Notre étudea a été conçue dans l'objectif d'évaluer l'apport qu'une intervention psycho-sociale peut apporter au suivi des patients pulmonaires chroniques. Le cadre de l'intervention a impliqué une dimension individuelle et une dimension familiale. Il s'agit d'une étude qualitative menée auprès d'un nombre restreint de patients et basée sur un processus d'investigation étalé dans le temps.
Notre pratique au sein du Service de psychiatrie de liaison nous porte à croire qu'il existe des invariants relatifs au fait d'être malade comme tel et, en particulier, au fait de souffrir d'une maladie chronique.1 La maladie pulmonaire chronique est un terrain privilégié pour étudier le climat de menace qui entoure la maladie le «risque vital» ne concernant pas le seul patient, mais déteignant, comme l'ombre de la mort, sur les proches de ce dernier et sur les soignants.
Ressaisie en son niveau de réalité phénoménologique, la maladie est un événement qui atteint un corps vivant habité par un sujet, mais aussi un corps vivant social ; un organisme marqué par l'échange et par la communication intersubjective. En perturbant le fonctionnement biologique, la maladie perturbe l'homme en tant que sujet de relations aux partenaires de son environnement ; à l'inverse, l'évolution de la maladie est «sensible» à ce qui se passe entre le patient et son entourage humain. Ainsi, même en présence d'une altération organique objectivable et irréversible, une constellation de facteurs psycho-sociaux intervient dans la modulation de la chronicité. Dans l'évolution clinique du patient, trois dimensions nous semblent particulièrement significatives ; en interaction avec le facteur biologique, elles co-déterminent le devenir de la personne malade. Il s'agit de : a) l'expérience «pathique» de la maladie ; b) la réponse de la famille à la maladie ; c) la fonction soignante comme rencontre intersubjective entre le système de soins et le patient.
La notion d'expérience pathique de la maladie condense tout ce en quoi la maladie fait souffrir ou «pâtir». Or, ce pâtir est ample et complexe.2 La survenue d'une maladie irréversible produit notamment une rupture douloureuse dans les relations coutumières entre le sujet et son environnement. Elle induit aussi chez le patient des limitations fonctionnelles qui obligent la famille à opérer une redistribution des rôles et des tâches. Or, la manière dont le système familial fait face à la maladie agit de façon directe sur le départage des vulnérabilités et des ressources du patient.
Les membres de la famille sont exposés à l'angoisse de perdre le leur qui est malade, et confrontés à la possibilité de la séparation et du deuil. La maladie chronique menace ainsi le lien d'attachement et retentit sur ce qui constitue sa «portée» affective de base : la tension entre sécurité et insécurité existentielles. Le risque vital, même si son échéance reste indéterminée, se traduit, pour le patient et sa famille, en une confrontation obligée à l'anticipation de la perte.
La maladie se répercute également sur la communication dans la famille, en un sens qui vise à protéger contre les situations génératrices d'une menace vitale. Par exemple, comme le note Rolland,3 «la règle familiale prônant une communication ouverte peut se muer en une règle d'évitement du conflit, dans le but de protéger contre une rechute fatale». La maladie, avec les menaces qu'elle éveille, est par ailleurs elle-même un sujet dont on parle ou dont on ne parle pas.
La maladie stimule chez les proches des comportements solidaires de soins et de réparation. Face à la maladie d'un parent, les ressources «réparatrices» de l'enfant sont souvent sollicitées de manière massive, sans que son souci et tous les efforts qu'il déploie pour prendre soin de son parent ne soient reconnus comme tels. Les entorses au principe de la justice dans les échanges peuvent engendrer d'importantes souffrances et des troubles du comportement ou du développement.
La maladie chronique est un facteur qui agit sur l'histoire de la famille. En général, elle tend à y accentuer les tendances «centripètes» : la famille se centre sur son espace et ses événements internes, tout en renforçant les limites qui la départagent du monde extérieur.
Notre intervention s'est structurée autour de trois finalités.
I Eclairer et expliciter, au sein de la famille, l'expérience plurielle de la maladie.
Nous entendons par là la manière dont chacun, en fonction de la phase actuelle de son histoire de vie, de sa relation au malade et de sa position singulière dans le réseau familial, est affecté par la présence de la maladie et, en particulier, par les menaces de mort et de perte qu'elle véhicule.4
I Explorer l'histoire de la famille.
