Un traumatisme squelettique non accidentel d'un enfant peut mener à des fractures identiques à celles produites lors d'un véritable accident telles que fracture diaphysaire isolée, fracture du tiers moyen de la clavicule, fracture linéaire du crâne. Il s'agit alors de fractures dites «non spécifiques» et seule l'absence d'une anamnèse d'un traumatisme accidentel correspondant ou la présence d'autres lésions telles que d'autres fractures non expliquées et d'âges différents feront suspecter la nature non accidentelle du traumatisme.D'autres lésions par contre doivent faire immédiatement suspecter une maltraitance : fractures de côtes, fractures métaphysaires des os longs, fractures d'âge différent, fractures de l'omoplate, fractures des extrémités latérales des clavicules et fractures digitales chez des bébés non mobiles, de même que des fractures de crâne complexes. Ces dernières sont particulièrement dangereuses en raison des lésions intracérébrales qui les accompagnent, mettant en danger la vie de l'enfant. Ce sont des fractures dites spécifiques de la maltraitance.Le rôle de l'imagerie est essentiel dans le diagnostic de ces lésions spécifiques de la maltraitance.
La maltraitance de l'enfant peut prendre différentes formes : physiques, psychologiques, de négligence, par abus sexuels. Nous limitons notre discussion à l'aspect radiologique des traumatismes squelettiques et cérébraux.
La description initiale de la radiologie du «syndrome de l'enfant maltraité» date de 1946, lorsque John Caffey, radiologue et pédiatre à New York, décrivait des fractures métaphysaires des os longs d'enfants souffrant d'hématomes sous-duraux chroniques.1 Depuis, de nombreux articles ont été consacrés aux lésions traumatiques non accidentelles des enfants, dont les synonymes sont : «traumatisme X», «syndrome de Caffey-Silverman», «Battered-child syndrome» «syndrome de l'enfant maltraité», «Shaken baby syndrome».2,3
L'incidence de cette «maladie» est difficile à évaluer. Dans bien des pays la maltraitance ne figure pas sur la liste officielle des diagnostics de maladies. En Angleterre, 2,7 de tous les enfants sont inscrits au service social pour protection. Dans une large série de décès subits de nourrissons canadiens 2,6% étaient dus à une maltraitance.4
A Genève, les suspicions de maltraitance de petits enfants doivent être signalées à l'Office de la protection de la jeunesse.
Le nombre de cas investigués n'est pas rendu public, à cause du «secret médical». Comme il n'existe pas de code diagnostique pour un décès par maltraitance, le taux de mortalité officielle est inconnu.
A l'Hôpital des enfants de Genève, il y a en moyenne un cas de décès par année.
On distingue deux sortes de lésions osseuses de l'enfant maltraité : des fractures dites «spécifiques» et des fractures «non spécifiques». Les différents mécanismes de force responsables de ces fractures expliquent la différence entre ces deux formes d'agressions.
Un traumatisme direct peut être appliqué au squelette d'un petit enfant. L'enfant peut être frappé, poussé, laissé tomber. Il y aura fractures, mais aussi des signes extérieurs d'agression sur la peau, tels que hématome et déformation. La radiographie révélera des fractures diaphysaires des os longs et éventuellement des fractures linéaires du crâne, identiques aux lésions vues chez un enfant qui a subi un traumatisme accidentel tel qu'une chute hors des bras d'un parent, chute dans les escaliers avec un parent, accident de la voie publique, etc. Seuls un délai inapproprié entre «l'accident» et la consultation, une anamnèse peu plausible et/ou la présence d'autres fractures inexpliquées feront suspecter une maltraitance éventuelle.5 Nous n'en discuterons pas dans cet article.
Des fractures dites «spécifiques» sont des lésions souvent dues à des secousses violentes.6 Accélération, décélération rapides et inertie du corps du bébé peu musclé entraînent un cisaillement à des endroits sensibles : métaphyses des os longs,7 gril costal8 et au niveau cérébral cisaillement entre le cortex et la matière blanche et rupture des vaisseaux de la surface cérébrale dans l'espace sous-arachnoïdien. Il peut y avoir absence complète de trace sur la peau du bébé, aucune déformation osseuse visible et les examens d'imagerie seront indispensables pour poser un diagnostic de maltraitance (tableau 1).
Un exemple classique de fractures de côtes multiples dues à une maltraitance est illustré par la figure 1. Le gril costal du petit enfant est habituellement très élastique et même des manuvres de réanimation cardiovasculaire vigoureuses ne provoquent pas de fracture du gril costal.8Cependant, chez un enfant qui est tenu fermement et secoué vigoureusement, les côtes vont céder à ces forces d'accélération/décélération rapide. Les fractures peuvent se faire en arrière, à la jonction costo-vertébrale, latéralement ou antérieurement. Elles sont souvent multiples et bilatérales. Mais même une fracture de côte unique, trouvée fortuitement sur une radiographie thoracique, doit nous inciter à exclure une maltraitance.
