L'examen physique et surtout l'auscultation cardiaque ont cédé du terrain à l'investigation immédiate par des moyens techniques sophistiqués tels que l'échocardiographie. Ce bref article tente de redéfinir la place de l'auscultation dans l'arsenal diagnostique en cardiologie moderne et dans l'enseignement de la médecine, compte tenu de toutes ses faiblesses et forces.
Tandis que l'approche clinique, surtout par l'auscultation , et malgré sa sensibilité et la spécificité parfois sous-optimales , permet le dépistage et le suivi de nombreuses cardiopathies fréquentes, elle est indubitablement moins performante que l'échocardiographie dans le domaine de la quantification de celles-ci. Dès lors, son enseignement pré-gradué et post-gradué doit s'adapter à cette nouvelle distribution des tâches et se concentrer d'emblée plutôt sur les éléments essentiels que de perdre du temps précieux à insister sur les aspects quantitatifs devenus «historiques» et obsolètes.
N'en déplaise aux idéalistes, l'examen physique et surtout l'auscultation cardiaque ont cédé du terrain à l'investigation immédiate par des moyens techniques sophistiqués tels que l'échocardiographie. L'enseignement prégradué et postgradué se concentre de plus en plus sur les domaines fondamentaux, la biologie moléculaire avant tout, et sur la médecine de haute technologie. Aussi, dans la vie quotidienne de l'étudiant et du médecin en formation l'approche purement clinique est marginalisée.
L'avènement des moyens d'investigations techniques modernes de l'imagerie radiologique et de l'ultrasonographie remet donc en question l'importance de l'examen physique et même le symbole du médecin par excellence, le stéthoscope.
L'ère de la «médecine basée sur les preuves» s'étendant tout naturellement à l'approche clinique, nous sommes bien obligés bon gré mal gré d'accepter cette remise en question douloureuse et de tenter de redéfinir la place de l'auscultation dans l'arsenal diagnostique en cardiologie moderne et dans l'enseignement de la médecine.
L'examen physique, et notamment l'auscultation très longtemps le moyen d'investigation «technique» le plus noble, voire unique a appris à connaître ses limites. Sa sensibilité dans le dépistage qualitatif des valvulopathies est loin d'être parfaite. L'exemple des régurgitations valvulaires est bien illustré (fig. 1) par les observations de Rahko,1 qui, parmi 408 patients consécutivement examinés, ne trouve à l'auscultation soigneuse que 56% des insuffisances mitrales et 61% des insuffisances aortiques détectées par l'écho-Doppler. L'analyse de ses chiffres en fonction du degré de régurgitation ne nous rassure qu'à moitié puisque pour le degré III/IV de régurgitation, 20% des cas d'insuffisance mitrale et 14% des insuffisances aortiques échappent à l'auscultation tout comme 7% des insuffisances mitrales sévères de degré IV/IV !
L'absence de tout souffle dans l'insuffisance mitrale, parfois même plus que discrète et insignifiante, n'est pas rare comme l'a aussi montré Bloch2 dans 19% de ses cas documentés par écho-Doppler. Ce travail souligne par ailleurs une autre difficulté importante, celle des manifestations inhabituelles et atypiques de valvulopathies «classiques», donc la spécificité sous-optimale de l'auscultation. En effet, seuls 41% des régurgitations mitrales s'accompagnaient d'un souffle mésotélésystolique ou holosystolique tel que décrit dans les manuels, alors que chez les 40% restants le souffle n'était que protosystolique ou mésosystolique !
Il observe enfin que l'auscultation peine à quantifier l'insuffisance mitrale et ne permet pas non plus, dans la plupart des cas, des considérations étiologiques fiables.
Les constatations sont semblables pour le dépistage et la quantification des valvulopathies aortiques. La régurgitation échappe très souvent à l'auscultation1 et la distinction entre une sclérose et une sténose significative connaît de sérieuses limitations chez le patient âgé où par exemple le caractère de l'irradiation du souffle systolique perd de sa valeur.
De manière générale, la quantification clinique et auscultatoire des valvulopathies souffre d'imperfections évidentes. Jaffe et coll.3 ont trouvé un taux d'erreurs de 37% du clinicien, et dans plus de la moitié de ces cas (23% du collectif total) le diagnostic clinique quantitatif seul aurait engendré des erreurs de décision thérapeutique.
Le stéthoscope, découvert par Laënnec en 1816, fut le premier moyen «technique» dont disposait le médecin, le seul même durant environ un sciècle ! Il a connu ses heures de gloire au milieu du XXe siècle où le diagnostic clinique permettait l'orientation du patient vers la chirurgie cardiaque naissante. Il reste l'outil médical le plus universel et le plus répandu, utilisé avec plus ou moins de conviction, il est vrai par toutes les disciplines médicales. Cette universalité et son accessibilité restent ses principaux atouts. Son rôle doit pourtant s'adapter à l'évolution de la médecine, le chemin menant du monopole quantitatif du dernier recours à l'intégration dans un système complexe, où il sert de moyen de tri et de dépistage, a été long.
