 à 1%. Quant à la proportion de tumeurs limitées à la glande, elle est passée de 28,7 à 65,7%. Néanmoins, ce phénomène appelé «stage shift» n'apporte qu'une preuve très indirecte et donc faible de l'efficacité du dépistage, puisque rien ne permet d'affirmer que ces tumeurs découvertes à un stade plus précoce seraient devenues cliniquement manifestes. Enfin, il convient de souligner que plusieurs études, dont une étude suédoise portant sur la cohorte des «hommes nés en 1913»,11ont bien démontré que le temps écoulé entre un résultat de PSA pathologique et l'apparition de signes cliniques de la maladie est long : dans cette série, il était de sept ans. En résumé, le PSA permet la détection précoce de cancers de la prostate au prix d'un taux de faux positifs élevés, et sans que l'on puisse affirmer que les tumeurs dépistées ont toutes un potentiel évolutif.
En l'absence de données provenant d'essais randomisés contrôlés, il n'est pas établi que les traitements radicaux du cancer de la prostate à un stade localisé (prostatectomie radicale ou radiothérapie) en diminuent la mortalité. L'efficacité de ces traitements est d'autant plus difficile à établir que le cours du cancer de la prostate est souvent indolent, et qu'il touche préférentiellement (mais pas uniquement) une population âgée et porteuse de comorbidités. Le suivi prospectif de longue durée d'une cohorte suédoise de patients traités conservativement est à cet égard révélateur.12 Après 12,5 ans, 148 des 223 sujets (66%) étaient décédés, dont 23 (16%) seulement du cancer de la prostate, soit une mortalité globale liée au cancer de 10%. De plus, 55% des survivants à dix ans n'avaient pas de progression de leur maladie.
Toutefois, ces données agrégées sont trompeuses, car elles ne font pas ressortir suffisamment l'importance du degré de différenciation de la tumeur sur son comportement clinique. Dans la même cohorte,12 la survie pour les tumeurs peu différenciées n'était que de 29%, et 17% des sujets ont développé une maladie métastatique symptomatique. Une étude anglaise4 confirme également l'importance pronostique du grade histologique, et suggère que le bénéfice de la prostatectomie radicale, s'il existe, se limite aux patients atteints d'une tumeur de grade 3 selon Gleason. Il s'agit de l'analyse d'un registre de cancers de la prostate regroupant 59 876 patients âgés de 50 à 79 ans, dont 33% ont été traités par l'expectative, 41% par prostatectomie radicale, et 26% par radiothérapie. Dans ce registre, les tumeurs de grade 3 entraînaient un excès significatif de mortalité par rapport à une cohorte de sujets d'âge comparable après cinq ans déjà (45% de survie à cinq ans pour les patients dont le cancer a été traité par l'expectative contre 74% pour les contrôles). En revanche, la survie à cinq ans était comparable, pour les patients ayant subi une prostatectomie radicale (81%) et pour les contrôles (83%). Bien que le choix du traitement n'ait pas été fait de façon randomisée, ces données semblent indiquer que la prostatectomie radicale améliore en priorité le pronostic des tumeurs peu différenciées. Ainsi, on pourrait argumenter que le test de dépistage idéal devrait dépister préférentiellement les tumeurs peu différenciées, ce qui n'est que très partiellement le cas du PSA.
Les complications les plus fréquentes du traitement radical du cancer de la prostate sont la dysfonction érectile et l'incontinence urinaire. Bien que les chiffres diffèrent très largement selon les études, on peut affirmer que la fréquence de ces complications n'est pas significativement différente selon le type de traitement radical, prostatectomie ou radiothérapie.13 Une enquête très récente auprès de 1291 hommes âgés de 39 à 79 ans et ayant subi une prostatectomie radicale pour un cancer entre 1994 et 199514permet une estimation précise et réaliste de ce risque pour le traitement chirurgical. Dans cette population, 8,7% des sujets étaient encore très gênés par une incontinence urinaire et 59,9% étaient impuissants, plus de dix-huit mois après l'intervention. Le recours à une technique chirurgicale destinée à épargner les nerfs de l'érection n'a permis de diminuer le taux d'impuissance que de 10% (56% d'impuissance contre 66% avec la technique habituelle).
En résumé, il ne paraît pas exagéré d'affirmer que, face au dépistage du cancer de la prostate, «on ne sait pas». Ceci se reflète dans la diversité des recommandations de différentes associations gouvernementales ou de spécialistes. On ne sera pas complètement surpris que, parmi toutes les officines nord-américaines qui ont pris position par rapport au dépistage, ce sont principalement les associations d'urologues qui le recommandent. Les résultats des deux essais randomisés contrôlés à large échelle en cours ne seront pas disponibles avant 2004. Et pourtant, comme le démontre l'augmentation de l'incidence du cancer de la prostate, on applique déjà largement le dépistage, «on fait»... Est-ce par crainte de priver nos patients d'une mesure dont l'inutilité n'est pas plus démontrée que l'utilité ? Est-ce en raison de l'écho médiatique récent de cette maladie ? Est-ce lié à la facilité de pratiquer le test, qui consiste en une simple prise de sang (on connaît bien la difficulté à convaincre nos patients de pratiquer une recherche de sang dans les selles, alors même que l'efficacité du dépistage du cancer colo-rectal est clairement démontrée...) ? Est-ce une question de représentation, autrement dit, notre attitude serait-elle la même s'il ne s'agissait pas de «cancer» ? En l'absence d'enquête à ce sujet, nous en sommes réduits à la spéculation.
On peut commencer par renoncer au dépistage dans les situations ou son absence de bénéfice est démontrée, soit lorsque l'espérance de vie est inférieure à dix ans, soit en raison de l'âge, soit à cause d'une ou de plusieurs comorbidités. Le PSA n'a pas de place dans cette situation. Dans tous les autres cas, l'incertitude subsiste, et la décision de doser ou non le PSA doit faire l'objet d'une discussion préalable et nuancée entre médecin et patient. On conclura par la recommandation de l'American College of Physicians :15 «Rather than screening all men for prostate cancer as a matter of routine, physicians should describe the potential benefits and known harms of screening, diagnosis, and treatment ; listen to the patient's concerns ; and then individualize the decision to screen».