Il convient peut-être, en premier lieu, de souligner quelques-unes des caractéristiques, souvent négligées, qui distinguent douleur et plaisir.
De manière générale, la douleur s'ancre assez fortement dans ce que l'on peut appeler la mémoire corporelle, de sorte qu'on est amené parfois à se demander si certaines douleurs sine materia ne dépendent pas avant tout d'une incapacité du corps à oublier la douleur. De plus, même si elle se déplace d'une partie à l'autre du corps, la douleur est souvent bien balisée et peut être décrite en détail. A noter enfin qu'au plan social, elle induit automatiquement la compassion et la solidarité.
Le plaisir, quant à lui, est plutôt fugace ; souvent très, sinon trop fugace. Il est plus difficile de le décrire avec précision. Il varie davanta-
ge, en quantité et en qualité. Et cette fugacité, comme aussi cette relative difficulté que l'on éprouve à baliser le plaisir, voire même à le re-
connaître et à le percevoir comme tel avant qu'il ne disparaisse, est souvent à l'origine des difficultés sexuelles qu'hommes et femmes peuvent rencontrer.
Il n'est pas rare, en clinique sexologique, de rencontrer des patients hommes impuissants et femmes anorgasmiques qui, parce qu'ils ont oublié quel était le degré suffisant de perception du plaisir orgasmique, ressenti pourtant dans le passé, ne parviennent plus à réactiver leur excitation érotique de manière adéquate. Comme si les orgasmes et le plaisir érotique expérimentés autrefois n'avaient pu marquer ou imprégner suffisamment le corps du sujet ; comme si l'activité sexuelle antérieure s'était évanouie avec le plaisir lui-même.
Enfin, sur le plan social, le plaisir,lorsqu'il est trop manifeste, a cet inconvénient de susciter la jalousie et l'agressivité.
Les quelques caractéristiques que nous venons d'énumérer soulignent davantage encore la différence intrinsèque entre douleur et plaisir. Ce faisant, elles contribuent peut-être à nous convaincre que nous avons à faire à des entités foncièrement opposées. On pourrait croire, notamment, que l'apparition de l'une signe la disparition de l'autre, ou que face à la douleur, le plaisir fait figure de profanateur, tandis que la souffrance, apparaissant dans un moment d'euphorie, agirait comme un trouble-fête.
Et pourtant, nous savons par exemple qu'au niveau anatomo-physiologique, il n'est pas possible d'isoler dans le cerveau limbique des zones vouées entièrement aux sensations agréables, ou réservées au contraire à la production de sensations désagréables. D'autre part, les faisceaux nerveux qui véhiculent les sensations douloureuses de la périphérie du corps au cerveau sont les mêmes qui transportent des sensations plaisantes.
Et que dire du sportif, qui vit l'éventuelle douleur d'un entraînement assidu comme un signe agréable de sa détermination à poursuivre le plaisir implicite dans sa passion sportive ? Que dire du mystique, qui perçoit la souffrance que les événements lui infligent, ou qu'il s'inflige à lui-même, comme un moyen susceptible de lui procurer davantage de plaisir dans son parcours ascétique ? Que dire enfin de ces individus, porteurs de tendances masochistes, qui décrivent la douleur comme l'expérience la plus à même de leur procurer du plaisir ; le plaisir de découvrir leur corps, mais aussi celui de parvenir à une maîtrise parfaite de la douleur elle-même ?
Du point de vue pratique, nous devrions peut-être mieux observer comment les porteurs d'algies chroniques cherchent à gérer le plaisir, et s'ils en sont capables. En supposant, naturellement, qu'ils aient un certain contentieux à l'égard du plaisir. Tandis que pour ceux de nos patients qui, par une sorte d'inexplicable résistance à la guérison ou par la fréquence de leurs rechutes, montreraient qu'ils sont plutôt réfractaires au bien-être et à une jouissance prolongée, pour ceux-là donc, nous pourrions nous demander s'ils ne craignent pas le plaisir en tant que tel, peut-être de peur de le perdre aussitôt atteint, voire même avant de l'avoir vraiment obtenu.G. Abraham