Les fractures métaphysaires des os longs avec arrachement d'un petit fragment en coin d'une des extrémités de la métaphyse («corner fracture») sont les fractures les plus fréquentes et les plus spécifiques de l'enfant maltraité.
Exemple : radiographie d'un avant-bras (fig. 2) d'un nourrisson montre une fracture métaphysaire récente du cubitus et du radius, alors qu'il y a également une «ancienne» fracture (non traitée) de la diaphyse moyenne du radius de deux à trois semaines d'âge. Cette fracture diaphysaire est suspecte de maltraitance uniquement par la négligence des parents de ne pas avoir consulté un pédiatre ou un service d'urgence, alors que l'enfant a dû souffrir d'une fracture non immobilisée. La difficulté de voir les fractures métaphysaires fraîches est bien illustrée par ce cas. En effet, seul le profil du poignet permettait d'affirmer la présence d'une fracture métaphysaire du radius (non montrée).
Des radiographies de bonne qualité face et profil sont donc indispensables. Un babygramme, radiographie de tout le bébé sur un cliché de 30 x 40 cm ne suffit pas pour exclure le diagnostic de ces fractures subtiles. Une fracture en voie de consolidation avec un cal osseux par contre est facile à reconnaître, mais il faut sept à dix jours pour qu'un cal soit visible sur une radiographie. La scintigraphie osseuse par contre sera positive le troisième jour après fracture.9
Dans la série de Kleinman10 une deuxième série squelettique d'enfants maltraités, deux semaines après la série initiale, a augmenté le nombre de fractures diagnostiquées de 27%.
Les fractures métaphysaires se produisent surtout au niveau du genou, de la cheville et du poignet, mais également au niveau de l'humérus proximal11 (fig. 3). Le trait de fracture passe par la zone de calcification provisoire, laissant généralement intact le cartilage de croissance, avec un bon pronostic à long terme même s'il existe un décalage entre les fragments. Elles correspondent à des fractures Salter type II de la classification des fractures épiphysaires de Salter et Harris.
L'angulation d'une fracture non traitée se corrige habituellement avec la croissance. A moins d'avoir un écrasement des cellules de cartilages en voie de prolifération de la plaque de croissance (fracture Salter type V), le pronostic des fractures des extrémités est bon.
Selon les plus larges séries d'enfants maltraités de la littérature, les fractures de mains et pieds se voient seulement dans 0 à 3% des cas. Une fracture de phalange, d'un métacarpien ou métatarsien chez un enfant qui ne se déplace pas tout seul est très fortement suspecte de maltraitance. Il s'agit le plus souvent de fractures distales de métacarpiens, métatarsiens et de phalanges suite à une hyperextension forcée.12La radiographie montrera d'abord une compression de l'extrémité distale de ces os puis une sclérose lors de la phase de réparation.
Des torsions accompagnent parfois les secousses violentes d'un petit enfant. Comme les fibres de Sharpey qui attachent le périoste à la diaphyse sont minces et fragiles, il est facile de les rompre. Il se produit alors un décollement du périoste avec hémorragie sous-périostée. Initialement, la radiographie peut être normale, s'il n'y a pas de fractures métaphysaires associées. Au bout de quelques jours, l'hématome sous-périosté commence à se calcifier et le périoste ostéoblastique dépose une lame d'os néoformé à distance de la diaphyse, visible comme une ligne dense séparée de la corticale de l'os.
Exemple : Le cliché de la figure 4 montre une réaction périostée de la diaphyse du tibia, avec une fracture métaphysaire évidente du fémur distal. On peut suspecter également une fracture du tibia et du péroné distal qui serait plus récente que la lésion périostée bien calcifiée du tibia. Comment les affirmer ou les éliminer sans attendre l'apparition d'un cal visible dans sept à dix jours ?
La scintigraphie osseuse avec injection de polyphosphate marquée au Technétium 99m peut être utile dans des cas douteux.9 Chez le patient de la figure 4, elle confirme la fracture de la cheville droite et montre en plus des fractures de côtes multiples, bilatérales non vues à l'état frais sur le cliché du thorax. La scintigraphie osseuse nécessite moins de temps pour devenir positive que la radiographie pour montrer un cal osseux. Après trois jours la scintigraphie osseuse montre un début de réparation aux endroits traumatisés, alors que la radiographie peut rester sans signe de réparation évidente durant sept à dix jours, selon l'âge du patient et la localisation de la lésion. En cas de doute quant à la présence et au nombre de fractures lors de l'examen d'imagerie initial, une deuxième scintigraphie deux semaines plus tard peut amener des précisions,10tout comme une deuxième série radiologique squelettique.
