L'échocardiographie transsophagienne (ETO)est de plus en plus utilisée en anesthésie pour monitorer la fonction cardiaque et la volémie, pour rechercher l'étiologie d'hypotensions réfractaires, et pour évaluer les reconstructions dans la chirurgie cardiaque des valvulaires et des congénitaux. Son apport en chirurgie cardiaque a un impact significatif sur le devenir des patients, comme le démontrent les résultats d'un collectif de 6000 examens réalisés au CHUV. Vu son coût en matériel et en ressources humaines, cette technique est principalement indiquée dans les cas à haut risque ou dans le cadre de l'enseignement clinique. La pratique de l'ETO demande une expertise étendue ; les anesthésistes qui l'utilisent doivent en acquérir les bases théoriques et l'expérience pratique au cours d'une formation approfondie, et se doivent de travailler en collaboration étroite avec les cardiologues de leur institution.
Depuis son introduction en salle d'opération en 1980, l'échocardiographie transsophagienne (ETO) s'est progressivement imposée comme référence pour l'examen fonctionnel du coeur, malgré le coût des instruments (environ Fr. 200 000.) et la formation spécifique requise. Dans le Service d'anesthésiologie du CHUV, nous avons pratiqué 6870 examens transoesophagiens depuis 1991. Dans notre expérience, l'apport de l'échocardiographie en anesthésie-réanimation porte sur quatre points :
I le monitorage hémodynamique ;
I l'évaluation d'une hypotension réfractaire ;
I les applications peropératoires spécifiques à la chirurgie cardiaque ;
I l'enseignement clinique de l'hémodynamique.
Le monitorage hémodynamique comprend quatre aspects : l'anatomie fonctionnelle, l'évaluation de la fonction ventriculaire, la détermination de la volémie et la surveillance de l'ischémie.
L'ETO offre à l'observateur une vision dynamique des quatre cavités cardiaques permettant une analyse aisée de l'anatomie et des flux. Cette vue générale est particulièrement importante pour cadrer les découvertes pathologiques au sein de leur contexte, et juger de leur retentissement fonctionnel sur l'ensemble de l'organe ; ces éléments vont conditionner le comportement hémodynamique du patient et sa prise en charge par l'anesthésiste. Le taux de découverte fortuite peropératoire de 5 à 8% justifie à lui seul un examen systématique.
L'ETO offre des prestations inégalées pour l'évaluation de la fonction systolique et diastolique de chaque ventricule. Bien qu'il n'existe aucun indice univoque de la contractilité qui soit utilisable en clinique, l'échocardiographie est l'examen qui s'approche le plus d'une définition de la fonction myocardique proprement dite. Les mesures fonctionnelles du ventricule gauche sont aisées, rapides et reproductibles ; les plus couramment utilisées sont la fraction d'éjection et la vélocité de raccourcissement de la paroi ventriculaire ; pour un observateur entraîné, l'évaluation qualitative de l'image cardiaque en mouvement est une estimation efficace de la performance myocardique. On peut calculer le débit à travers la valve mitrale, la valve aortique, la chambre de chasse gauche ou l'artère pulmonaire, ce qui permet de mesurer le débit droit ou gauche, et de calculer un éventuel shunt. Comparée à la thermodilution, cette technique est plus complexe et plus absorbante pour le praticien, qui doit avoir suffisamment d'expérience pour interpréter les données ; la corrélation des résultats avec ceux de la Swan-Ganz varie selon l'endroit choisi pour la mesure, mais est en général acceptable. La détermination du débit cardiaque est un apport mineur de l'ETO pour l'anesthésiste, qui est plus à l'aise avec le cathéter pulmonaire. L'avantage de l'échocardiographie vient de sa capacité à analyser la performance contractile du ventricule, alors que la Swan-Ganz a une valeur prédictive dérisoire pour la dysfonction myocardique.1
La dysfonction diastolique se caractérise par une baisse de compliance associée à une élévation des pressions de remplissage. L'échocardiographie est ici d'un précieux secours, car elle fournit des informations à la fois sur l'altération diastolique par les flux Doppler et sur le remplissage cardiaque par les images bidimensionnelles ; ces notions ne peuvent pas être obtenues par le cathéter de Swan-Ganz qui ne mesure que des pressions et ignore les variations de compliance. Dans notre série, nous avons diagnostiqué une hypovolémie à l'ETO dans 38% des cas d'hypotension réfractaire, alors que les pressions de remplissage étaient normales ou élevées dans la plupart des cas.