Trois raisons ont motivé à intégrer cet axe diachronique dans notre intervention. D'une part, la réponse que le patient et ses proches déploient face à la maladie et aux menaces de perte est profondément influencée par les expériences antérieures que la famille a faites en rapport avec la maladie, l'invalidité et les deuils.3,5 D'autre part, la maladie chronique agit sur la «balance éthique» qui régit la distribution des droits et des obligations à l'intérieur de la famille. Enfin, le récit partagé que le professionnel construit avec la famille, récit des événements et de leurs répercussions affectives, permet de dévoiler les aspects tourmentés de l'existence dont la dimension cachée ou la «dissimulation» représentent en elles-mêmes une source puissante de souffrance.6
I Promouvoir une équilibration majorante des échanges à l'intérieur de la famille.7
Notre intervention visait à favoriser l'identification des ressources que les différents membres de la famille mobilisent, à promouvoir la reconnaissance mutuelle des mérites acquis par chacun auprès des siens et à éviter une dérive injuste : perte de réciprocité, pétrification des rôles, responsabilisation excessive ou trop précoce des enfants, etc.
Nous pensons en effet que le renforcement de la cohésion ainsi que la valorisation accentuée de la solidarité et du soutien intrafamiliaux ont un rôle protecteur indéniable. Mais la perpétuation indéfinie de ce schème peut se muer en une défense régressive qui ne profite plus à personne, pas même au patient. En aidant la famille, le médecin agit dans le bien du patient lui-même.
Les résultats de notre étude tendent à corroborer l'idée de Rolland8 selon laquelle il importe, pour pouvoir prendre en compte les besoins psycho-sociaux liés à la maladie chronique, de disposer d'un cadre conceptuel qui permette d'appréhender l'entrecroisement de trois évolutions celles de la maladie, de l'individu et de la famille et de penser sur un mode interactif ou systémique l'interface entre ces trois voies évolutives.
Parmi les quatre variables retenues par Rolland comme les plus pertinentes à cet égard (mode de survenue, de décours, invalidation, pronostic), celle du pronostic est apparue comme ayant le plus fort impact le moment le plus crucial étant l'anticipation initiale quant à la question de savoir si la maladie sera une cause probable de mort.5
Il y a cependant souvent non-concordance entre la perspective biomédicale et l'expérience personnelle.9 Les patients et leurs proches se plaignaient d'un manque d'informations concernant le diagnostic et le pronostic de la maladie. Si la transmission du diagnostic et, surtout, du pronostic suscite tant de malentendus, c'est parce qu'elle met en jeu la question de la vie et de la mort. Un «déni partagé» pouvait unir dans un même évitement protecteur le patient et son médecin. Par ailleurs, des différences profondes entre les systèmes de référence respectifs du médecin et du patient favorisent des glissements de sens entre ce que le médecin «veut dire» et ce que le patient comprend de ses paroles. Enfin, il y avait des situations où les patients, expressément, «ne voulaient pas savoir».
Nous avons fréquemment relevé chez les patients une tendance à dénier les émotions pénibles liées aux symptômes de la maladie et à ses menaces. On note certes un processus dynamique qui fait alterner des phases de confrontation intense à l'épreuve de la maladie et des phases où celle-ci se trouve refoulée hors du champ de la conscience. Ces attitudes antagonistes sont sans doute toutes deux nécessaires à une gestion équilibrée de la maladie. Mais l'attitude de déni prononcé avait des retombées négatives sur l'entourage ; elle contribuait à maintenir sous silence la question cruciale véhiculée par la maladie chronique, celle de l'espérance de vie du patient et celle, corrélative, de l'avenir du lien entre lui et ses proches.
Nous pensions au départ que l'expérience pathique de la maladie était un phénomène qu'il importait d'investiguer chez le seul patient. Or, il est apparu qu'une telle limitation n'était pas justifiée. Lors de la confrontation aux symptômes, les proches pouvaient en effet, par un processus d'empathie,10 avoir eux aussi une expérience pathique éminemment signifiante de la maladie.
Dans la majorité des situations, l'inquiétude profonde et envahissante des proches favorisait la mise en place d'une aide en faveur du malade. Le souci nourri par les enfants pour le parent malade restait généralement méconnu par celui-ci, un peu comme si reconnaître l'effectivité du soutien offert équivalait à reconnaître expressément sa propre vulnérabilité.
Nous avons noté le surprenant entrecroisement entre l'histoire naturelle de la maladie, l'histoire personnelle du patient et celle du système familial. L'élément le plus déterminant quant aux réalités historiques résidait dans les zones de transition entre phénomènes biologiques et personnels, ou bio-personnels et familiaux, davantage que dans les «entités» que ces termes pourraient désigner.
Dans la plupart des cas étudiés, la maladie chronique a en effet exercé des effets à long terme sur la vie des patients en imprimant certains tournants irréversibles au cours de leur histoire. L'impact de la maladie sur les projets de vie des patients est apparu d'autant plus fort que la maladie survenait dans une phase précoce de leur histoire et était de pronostic défavorable.
Chez deux patientes asthmatiques, une autre forme de lien s'est dessinée : au lieu que ce soit la maladie qui façonne et détermine leur histoire personnelle, tout se passait comme si c'était à l'inverse leur parcours historique, avec ses impasses et ses crises, qui influençait, voire «motivait» l'apparition de la maladie.