Les traumatismes non accidentels de la colonne vertébrale sont moins fréquents que ceux des extrémités ou du crâne, mais ils se voient suffisamment souvent pour justifier une radiographie de face et de profil de la colonne chez un enfant suspect de maltraitance.13 La littérature mentionne des lésions de C2 jusqu'au sacrum, mais la région la plus fréquemment atteinte est la jonction dorso-lombaire.
Lésions des corps vertébraux
Une hyperflexion peut provoquer une hernie du noyau pulpeux dans la partie antérieure d'un corps vertébral adjacent. Radiologiquement, on trouvera alors un défaut d'ossification antérieur et une sclérose du corps vertébral avec une diminution de l'espace discal ; une image à ne pas confondre avec une discite où les deux plateaux vertébraux de part et d'autre du disque inflammé sont atteints.
Les fractures touchent souvent plusieurs niveaux. Les lésions sont fréquemment asymptomatiques ou ne produisent qu'une rigidité de la colonne. Une déformation cyphotique est plutôt rare.
Lésions de l'arc postérieur
Les lésions les plus fréquentes de l'arc postérieur sont des arrachements de multiples apophyses épineuses. Elles se font lors de secousses violentes avec flexion subite.
Des fractures de l'arc postérieur de C2 ont également été décrites (coup du lapin).
Comme dans les fractures accidentelles de la colonne vertébrale, le pronostic dépend du déplacement des éléments traumatisés et de leur stabilité, de même que de l'étendue des lésions et de celles de la moelle épinière sous-jacente.
Ce sont les lésions viscérales et surtout les lésions cérébrales accompagnant les lésions squelettiques qui mettent la vie de l'enfant maltraité en danger. Elles sont souvent produites par le même mécanisme que les lésions squelettiques, c'est-à-dire en battant l'enfant (dans plus de 50% des cas) ou par des secousses violentes (un peu plus de 10% des cas), mais également par d'autres forces directes telles que d'être projeté par terre ou contre une autre surface dure.
Les secousses du «shaken baby» provoquent une rupture des vaisseaux qui traversent l'espace sous-arachnoïdien. Il va se former un hématome, puis un hygrome sous-dural. Au niveau du cerveau, ces secousses violentes induisent un cisaillement entre la substance blanche et grise.14 Il en résulte des hémorragies, dèmes ou nécroses sous-corticales.
Exemple : Un enfant de 4 mois admis pour convulsions. Sur la radiographie du crâne (fig. 5 a) de face on trouve une fracture pariétale bilatérale et un diastasis de la partie postérieure de la suture sagittale et des sutures lambdoïdes. Deux os wormiens dans la suture lambdoïde gauche sont une variante de la norme. La radiographie du thorax du même enfant (fig. 1) avait montré de multiples fractures de côtes en voie de consolidation, donc anciennes. L'IRM montre un dème cérébral massif, une nécrose corticale et sous-corticale étendue d'âge différent et de multiples hémorragies fraîches des noyaux de la base, de la capsule et de la surface cérébrale (fig. 5b et 5c). Ce petit garçon est décédé suite aux lésions cérébrales majeures.
La résonance magnétique cérébrale permet de déceler les lésions intracrâniennes et extra-axiales non accidentelles (dème, hémorragies récentes ou anciennes, nécroses corticales, hygrome sous-dural) et de suivre l'enfant pour détecter des séquelles post-traumatiques.
L'échographie cérébrale transfontanellaire permet également de diagnostiquer un dème cérébral, des hémorragies et des hygromes. Elle est moins sensible que l'IRM dans le diagnostic d'un dème cérébral précoce et d'une nécrose sous-corticale.
Exemple : Chez un enfant de 2 mois admis pour convulsions, l'échographie cérébrale révèle un décollement de l'arachnoïde qui est habituellement accolée à la dure-mère et à l'échographie inséparable de celle-ci (fig. 6a). Le liquide séparant la dure-mère et l'arachnoïde paraît clair. Le liquide entre la surface cérébrale et l'arachnoïde par contre est échogénique, faisant suspecter la présence d'hématies et donc d'une hémorragie. L'IRM (fig. 6b) confirme la présence d'un hématome sous-dural complexe avec, par endroits, des hémorragies relativement fraîches superposées à des hémorragies plus anciennes.