La visualisation directe des cavités cardiaques par l'échocardiographie est la «voie royale» pour l'appréciation de la précharge. La surface télédiastolique du VG décroît linéairement avec le déficit en volume circulant ;2 cette mesure a une sensibilité de 95% et une spécificité de 80% pour le diagnostic de l'hypovolémie ;3 sa corrélation avec le débit cardiaque est très supérieure à celle de la pression artérielle pulmonaire bloquée.4 Dans la pratique clinique, on se base sur un certain nombre d'indices pour poser le diagnostic d'hypovolémie : cavités cardiaques de petite surface, parois flasques, oscillations excessives du septum interauriculaire, modifications des vélocités de remplissage mitral et veineux pulmonaire. Dans notre expérience, l'ETO est le moyen le plus performant et le plus rapide pour poser le diagnostic d'hypovolémie et pour la différencier du choc cardiogène ou distributif.
La cinétique de chaque segment de paroi ventriculaire est une visualisation directe de l'adéquation de sa perfusion coronarienne ; toutefois, les altérations contractiles segmentaires ne surviennent que lors d'ischémie tronculaire ; elles ne sont pas apparentes en cas d'ischémie sous-endocardique diffuse. De ce fait, la valeur prédictive positive d'infarctus de l'ETO est élevée (88%) dans le cadre de la chirurgie de revascularisation coronarienne,5 mais est faible (33%) pour les accidents survenant en chirurgie non cardiaque, car l'ischémie sous-endocardique est prédominante dans ce type de population. La portée de l'ETO dans le diagnostic de l'ischémie est donc très différente selon les situations. De plus, la détection des altérations de la cinétique segmentaire est délicate, donc proportionnelle à l'expérience de l'observateur.6 Bien qu'elle ait une bonne sensibilité pour l'ischémie tronculaire, l'ETO n'a qu'une faible spécificité pour ce diagnostic, car les altérations de la cinétique segmentaire peuvent avoir d'autres étiologies, tels les blocs de branche, et sont tributaires de la fonction cardiaque globale et des conditions de charge.
Même en chirurgie de revascularisation coronarienne, la décision de démarrer un traitement vasodilatateur coronarien est prise deux fois plus souvent sur la foi des modifications électrocardiographiques qu'en suivant les altérations échocardiographiques.7 Dans le cadre de la chirurgie non cardiaque, l'ETO ne détecte pas davantage d'épisodes ischémiques que les systèmes modernes d'analyse du segment ST.8 L'impact de l'ETO dans le cadre du monitorage des patients ischémiques n'a donc pas pu être démontré jusqu'ici.
En salle d'opération, en salle d'urgence ou en soins intensifs, l'installation soudaine d'une hypotension ou d'un bas débit inexpliqués est une situation fréquente qui réclame un diagnostic différentiel rapide. L'échocardiographie est le moyen d'investigation le plus approprié pour plusieurs raisons :
La technique est rapide, peu invasive, et ne nécessite pas de déplacer le malade ; elle peut être simultanée à des manoeuvres de réanimation ;
La vision directe des cavités cardiaques permet d'apprécier leur degré de remplissage indépendamment de leur compliance ;
Il est possible de quantifier immédiatement la performance ventriculaire, et de différencier la fonction droite et la fonction gauche ;
Certains diagnostics peuvent difficilement être posés sans échocardiographie, tels la tamponnade ou l'effet CMO (subocclusion de la chambre de chasse du VG analogue à la cardiomyopathie obstructive).
