Nous voulons arrêter de nous voiler la face à propos de la prévention du tabagisme chez les adolescents ? Un immense, un invraisemblable échec : voilà le bilan. Les jeunes nous échappent. Ils échappent tout au moins aux bonnes intentions que nous avons pour eux. Nous voudrions qu'ils préservent leur santé et eux font le contraire. Alors que s'accumulent les connaissances scientifiques sur les effets nocifs du tabac, leur consommation augmente et plante une douloureuse épine dans notre bonne volonté. Des campagnes se succèdent, des organismes spécialisés rivalisent de projets : rien de cela n'arrive à infléchir le mouvement. C'est comme si nous avions tout faux.
Nous, les Suisses, plus encore que les autres. Car, d'une façon troublante, malgré des budgets d'une importance que l'on voit dans peu de pays, la prévention suisse est parmi les plus inefficaces de tout l'Occident. Les statistiques ont beaucoup de retard, mais celles qui existent sont sans ambiguïté. En 1997, chez nous, les 15-24 ans fumeurs étaient 43% (et en forte augmentation). La même année, en Italie par exemple, ils étaient à peine plus de 20% (en légère augmentation), et environ 28% en Grande-Bretagne (où leur nombre décroît).
...
Pour l'alcoolisme, c'est un peu mieux, apprenait-on la semaine passée, à l'occasion d'une conférence des responsables européens de la santé publique qui se tenait à Stockholm. Non que l'alcoolisme des jeunes soit moins préoccupant , c'est un problème «consternant et tragique»rappelait Gro Harlem Brundtland, directrice de l'OMS. Mais, maigre consolation, la Suisse, dans sa lutte contre l'alcoolisme chez les adolescents, se trouve dans la moyenne des pays occidentaux. Aussi médiocre mais pas davantage que les autres. Une chose est d'ailleurs étrange : les adolescents ont une mentalité qui semble absconse, mais cette mentalité se retrouve d'un pays à l'autre. Elle est clonée, industrialisée, mondialisée. Tous, désormais, boivent des alcools forts, aiment les saveurs nouvelles et surtout cherchent à s'enivrer. «Chez nos jeunes, la signification de boire a changé, résume R. Muller, de l'IPSA, dans le Temps du 21 février. Ce n'est pas le plaisir de boire qui est important, mais l'ivresse qui en résulte». Brundtland évoque l'émergence d'une «culture de suralcoolisation sporadique» qui aurait tué, directement ou indirectement, 55 000 jeunes de 15-25 ans en 1999.
...
D'où vient cette nouvelle mentalité, l'apparition de cette culture de l'ivresse ? Des adolescents eux-mêmes ? Des rites ou des problèmes qui leur seraient propres ? De tout cela probablement. Mais de tout cela boosté, manipulé par le marketing industriel. La nouvelle saoulerie de la jeunesse européenne est une mode qui découle d'un vaste programme concocté par des conseils d'administration à la recherche de dividendes. Pour atteindre les jeunes, «cibles privilégiées» de l'industrie de l'alcool, des millions de dollars sont investis en recherches psychologiques, en études sophistiquées de comportement, expliquait-on au congrès de Stockholm. Les meilleurs chercheurs sont recrutés pour concocter une stratégie mondiale. Rien n'est tabou, aucune utilisation des noeuds inconscients de l'adolescent n'est négligée : les producteurs, rapporte Brundtland, axent leurs publicités «sur le sexe, le sport et le plaisir». Et ils ne le font pas de façon irrationnelle : ils prennent appui sur ce qu'on sait de mieux sur l'inconscient.
...
Bref, les industriels de l'alcool rejoignent lentement ceux du tabac. Ce qui se banalise, c'est le détournement du savoir scientifique : toutes les ressources de la science psychologique et médicale sont mises au service de la promotion commerciale de drogues. Cette science a été en grande partie acquise par la clinique, grâce à des études menées sur des patients qui s'y prêtaient parce qu'on leur parlait de buts humanistes, donc diamétralement opposés ? Certes. Cela n'empêche pas les industriels de l'alcool de dormir. Ne manque, pour compléter leur suivisme, que d'investir autant d'argent dans le marketing «undergroud» qui constitue la principale force des cigarettiers : la corruption de tout ce qui a une influence dans la cité , politiciens, scientifiques, journalistes. Ou encore, pour reprendre les termes de l'OMS, «l'utilisation de tous les moyens pour empêcher les pouvoirs publics d'adopter des politiques de lutte antitabac».
...
Revenons donc un peu à cette affaire de tabagisme, la plus claire pour le moment. La Suisse a de très mauvais résultats et, en même temps, sa politique antitabagisme est la plus timide des pays occidentaux. Existe-t-il un rapport de cause à effet ? Oui, estiment les spécialistes. Les politiciens le savent-ils ? C'est évident. Seulement voilà : l'efficacité n'est pas l'unique moteur de leurs décisions en la matière. En février dernier, un groupe de travail de l'OMS évoquait, après examen de documents saisis par la justice américaine, l'exemplaire efficacité (unique dans le monde développé) du lobby cigarettier au sein des journalistes et du Parlement suisse. On ne savait pas trop qui était concerné. Il y a deux semaines, M. Peter Hess, président du Conseil national, démissionnait du conseil de deux sociétés faisant commerce de cigarettes, où nul ne savait qu'il siégeait. En voilà un. Est-ce grave ? Oui si, comme on peut le penser, il a joué le rôle décrit par le rapport de l'OMS. La soumission politique à des dirigeants d'entreprises, alors que des adolescents sont visés, ce n'est pas de la corruption mineure : c'est infâme.
...
Arrêtons les faux-semblants. Il est temps de s'intéresser à la vérité : qui a reçu de l'argent ? Qui en reçoit encore ? Les documents saisis aux Etats-Unis permettraient de savoir comment s'organise le système qui, dans l'ombre, ridiculise les moyens de la prévention officielle. L'Etat veut-il, oui ou non, laisser une chance aux adolescents de lutter contre le tabagisme ? Si c'est oui, qu'il lance une enquête officielle. Mais que l'on cesse avec la naïveté vertueuse qui fait comme si la prévention était dans ce domaine aussi une simple affaire de communication, une banale lutte contre la maladie.
...
En réalité, dire que nous perdons le contrôle de la jeunesse n'est que très partiellement juste. Le phénomène est plutôt celui-ci : la jeunesse est contrôlée par des entreprises sur lesquelles la société n'a plus de contrôle éthique. Des entreprises devant lesquelles tout le monde cède : l'argent, que voulez-vous...
B. Kiefer