Le dépistage de valvulopathies significatives paraît malgré tout souvent à la portée du stéthoscope comme l'a démontré une récente analyse de 250 patients référés au cardiologue.4 En effet, dans environ la moitié des cas l'auscultation du médecin de premier recours était qualitativement correcte, les difficultés principales provenant tout naturellement des situations plus complexes telles que les doubles valvulopathies mais aussi les régurgitations aortiques isolées dont le souffle diastolique peut notoirement échapper à l'oreille peu entraînée.4,5
Quant à l'appréciation quantitative, l'oreille expérimentée, justement, est néanmoins capable de distinguer de manière fiable entre un souffle organique nécessitant une investigation complémentaire et un souffle fonctionnel.6,7 Ce dernier ne nécessite pas d'examen technique coûteux, ce qui permet de surcroît de pratiquer une médecine économique.
Les performances de l'auscultation peuvent enfin être améliorées par des manuvres simples pratiquées au lit du malade, en particulier par l'auscultation dynamique. Lembo et coll.8 l'ont bien démontré : en portant l'intérêt sur les variations acoustiques en fonction de la respiration et de manuvres telles que celle de Valsalva, le clinicien est très souvent fort bien apte à définir la provenance exacte d'un souffle systolique. La voie directe à l'investigation complémentaire la plus adéquate lui est ainsi ouverte.
Enfin, lorsqu'il s'agit de prendre une décision opératoire, la contribution de l'auscultation s'inscrivant comme argument de poids dans le cadre de l'approche clinique globale des valvulopathies a été démontrée par Rahimtoola et coll.9comme importante et fiable. En effet, le but de reconnaître les cas sévères est souvent atteint. De plus, ces auteurs soulignent judicieusement l'importance de l'intégration synthétique de toutes les observations à disposition.
Durant ses études prégraduées l'étudiant en médecine bénéficie traditionnellement de quelques heures d'enseignement formel de l'art de l'auscultation cardiaque, en général au début de ses années cliniques. Même si, par boutade, l'auscultation cardiaque peut être réduite à la reconnaissance d'à peine plus qu'une douzaine de signes physiques,10 cet apprentissage est difficile et ne laisse, de par sa précocité aussi, que trop peu de traces à long terme !
A ce sujet, les observations de Mangione et coll.10dans leur étude bipartite sont alarmantes. Dans un premier temps, ces auteurs ont questionné les directeurs médicaux de programmes de formation en médecine interne et en cardiologie aux Etats-Unis. L'écrasante majorité des 531 répondants considérait l'enseignement de l'auscultation comme étant de «grande importance clinique». En regardant de plus près toutefois, force est de constater qu'un enseignement structuré régulier pendant la formation post-graduée n'est en fait réalisé que dans environ 30% des institutions concernées ! Plus navrant encore sont les résultats de la deuxième partie de l'étude qui consistait en l'évaluation de la performance auscultatoire d'internes en cardiologie et en médecine interne ainsi que d'étudiants de troisième année ! Cette appréciation se basait sur l'écoute d'enregistrements de haute qualité technique de douze phénomènes auscultatoires courants. La performance dans la reconnaissance des différents phénomènes individuels variait de 0 (!) à 56% pour les internes en cardiologie et de 2 à 36% pour les internes en médecine interne. De plus, ces derniers n'étaient en réalité pas meilleurs que les étudiants de troisième année ! à une exception près.... celle de l'institution des auteurs de l'étude où justement un accent particulier est mis sur ce genre d'enseignement !
Pour notre part, nous avons confirmé ces résultats plutôt décevants dans une étude clinique que nous avons conduite récemment avec des patients réels, présentée sous forme de résumé5 et dont les résultats détaillés sont en voie de publication. Les vingt médecins en formation avec une formation post-graduée d'en moyenne 4,4 ans reconnaissaient entre 24 et 58% des trente-trois signes cliniques principaux observables et posaient le diagnostic qualitatif correcte dans 8 à 46% des cas. La deuxième partie de cette étude portait sur l'impact de l'enseignement régulier de l'auscultation durant la formation post-graduée en médecine interne et en médecine générale. En dix séances de 45-60 minutes les participants ont appris à mieux interpréter leurs observations et leur performance diagnostique est passée de 21 à 34%, ce qui correspond à une différence statistiquement significative. En comparaison avec deux experts cardiologues académiques renommés, les médecins en formation clinique n'ont posé, avant les cours, qu'un tiers des diagnostics posés par les experts, mais plus de la moitié après cette période d'enseignement continu. Les principales difficultés rencontrées lors de cette étude sont l'interprétation du clic éjectionnel et, étonnamment, celle du souffle diastolique ainsi que la reconnaissance de l'hypertension artérielle pulmonaire sévère (avec une régurgitation tricuspidienne sévère facilement audible) et de l'insuffisance cardiaque gauche sévère (avec un galop de sommation évident).
