Résumé
Ne nous méprenons pas sur la question importante pour le futur, expliquait le Pr Jean-Claude Chevrolet aux Entretiens de Beaulieu, samedi dernier. La question importante n'est pas : «pourrons-nous soigner tout le monde ?» mais : «voudra-t-on soigner tout le monde ?» Bien sûr qu'on le voudra, ont répliqué certains : soigner correspond à un droit de l'homme. Aucune société civilisée ne pensera autrement. Est-ce si sûr ?...Qui ose encore mettre le pied dans la porte quand on la ferme doucement sur des droits élémentaires ? La profession médicale, par exemple. ça a l'air un peu ringard qu'existent dans les sociétés modernes des professions organisées, qui ressemblent souvent à des associations d'anciens combattants et parlent d'éthique alors qu'elles sont des agglomérats d'intérêts économi-ques. Mais en réalité, avec ce curieux mélange d'expérience, de débat éthique interne et de pouvoir qui les caractérise, elles s'imposent comme garde-fous du fonctionnement des démocraties actuelles. «Les professions ne protègent pas seulement les personnes vulnérables» écrivent Wynia et coll., dans un article publié il y a une année dans le New England,1 «mais aussi les valeurs sociales vulnérables»....Nous savons désormais que les civilisations sont mortelles, disait Malraux. Il nous faut apprendre que les valeurs elles aussi. Les sociétés sont capables de s'en passer. «Les sociétés, rappellent Wynia et coll., peuvent abandonner les malades, ignorer le droit au jugement de toute personne accusée de délit, ne pas donner des moyens adéquats à l'éducation, propager une information qui ne fait que conforter le pouvoir, etc.» Tout cela a d'ailleurs déjà été observé. On peut même dire que toutes les sociétés ont une tendance naturelle au manquement à ces valeurs. Et pour contrer cette tendance, le meilleur moyen, affirme Wynia, consiste à donner comme tâche à des groupes d'individus les médecins, les avocats, les enseignants, les journalistes de faire vivre ces valeurs. Que ces groupes professionnels soient affaiblis (souvent, il faut l'avouer, parce qu'ils ont abusé de leur pouvoir), et les valeurs dont ils ont la responsabilité s'estompent, la société boite, la démocratie recule....S'il y a une profession qui sait s'imposer, dans le monde actuel, c'est le journalisme. Partout, on proclame la liberté de la presse comme une valeur suprême. Cette liberté dérape parfois, souvent même. Mais on commence à bien savoir une chose : à peine une presse est-elle contrôlée, muselée, et c'est le totalitarisme qui prospère. Les Américains, dont la presse dérive pourtant à la moindre occasion, l'ont compris et depuis plus longtemps que les autres : dès l'origine de leur pays, via le premier amendement à la Constitution, ils ont fait de cette liberté la pierre de touche du bon fonctionnement de l'Etat.Et la médecine ? Se pourrait-il qu'une «liberté de la médecine» ait le même genre de statut ? D'un côté, non. Car la médecine ne concerne que certains citoyens, et en plus coûte cher, si bien qu'elle demande une solidarité, un système d'assurance, un montage politique de régulation donc une organisation de la liberté. Sans compter qu'elle est également une science, qui a ses règles. Mais d'un autre côté, oui : la liberté de la médecine a un rôle proche de celle de la presse. Elle aussi appartient au noyau de valeurs qui fonde la société. Aucun traitement n'est humain ni même efficace sans relation de liberté. Et sur cette liberté-là, celle de la relation, le médecin ne devrait pas davantage avoir de comptes à rendre que le journaliste. Lorsque l'Etat, via sa bureaucratie ou ses lois, cher-che à aller trop près de ce qui se passe dans la relation thérapeutique, il met en danger l'essentiel : ce qui nous fait être des personnes libres, elles-mêmes garantes de la démocratie....Même si elle défend des valeurs, rien de réactionnaire dans la profession médicale. Aucune nostalgie non plus. Aucune véritable certitude, d'ailleurs. Plutôt une ancienne fréquentation de ce que Claude Lefort décrit comme le trait fondamental de la démocratie : «L'essentiel, écrit-il, est que la démocratie s'institue et se maintient dans la dissolution des repères de la certitude. Elle inaugure une histoire dans laquelle les hommes font l'épreuve d'une indétermination dernière, quant au fondement du pouvoir, de la loi et du savoir».Justement : la médecine a ceci de particulier qu'elle est, et depuis longtemps, une culture de l'incertitude. Elle travaille autour des failles primordiales : celles de la maladie, du handicap, de la mort. C'est son métier. Malgré sa science en progrès, elle sait que, comme dit G. Canguilhem, «rêver de remèdes absolus c'est souvent rêver de remèdes pires que le mal». Elle sait aussi que nous ne nous débarrasserons pas de «l'angoisse éprouvée à l'idée qu'il nous faut compter avec une anormalité originaire», que nulle inquisition envers des anormalités quelles qu'elles soient ne nous délivrera de la «charge des erreurs de la vie». Plus encore qu'à cause de ses valeurs, c'est peut-être bien en raison de ce savoir que la profession médicale est en voie de disparition....Deux mille cinq cents personnes, alors qu'on en attendait le double. C'était un flop, la manifestation de samedi ? Mais non. Même réduite, elle a fait exister le mécontentement des assurés et des soignants. Ce n'est pas rien. Et puis, l'ambiance était excellente, et les discours, pour la plupart, intelligents. Est-ce pour cela trop de retenue, trop de finesse qu'il n'y eut aucun politicien (pas même médecin), à l'exception notable de la conseillère aux Etats Françoise Saudan ?Manifestation nationale ? Non : que des Romands, genevois et vaudois surtout. A quel moment les médecins suisses allemands réagiront-ils ? «Quand ils entendront claquer la porte du wagon à bestiaux qui les amène à l'abattoir» disait un participant à la manif, «et là, évidemment, ce sera trop tard». Comme les civilisations, comme les valeurs, la profession médicale est mortelle.B. KieferP.-S. On exagère peut-être, dans ce journal, avec la pub pour le nouveau site Internet de Médecine et Hygiène. Vous avez compris, en tout cas, qu'on aimerait bien que vous alliez voir. La revue y est en ligne de façon sophistiquée. Pas d'équivalent, actuellement, en Suisse. Merci à toute l'équipe qui a collaboré à ce projet. Nous attendons vos commentaires.1 Wynia MK, Latham SR, Kao AC. Medical Professionalism in Society. N Engl J Med 1999 ; 341 : 1612-6.