Tant que la fontanelle antérieure est ouverte, une échographie cérébrale devrait donc être pratiquée chez tous les enfants suspects de maltraitance.4 Inversement, si un hygrome sous-dural est découvert fortuitement chez un nourrisson examiné pour convulsions, vomissement ou autre, une maltraitance sous-jacente devrait être exclue.
Les hémorragie rétiniennes, également causées par des secousses violentes, peuvent s'associer à des lésions cérébrales et squelettiques15 et doivent être recherchées par ophtalmoscopie. Elles ne sont en général pas détectées par ultra-son.
Des études américaines des traumatismes touchant le système nerveux central des enfants de moins de 6 ans et demi et comparant les lésions par accidents (81%) versus les lésions par maltraitance (19%) démontrent que les enfants maltraités sont plus jeunes (moyenne : 0,7 ans versus 2,5 ans), ont des hématomes sous-duraux plus souvent (46% versus 10%), des hémorragies sous-arachnoïdiennes plus fréquemment (31% versus 8%), des hémorragies rétiniennes beaucoup plus souvent (27,8% versus 0,06%) et un taux de mortalité bien plus élevé (13% versus 2%).16,17 Parmi les survivants, le pronostic à long terme des enfants maltraités est nettement défavorable comparé à celui des enfant accidentés avec des handicaps fonctionnels chez 8,7% des enfants maltraités versus 2,7% chez les autres (tableau 2).
Des maladies de fragilité osseuse doivent être éliminées dans tous les cas de traumatismes squelettiques non expliqués.18
L'ostéogenèse imparfaite est un diagnostic à envisager. Il est d'habitude facile de faire le diagnostic d'une ostéogenèse imparfaite (OI) classique autosomale dominante. Les premières fractures d'une OI se font fréquemment à la naissance. Elles sont diaphysaires (fig. 7a). Une radiographie du crâne montre une voûte crânienne très peu minéralisée, avec de nombreux os wormiens (fig. 7b).
Les os wormiens ne sont considérés comme pathologiques que lorsqu'ils dépassent le nombre de dix. Il existe en outre des stigmates cliniques non radiologiques tels que les sclérotiques bleus, la surdité, la peau marbrée qui font partie de l'OI type dominant.
L'OI congénitale autosomale récessive n'entre pas vraiment dans le diagnostic différentiel de la maltraitance, vu que ces enfants naissent avec de multiples fractures en grande partie consolidées, partiellement fraîches et avec des déformations osseuses majeures. Ils présentent une instabilité de la cage thoracique due aux multiples fractures, qui est souvent létale à court terme. Les membres sont courts et courbés.
Il y a parfois des difficultés de diagnostic différentiel avec l'ostéogenèse imparfaite si l'enfant maltraité est également mal nourri et ostéoporotique.
Certaines maladies rares s'associent à une fragilité osseuse (tableau 3) telles que la maladie de Menkes (Kinky hair syndrome), la déficience en cuivre et certaines dysplasies osseuses métaphysaires telles que celles décrites par Smith.19 Dans ces cas, les anomalies de structures osseuses des métaphyses sont généralisées et identiques à tous les niveaux du squelette, ce qui n'est pas le cas chez l'enfant maltraité.
A toutes fins utiles, rappelons que le diagnostic différentiel entre la maltraitance d'un enfant et une maladie de fragilité osseuse est habituellement aisé. L'accouchement de l'enfant maltraité s'est d'habitude produit sans problème et la qualité des os non fracturés sur les radiographies est normale.
L'imagerie joue un rôle essentiel dans le diagnostic des traumatismes squelettiques et cérébraux non accidentels du petit enfant.
Il peut n'y avoir aucune marque externe de violence et seule l'imagerie médicale (RX, scintigraphie osseuse, US et IRM cérébrale) révèle les lésions d'agressions qui mettent en danger la vie ou le futur du patient.
Un bilan d'imagerie d'un enfant maltraité comprend :
Radiographies :
I thorax face ;
I crâne face et profil ;
I colonne face et profil ;
I humeri face ;
I avant-bras face ;
I mains face ;
I fémurs face ;
I jambes face ;
I pieds face.
Un cliché de profil des extrémités sera ajouté en cas de doute et pour évaluer la déformation osseuse et si une réduction orthopédique est nécessaire.
Une radiographie du corps entier (babygramme) n'est pas assez précise pour exclure des fractures métaphysaires subtiles.
Ultrasonographies :
I transfontanellaire ;
I abdominale selon le tableau clinique.
IRM cérébrale :
I si l'US est normal mais l'enfant présente des symptômes neurologiques ;
I si l'US est anormal ;
I chez les enfants âgés de 10 mois et plus (fontanelle fermée) avec symptômes neurologiques.
Scintigraphie osseuse :
I en cas de série squelettique radiographique douteuse.