Dans ce cadre particulier, l'impact de l'ETO est évident, puisque la technique permet de poser un diagnostic dans 80% des cas et une indication chirurgicale dans 23%.9
La chirurgie cardiaque est le terrain d'application privilégié de l'ETO. Outre sa faculté de monitorer la fonction ventriculaire, elle est devenue un outil indispensable dans des applications peropératoires spécifiques telles que les reconstructions valvulaires, les corrections de cardiopathies congénitales, le contrôle de fonctionnement des prothèses valvulaires ou la vidange de l'air intracardiaque en fin de circulation extracorporelle (CEC). Mais l'intérêt de l'ETO ne s'arrête pas à ces situations. En effet, le taux de découvertes fortuites faites avant la CEC et modifiant la stratégie chirurgicale oscille entre 3 et 15% selon les séries.10,11,12 L'examen induit également des modifications de la prise en charge hémodynamique par l'anesthésiste dans 10 à 20% des cas de routine, mais jusqu'à 51% des cas à haut risque.13 Il arrive aussi que l'ETO mette en évidence une pathologie nouvelle sans que cela présente une incidence thérapeutique réelle ; c'est le cas dans 8 à 22% des interventions chez les adultes et jusqu'à 25% chez les enfants ;12,14 dans ces situations, la sensibilité extrême de la technique peut semer le doute au sein d'une équipe insuffisamment expérimentée.
A la sortie de CEC, l'examen échocardiographique permet de vérifier immédiatement la qualité de la correction chirurgicale, et, le cas échéant, de justifier un retour en pompe pour parfaire la reconstruction ; la littérature relève des taux de réintervention basée sur l'ETO de l'ordre de 10% pour les plasties valvulaires et les cardiopathies congénitales.15,16 De plus, cet examen s'est révélé avoir une portée pronostique capitale : les régurgitations mitrales résiduelles ou les défauts postopératoires en chirurgie pédiatrique sont responsables d'une mortalité et d'un taux de réopération trois fois supérieurs à ceux des corrections satisfaisantes.17,18
Dans un hôpital d'enseignement, l'ETO est un outil exceptionnel pour améliorer la compréhension de l'hémodynamique et des cardiopathies, et pour remplacer les concepts traditionnels de pression et de débit par ceux de volume et de performance myocardique. Ce profit s'étend bien au-delà de la conduite de l'anesthésie pour la seule chirurgie cardiaque.
L'impact et la rentabilité de l'ETO peropératoire ont été étudiés surtout en anesthésie cardiaque ; pourtant, la question de savoir si l'ETO de routine y est économiquement justifiée a fait l'objet de nombreuses études et reste encore très discutée. Au CHUV, dans un collectif de 6000 examens ETO comprenant 81% de cas de chirurgie cardiaque, l'impact clinique de l'ETO périopératoire peut se résumer de la manière suivante :
décisions thérapeutiques pharmacologiques ou médicales : 21%
décisions thérapeutiques chirurgicales : 9%
décisions vitales immédiates : 4%
corrections de la volémie : 38%
Ces chiffres suffisent-ils à affirmer la rentabilité économique d'une technique aussi coûteuse en matériel et en ressources humaines ? On peut apporter les réponses suivantes :
I l'impact est le plus marqué pour la chirurgie valvulaire, la chirurgie des congénitaux et la chirurgie de résection myocardique, où le taux de sanctions thérapeutiques immédiates est de 15% ;19
I dans les interventions cardiaques simples, dans les cas de bonne fonction ventriculaire, et dans le monitorage de l'ischémie, on ne peut pas prouver que l'examen soit rentable ; il en est de même dans les séries où la morbidité et la mortalité sont extrêmement basses ;
I en anesthésie non cardiaque, hormis la surveillance des cardiopathies dynamiques (CMO, insuffisance valvulaire sévère, congénitaux), il existe peu d'indications ; le taux de décisions thérapeutiques immédiates est trop faible pour justifier à lui seul un pareil investissement ;
I dans les hypotensions aiguës inexpliquées, l'ETO est un examen irremplaçable puisque son incidence thérapeutique est de 23% ;9
I l'ETO est plus précise que la radiologie pour le positionnement de certains cathéters intracardiaques ou intra-aortiques.