Par ailleurs, l'attitude de plusieurs patients face à leur maladie concordait, quant à son style, avec ce qu'ils avaient connu comme histoire dans leur famille d'origine. Ces patients «se traitaient» comme ils avaient été traités par leurs parents. La reconstruction de l'histoire familiale, en éclairant les motifs sous-jacents à la configuration de la «balance éthique» des échanges, permettait également aux membres de la famille de redresser les éventuels déséquilibres.
Dans les situations qui ont le mieux évolué, celles de familles caractérisées par une tendance à l'hypercohésion (sans doute accentuée par la maladie chronique), l'intervention a essentiellement contribué à permettre : une mise au clair et une élaboration commune des craintes de chacun ; une reconnaissance des efforts réparateurs prodigués par les proches.
Difficultés et obstacles rencontrés dans les autres situations : la conviction du patient que sa maladie n'avait aucune répercussion sur ses proches (aspect intersubjectif du déni de la maladie) a bloqué la possibilité d'avoir un accès direct à la famille les patients refusant que nous la rencontrions. La maladie et ses menaces imprégnaient si profondément la structure de la famille, refermée hermétiquement sur son espace protecteur propre, qu'une intervention visant à «tirer au jour» les moments de douleur et d'angoisse liés à la perte était elle-même vécue comme menaçante.
Nous suggérons d'intégrer l'entourage familial dans la mesure où il souffre lui aussi de la maladie et constitue un espace de ressources pour le patient. Les membres de la famille manquent souvent des informations nécessaires à leur propre gestion de la maladie. La transmission au patient du diagnostic et du pronostic ne garantit pas sa retransmission à la famille. L'aptitude du patient à informer ses proches peut être bloquée par la peur d'envisager sa propre dégradation et son risque de mort, par l'angoisse d'être abandonné.
Le rôle du médecin comporterait au minimum deux exigences.
1. Lors du diagnostic initial : rencontrer la famille, en sorte de pouvoir transmettre et s'assurer de la compréhension par chacun du diagnostic, du décours, du traitement, du pronostic de la maladie, de ses aspects invalidants et des ménagements requis.
2. Lors des périodes de transition dans l'évolution de la maladie : convoquer à nouveau la famille et réévaluer en sa présence les thèmes directeurs susmentionnés.
De tels entretiens constituent des «événements cadrants» pour les différents membres de la famille et détiennent une fonction préventive : en aidant précocement les familles à établir des patterns fonctionnels, le médecin favorise l'adaptation ultérieure de chacun à la maladie.
L'éthique médicale prescrit que l'information à la famille ne peut être donnée qu'avec le consentement du patient. On ne pourra donc informer la famille à l'insu du patient. La pratique montre que de nombreuses familles cherchent à obtenir des renseignements à l'insu du patient ce qui conduit fréquemment à des divergences de compréhension, voire à des conflits. Une convocation des différents acteurs permet de comprendre et de faire comprendre les soucis tant du patient que de ses proches.
Les propositions qui suivent visent à fournir, sous une forme résumée, des jalons susceptibles de guider l'intervention psycho-sociale des soignants.
I Rendre explicite le vécu émotionnel de souffrance de chacun. En effet, face à la souffrance exprimée de façon ouverte, chacun peut devenir à la fois donneur et receveur de consolation.
I Dégager la contribution de chacun face aux exigences induites par la maladie et dans le travail souvent inaperçu de «réparation» du patient, tout en encourageant à une reconnaissance explicite des mérites acquis par chacun.
I Soutenir les possibilités de développement des enfants du parent malade, en veillant à ce qu'ils ne soient pas «sacrifiés» à son soutien et sa réparation.
I Lors des périodes de transition dans l'histoire de la maladie ou de la famille aider les protagonistes à élaborer l'expérience de perte anticipée et à la rééquilibrer en fonction de nouvelles exigences développementales qui auraient surgi.
Les situations étudiées, malgré leur grande diversité, ont permis de percevoir quelques invariants, dont le besoin d'information, très souvent sous-tendu par un besoin de soutien du patient et de ses proches, et le déni des affects pénibles et de la crainte d'une mort prématurée. Les membres de la famille occultent ces craintes pour ne pas augmenter la souffrance supposée des autres. Or, une telle stratégie ne va pas sans sacrifices et chacun a à en payer le prix les enfants étant, à cet égard, ceux sur lesquels pèse la plus lourde charge. L'intervention doit dès lors viser à permettre une narration où chacun peut exprimer les traits de sa souffrance et de ses attentes singulières et y être entendu. L'intervention peut permettre une certaine levée du déni à l'intérieur de la famille, sans trop bouleverser les stratégies d'adaptation utiles. W