Toutes ces observations, ainsi que celles d'autres auteurs,11,12semblent donc indiquer que l'enseignement de l'examen physique est actuellement imparfait et que le peu de temps à disposition pourrait être utilisé de manière plus efficace. En effet, l'enseignement des observations cliniques essentielles et de leur interprétation devrait d'emblée avoir la priorité sur celui des subtilités quantitatives rares.
Acceptant donc à contre-cur ! la réduction du temps imparti à l'enseignement de l'examen clinique imposée par le volume toujours croissant des notions à acquérir durant les études médicales, les enseignants doivent impérativement se concentrer sur la base indispensable à la pratique de la médecine de premier recours. En effet, c'est le médecin de terrain qui devra plus tard faire souvent confiance à ses seules observations cliniques, par exemple à domicile, tandis que les médecins hospitaliers et les cardiologues auront de plus en plus facilement accès à des techniques plus sophistiquées telles que l'échocardiographie.
Le médecin de premier recours devrait avant tout maîtriser le dépistage des valvulopathies significatives, les distinguer des souffles fonctionnels, améliorer la reconnaissance de situations graves et fréquentes telles que par exemple l'insuffisance cardiaque sévère et les valvulopathies aiguës comme la rupture de cordages mitraux ainsi que les endocardites à l'origine de régurgitations valvulaires bien difficiles à identifier. Ses connaissances devront ensuite être suffisamment solides pour reconnaître une modification du status auscultatoire au fil du temps, dans le but de suivre de manière rationnelle un patient atteint de valvulopathie chronique qu'il adressera au cardiologue à bon escient et au bon moment ! Enfin, rappelons, que l'utilisation du stéthoscope pour «l'écoute de l'intérieur» garde son côté fascinant et magique pour le patient, que son médecin soit généraliste ou spécialiste. Ce simple outil symbolique favorisera sans doute encore longtemps la relation médecin-malade de bonne qualité !
Le cardiologue, quant à lui, ne pourra guère se passer du stéthoscope malgré toute sa science échocardiographique et invasive. L'examen clinique lui sera également indispensable, pour les mêmes raisons que pour les généralistes, mais aussi dans le but de communiquer optimalement avec eux et de leur donner un enseignement correct et continu. Le cardiologue a actuellement le privilège unique de bénéficier d'un autocontrôle immédiat par l'échocardiographie, méthode qui nous a appris de très nombreux éléments de l'auscultation. Le clic éjectionnel de la bicuspidie valvulaire aortique, le clic mésosystolique du prolapsus mitral, le souffle méso-télésystolique régurgitant et sa localisation en fonction des subtilités de l'atteinte mitrale n'en sont que quelques exemples !13 Dans son enseignement il évitera toutefois dès le début les subtilités quantitatives «démodées» (par exemple intervalle B2 claquement d'ouverture mitrale en fonction de la sévérité de la sténose mitrale) et les observations de «l'art pour l'art» pour se concentrer sur les aspects essentiels mentionnés du dépistage et du suivi des cardiopathies les plus fréquentes.
L'enseignement de base devrait être orienté d'emblée vers l'essentiel du dépistage et du suivi des cardiopathies les plus fréquentes. L'enseignement continu durant la formation post-graduée mérite d'être favorisé dans toute institution de médecine générale, de médecine interne et de cardiologie, seul l'entraînement permanent permettant de maintenir un niveau d'aptitude suffisant. Cette formation doit par ailleurs impérativement être prise en charge par des enseignants bien formés et expérimentés, ceci dans le but d'éviter la situation où «the blind are guiding the blind»...
En guise de synthèse sous forme d'un tableau forcément un peu réducteur (tableau 1), voici la place que nous pensons pouvoir attribuer à l'auscultation dans la prise en charge des valvulopathies dans la pratique médicale actuelle. Pour ce faire, nous nous basons sur notre expérience et nos convictions et sur la littérature scientifique, au demeurant peu abondante dans le domaine.
Le stéthoscope et l'approche clinique gardent donc leur place privilégiée à l'ère de la «médecine technique» moderne. L'enseignement clinique garde ainsi son importance durant toute la formation médicale prégraduée et postgraduée, mais il doit indubitablement s'adapter aux réalités modernes.
Bien maîtrisée grâce à une telle formation permanente, l'approche clinique restera un outil puissant et indispensable dans toute pratique médicale, puisqu'elle permet le dépistage efficace des cardiopathies significatives, l'orientation rationnelle des patients et la modulation du plan d'investigation complémentaire sophistiquée ainsi que de la prise en charge thérapeutique. Enfin, «last but not least» ! elle confère au médecin d'agréables satisfactions intellectuelles quotidiennes et renforce le fondement même de chaque prise en charge thérapeutique qu'est la qualité de la relation médecin-malade.