Cela fait plus de 25 ans qu'Elisabeth Kübler-Ross a rassemblé en un ouvrage fondateur son travail de pionnière sur les réactions observées à l'approche de la mort.1 Un peu schématique au début, l'évolution décrite en ces circonstances pénibles, d'abord pour soi-même puis dans la perspective de la disparition d'un proche, s'est enrichie, nuancée.
On a parlé de «travail de deuil», dans le contexte d'une perte douloureuse, de la vie, d'une fonction importante, d'un attribut vital. «Processus» de deuil a élargi le sens de l'évolution vécue en ces circonstances. Cependant ces réactions s'observent lors de tout changement, y compris apparemment heureux, entraînant une adaptation qui ne va pas toujours de soi.
Mon ami Jean vient de m'en offrir un exemple instructif. Il est un professionnel consciencieux dans un domaine qui n'expose pas à briller ni à se battre contre des concurrents ou des événements. Depuis des années, il fait bien son travail, avec les modestes progrès que lui permet son champ d'exercice, mais reste effacé. Il a veillé à diversifier ses activités à côté de son travail, à ne pas négliger sa famille, à se ménager un jardin secret, de façon équilibrée. Il participe aussi discrètement à une association d'intérêt public où il se montre efficace, où ses qualités sont appréciées.
Mais voilà que cette association va perdre son président qui se retire au terme de plusieurs mandats bien remplis. Deux dauphins combatifs briguent sa succession en une compétition qui prend mauvaise tournure. D'autres membres influents de l'association voient ce duel d'un mauvais il et décident d'en sortir en élisant un troisième larron.
Les voici donc qui viennent voir Jean et lui annoncent leur choix en sa faveur : il va devenir, il doit devenir le nouveau président.
Pris de court, mon ami réagit par les habituelles réactions d'incrédulité et de déni : «Ce n'est pas possible ! Vous rêvez ! C'est une mauvaise plaisanterie ! Il n'en est pas question ! Rentrez chez vous et laissez-moi en paix !» Mais les associés insistent, lui exposent tout le sérieux de la chose et lui font comprendre qu'il n'a guère d'autre choix que d'accepter une promotion au demeurant flatteuse.
Jean doit se rendre à l'évidence. Alors il se met en colère, se révolte. Personne ne disposera de lui contre son gré. On aurait pu lui demander son avis avant de trancher sur ce qui le concerne. Pourquoi lui et pas plutôt un autre ? C'est ce moquer du monde ou, pire, exploiter un individu vulnérable qui se défend mal. Inévitablement sa fureur se retourne contre lui-même et il culpabilise : «J'aurais dû me méfier ! j'aurais mieux fait de ne pas mettre le petit doigt dans cette machine qui va maintenant me happer tout entier». D'ailleurs, il considère que cette charge est un honneur qu'il ne mérite pas et il a toujours eu pour principe de refuser tout honneur.
Il faut laisser retomber ce mouvement d'humeur, ce qui prend quelques minutes, quelques heures, quelques jours. Le temps d'admettre la réalité, d'y réfléchir de façon un peu plus calme aussi, d'amorcer un mouvement de distanciation pour considérer à froid cette association, ce président, sa position, son rôle, ce qui l'attend. Commence alors une négociation, un marchandage. Cette présidence demande du temps, de l'énergie, de l'attention. Jean ne veut pas abandonner ses autres activités, ne pas trop les réduire du moins, souhaite des collaborateurs, un vice-président, un secrétaire général.
On en discute. Le plus dur est fait. Il a consenti sans dire encore oui. Il se retrouve seul, réfléchit, rumine. Il voit bien que sa tranquillité est perdue, que l'équilibre de son existence est miné, détruit. Il en est affecté, il déprime. Puisque c'est ainsi il se laissera faire, mais avec la plus grande passivité : «Ils l'auront bien cherché ! Tant pis pour eux !»
Mais son acceptation de principe a enclenché un processus qui va entraîner une diversion, un divertissement, au sens de Pascal. On l'aide à préparer une déclaration d'intention bien sentie. Tant qu'à jouer, il faut respecter les règles. Son programme doit être mis en forme. Les choses se précisent comme si c'était pour un autre, pour les autres membres de l'association et ceux à qui elle rend service.
Ainsi, petit à petit, de résignation en acceptation, la position de Jean s'affirme. Il se découvre des ressources insoupçonnées. Après tout il n'a pas démérité, il mérite même peut-être ce qui lui échoit. Il ne va pas s'engager à moitié mais à fond, en sachant mettre à contribution ceux qui l'ont embarqué dans cette aventure sans compter leur aide. En une sorte de sublimation il accepte de sacrifier, pour quelque temps, sa tranquillité, un peu sa famille, son violon d'Ingres.
Tel que je connais mon ami, tel que je l'ai vu évoluer, à son pas, sans lanterner, je crois que l'on peut être optimiste. Il aura révélé, à cette occasion, une bonne capacité à s'adapter à des circonstances profondément nouvelles.
Voilà schématisées les réactions qui se sont succédées à la suite de nouvelles plutôt bonnes et à l'occasion de changements plutôt favorables. Mais il ne faut pas être manichéen : développer une activité pré-existante ou s'engager dans une nouvelle action oblige presque toujours à renoncer à autre chose, à quoi on pouvait tenir aussi.
Les malades que nous rencontrons montrent ce même genre de réactions quand ils tombent malades. Certes l'ordre, la durée de ces différents temps peuvent varier, ils peuvent s'entrecroiser, se chevaucher, une étape peut être sautée ou bien plusieurs peuvent se répéter en une sorte de bégaiement. Chez certains individus expéditifs, les perturbations personnelles sont parfois différées.
Le même processus d'adaptation peut se répéter après une maladie prolongée au moment de la guérison. Le malade était pris en charge, fatigué il était soulagé de ses charges, libéré de ses obligations. La situation de maladie peut avoir des charmes pernicieux auxquels il est tentant de céder. Même quand une mort promise à laquelle on s'était résolu ne se produit pas, les bouleversements peuvent être douloureux. On l'a vu il y a quelques années avec des sidéens en fin de vie, réglant leurs affaires, se retirant pour mourir et soudain ramenés à la vie par les trithérapies.
Le syndrome de Lazare est une réalité. Echapper à la mort, sortir d'un coma pour entrer dans une longue période de réadaptation,2 entraîne inévitablement un processus d'adaptation qui peut être douloureux, même s'il va bien se terminer. Dans l'échelle des événements de vie de Holmes et Rahe, la perturbation la plus grave pour un individu, la mort du conjoint, est cotée 100, mais le mariage, événement en principe heureux est coté 50.3B. Hrni