Quelques auteurs ont fait des calculs de rentabilité très simples en se basant d'une part, sur le coût du matériel et de son amortissement, et d'autre part, sur la somme économisée dans les cas où l'ETO a permis une correction immédiate, le tout étant rapporté au nombre total de cas. Il en ressort que l'ETO est financièrement justifiée en chirurgie cardiaque dans les institutions qui pratiquent plus de 500 cas par an ; son impact thérapeutique représente une économie allant de $ 150 par cas pour les pontages aorto-coronariens à $ 600 par cas pour les congénitaux.20 Le même calcul fait à Lausanne sur 465 cas de chirurgie cardiaque pédiatrique nous a permis d'estimer l'économie à Fr 1100. par cas. La priorité accordée de nos jours aux aspects strictement économiques ne doit cependant pas masquer d'autres données importantes. Les découvertes fortuites (5-8% des cas) ne peuvent être faites que si l'examen est conduit de routine ; de plus, la prise en charge hémodynamique des patients est plus adéquate avec l'ETO, diminuant potentiellement la morbidité postopératoire ; enfin, la qualité de l'examen est fonction directe de l'expérience du clinicien, donc du nombre total d'examens réalisés. Mais cette qualité tient aussi à la disponibilité de l'anesthésiste qui doit simultanément observer l'échocardiographie et conduire l'anesthésie du patient ; l'attention portée à l'imagerie des ultrasons détourne de la prise en charge du malade et réciproquement ; c'est le défaut majeur de l'ETO comme monitorage peropératoire.21
Comme l'obtention d'images de bonne qualité est aisée par voie transsophagienne, la facilité apparente de l'ETO fait oublier la double nécessité de solides connaissances en échocardiographie et de rigueur dans l'analyse des données. Or, un examen mal interprété handicape plus gravement les résultats cliniques que l'absence d'examen. Dans le contexte du bloc opératoire, il arrive que l'anesthésiste soit confronté à des diagnostics de nature cardiologique ; il doit avoir les compétences pour les reconnaître et travailler en étroite collaboration avec ses collègues cardiologues. Ce point est illustré par une étude menée en chirurgie cardiaque pédiatrique,22 qui démontre que les résultats cliniques sont aggravés lorsque l'anesthésiste n'a pas une formation suffisante en échocardiographie et qu'il doit conduire l'examen ETO simultanément à l'anesthésie.
Il est donc capital que la formation soit adéquate et que les anesthésistes intéressés y investissent beaucoup de temps : formation théorique, apprentissage pratique dans un centre d'enseignement, stage au sein d'une unité cardiologique.23 Aux Etats-Unis, la Society of Cardiovascular Anesthesiologists et l'American Society of Echocardiography ont mis au point un examen commun cautionnant la formation. En Suisse, des discussions sont en cours entre la commission pour l'ETO de la Société suisse d'anesthésie et de réanimation et la Société suisse de cardiologie afin de définir la formation nécessaire et le champ d'application de l'ETO périopératoire en anesthésie. Trois exigences sont déjà retenues : un enseignement théorique et pratique au niveau national, un examen, et une formation continue. Le bénéfice pour les patients et la crédibilité des anesthésistes passent par un degré de performance élevé.
Outre ses exceptionnelles qualités de monitorage hémodynamique, l'échocardiographie transoesophagienne offre à l'anesthésiste un nouveau champ d'intérêt en l'engageant dans un contexte pluridisciplinaire et en faisant de lui un collaborateur direct du cardiologue et du chirurgien cardiaque. Ceci implique qu'il doit se soumettre à un apprentissage intensif afin de justifier par son apport clinique l'investissement considérable engagé dans le matériel et la formation. Bien qu'elle reste essentiellement du domaine peropératoire de l'anesthésie cardiaque, l'ETO sera certainement appelée à prendre une place de première importance dans la prise en charge des patients en état critique.