Résumé
L'embryon, c'est l'obscur point de départ de nos vies. C'est le corps ramassé, potentiel. C'est encore un système biologique incroyable de plasticité, dont les cellules «totipotentielles» semblent bien être capables de se substituer à n'importe quelle cellule défaillante d'un organisme adulte (ça ne vous fait pas rêver, vous, ce «totipotentiel» ?). C'est enfin un formidable objet de cristallisation de points de vue éthiques. Et tout cela s'emmêle pour constituer le nud de l'affaire actuelle.L'affaire actuelle ? Oui. Il faut voir comment, depuis quelques temps, l'embryon humain tient la vedette des débats publics ! Interruption de grossesse, expérimentation, clonage : partout, en Suisse, en Europe et ailleurs, les démocraties sont en palabres, renégocient les délais d'avortement légaux, essaient de décider de la façon d'obtenir les embryons pour la recherche en puisant dans les «surnuméraires» congelés ou en les créant exprès tâchent de donner quelques limites à la recherche. Partout, le législateur est appelé à la rescousse. Mais, pour baliser le chemin, il apparaît bien emprunté, ce législateur. A quels repères se fier ? De quelle façon classer l'embryon dans l'échelle de la dignité des créatures ? Tout est question de temps. Seulement voilà : le moment à partir duquel il faut le considérer comme «humanisé» fait lui-même l'objet d'une remarquable diversité de points de vue.Dans aucun autre débat, la société pluraliste moderne se montre aussi partagée, et de façon aussi peu compréhensible. Pourquoi, par exemple, la plupart des défenseurs d'une dignité d'emblée absolue des embryons se recrutent-ils dans les couches les plus réactionnaires de la société ? Pourquoi la violence de leurs réactions ? Qu'elle se fasse au nom de la défense du «faible» suffit-il à l'expliquer ?Seule certitude : l'embryon fascine. ça doit être son côté originaire. Le fait qu'il a été un âge de notre vie, dans l'insaisissable trajet de notre biologie. Et qu'en intervenant sur ce trajet, à ce moment où n'existent que quelques cellules sans visage, on peut chan- ger le destin des individus et de l'humanité....Etrange de voir comment l'Europe se partage, sur le plan du statut de la recherche embryonnaire. D'un côté, le camp «métaphysique», pour lequel l'embryon doit se manipuler avec des pincettes parce que c'est de l'humain : on y trouve la Suisse mais aussi l'Allemagne, l'Autriche et la Norvège. Dans ces pays, l'embryon ne peut être créé qu'à des fins de procréation. Dans le camp opposé, celui des «pragmatiques», on trouve le Royaume-Uni et le Danemark, qui autorisent la création d'embryons dans le seul but d'en obtenir du matériel de recherche. Quelles différences socioculturelles décident de la ligne de fracture entre ces pays ? La religion ? Non. La répartition géographique Nord-Sud ? Pas davantage. Les origines culturelles de telles différences de mentalité sont difficiles à cerner. Signe, peut-être, du caractère con-tingent et mal assuré des deux positions, et du fait qu'un jour ou l'autre, elles pourraient soit s'opposer irrationnellement et violemment, soit disparaître dans un consensus sans véritable fondement....A mi-chemin entre les deux camps, la France lançait, il y a une dizaine de jours, un projet de loi visant à autoriser l'expérimentation sur des embryons surnuméraires pour lesquels n'existe plus de «projet parental». Dans le même temps, à la surprise générale, elle proposait de permettre le clonage thérapeutique. Pour convaincre le groupe des an-tis et des surpris, L. Jospin a brandi une interrogation. «Des motifs tenant à des principes philosophiques, spirituels ou religieux devraient-ils nous conduire à priver la société et les malades de la possibilité d'avancées thérapeutiques ?» a-t-il demandé devant le Comité national d'éthique. Etonnant mélange de références. Si l'on résume : la santé des malades qui peuvent profiter de thérapies par cellules souches embryonnaires est une priorité si absolue qu'elle balaie par elle-même tout argument du vieux registre de la philosophie, du spirituel ou du religieux. En-tre le danger de déraper en bricolant l'embryon et le droit des malades à être traités, il n'y a, selon lui, pas photo : il faut foncer. Pas le temps d'explorer d'autres voies, comme celle des cellules souches issues de tissus adultes.Peut-être Jospin a-t-il raison. Mais ses critères sont eux aussi, bien sûr, philosophi-ques et spirituels....Superbe, oui superbe, en revanche, sa trouvaille, lorsqu'il parle, à propos des cellules souches embryonnaires, de «cellules de l'espérance». Comment se crée un mythe ? Ainsi. Par les mots. La voici, l'espérance non seulement des malades, mais aussi d'une humanité lasse : les cellules souches. On pense à E. Morin : «N'étant pas sénile, mais juvénile, résolument tourné vers l'avenir, l'homme moderne est fasciné par l'horizon dont il attend renouveau et métamorphose»....Et la Suisse ? A l'exception de la fécondation in vitro, tout y est interdit. Pas question de créer des embryons à des fins de recherche, ni de faire de la recherche sur les embryons surnuméraires. Seule, d'ailleurs, est autorisée la production d'embryons destinés à être implantés (si bien que même le diagnostic préimplantatoire est interdit). Cela veut-il dire que, chez nous, toute recherche ou toute thérapeutique à base de cellules souches embryonnaires sera impossible ? Pas sûr. Aucune base légale n'empêche l'usage en Suisse de cellules embryonnaires obtenues par des procédés qui y sont proscrits. Tout est en place, donc, pour que s'installe un tourisme médical dans ce domaine, ou pour que nous devenions un pays importateur de cellules embryonnaires. Une exportation de nos problèmes moraux encombrants qui, si elle nous empêchait de nous confronter à l'avenir par la parole et le débat, serait bien plus perverse que celle des déchets toxiques....Tout cela sent la fin de millénaire. Pour saisir ce qui arrive dans le sillage de la biotechnologie, la société cherche des valeurs dans le passé, mais ne peut plus se fier à lui : le futur s'annonce, à la fois, totalement ouvert et opaque. Nous nous trouvons soudainement, rappelle G. Hottois, devant une «imprévisibilité radicale». Finis la science et le monde pré-calculables. C'est désormais une difficile et périlleuse «navigation à vue». «Telle est la cause du désarroi présent, ajoute-t-il : le passé a cessé d'être une valeur dominante là où l'avenir prime absolument, mais cet avenir lui-même est muet et impénétrable».A la fois muet et impénétrable, l'embryon est une figure de cet avenir. Que faire avec lui ? Il se tient comme un doute faisant face à l'obscurantisme de nos certitudes.