Résumé
Quel est le but central de la médecine ? Beaucoup pensent : permettre à chacun de vivre le plus longtemps possible. C'est ce que Callahan, figure de proue de l'éthique américaine, appelle le «devoir quasi sacré de la médecine moderne de combattre toutes les causes de mort». Tailler des croupières à la mort, partout, sur tous les fronts, à tous les âges : l'essentiel serait là . La mort : voilà l'ennemi. Mais une autre option, que l'on trouve aussi dans la médecine moderne, consiste à voir ce but central dans la vie elle-même. Dans son «bon» déroulement, dans ce que les spécialistes nomment sa «qualité». A la médecine reviendrait, avant tout, d'adoucir , et d'enrichir , l'expérience de la mort, de la souffrance, du handicap. Mais l'air de rien, même dans cette vision «qualitative», la question de la mort reste centrale. Elle est comme une perspective qui déforme tout le reste. La mort nous est si inadmissible qu'elle gâche jusqu'à la qualité de vie. Aussi vieille que l'humanité, il y a l'obsession de la faire reculer. Et de cette obsession, la médecine a toutes les peines du monde à se débarrasser. Faut-il d'ailleurs qu'elle le fasse ?
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Callahan pense que oui. Finissons-en avec ce pseudo-but d'éradiquer la mort que la médecine endosse sans réflexion, propose-t-il dans un important article du New England.1 D'abord, ce but est inaccessible, ce qui est déjà ennuyeux. Mais surtout, c'est lui, ce but implicite, qui introduit l'idée absurde , et biaisant les rapports médecins-malades , que la mort est toujours un échec. Callahan plaide donc pour que la médecine se contente explicitement d'une lutte contre une mort «prématurée». C'est-à -dire, estime-t-il, une mort avant 65 ans. Aucun fonds ne devrait plus soutenir la recherche qui viserait à prolonger la vie au-delà . Pourquoi 65 ans ? Parce que c'est le moment où «une personne a vécu suffisamment longtemps pour expérimenter l'éventail typique des possibilités et des aspirations humaines : travailler, apprendre, aimer, procréer, et voir ses enfants grandir et devenir des adultes indépendants».
Voilà une vision bien étriquée du monde. On est loin, certes, de l'utopie hédoniste, ou de celle, encore plus dominante, du bonheur marchand. On serait plutôt du côté du bonheur petit bourgeois. Soixante-cinq ans, fin de productivité : la mort devient acceptable. On sent comme une odeur d'utilitarisme économique.
Mais surtout : où se trouve le rêve ? Où l'aventure ? Certes, on n'éradiquera pas la mort. Faut-il pour autant abandonner toute tentative d'allonger la longueur de la vie ?
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Hebdo de la semaine passée. Interview à propos des réflexions actuelles de l'Académie suisse des sciences médicales sur l'avenir de la médecine et la nécessité du rationnement. Le Dr J. Martin cite Callahan et son projet, mais il en repousse discrètement l'âge limite. «Il faut, dit-il, se poser la question suivante : dans une société civilisée, n'y a-t-il pas un moment où on peut dire à une personne de 85 ans : 'Voilà , au cours de votre vie, vous avez obtenu beaucoup de prestations que la société offre ; acceptez maintenant de partager, acceptez que certains soins de disponibilité limitée aillent à des personnes qui en ont besoin'». Pour Martin, on ne peut se contenter d'un simple droit aux soins : il doit au moins y avoir débat. Le Pr P. Suter renchérit : il faut «cultiver cette réalité qu'il y a des limites».
Problème fondamental, cette gestion des limites. On le retrouve partout. La culture du «no limits» est vaste, universelle, ancrée dans un grand mouvement de la modernité. En médecine, d'ailleurs, elle concerne tous les âges, pas seulement la fin de vie. On se contente de moins en moins du normal, de l'état de nature. On veut franchir les barrières, améliorer les performances. La mort n'est pas une exception.
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En plus, selon T. Kirkwood, l'un des chercheurs les plus en pointe dans le domaine, dire que la limite maximale de la vie humaine est atteinte n'a pas de sens. Fonctionner avec des limites n'est pas l'habitude de la biologie, explique-t-il dans un édito du Lancet de la semaine dernière. En fait, tous les systèmes corporels font de leur mieux pour préserver la vie de l'ensemble. Même la fameuse apoptose sert avant tout à protéger l'organisme de cellules délétères. Mais ces systèmes, comme toujours en biologie, commettent des erreurs. Si l'on vieillit, c'est la conséquence «d'une myriade de petites fautes» qui s'accumulent sous forme de dommages moléculaires. Ne nous imaginons donc pas, poursuit Kirkwood, que la vie humaine se trouve coincée dans un strict cadre biologique, donc temporel. Au contraire. Déjà , d'ailleurs, notre nouveau mode de vie , et la médecine , ont l'air de prévenir les dommages moléculaires, ou de permettre de les accumuler plus lentement. «Les prévisions concernant l'espérance de vie future sont à réviser à la hausse, les taux de mortalité de l'âge avancé chutent, et la courbe vers le haut de la longueur maximale de vie semble devenir plus abrupte. Et tout cela arrive avant que l'on ait eu le temps de moissonner quoi que ce soit de sérieux des nouvelles recherches sur le vieillissement».
Donc : les limites de la vieillesse et de la mort pourraient rapidement changer. Celles d'aujourd'hui devenir ridicules. Le record de longévité c'est un peu comme les records des Jeux olympiques, affirme Kirkwood. Ce que leur quête exprime, c'est la nature humaine.
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Au stade de civilisation technique où nous sommes, la grande question qui se pose à la médecine est celle du rationnement. Non seulement, on ne peut plus donner tout à tout le monde mais en plus des choix doivent être faits dans les buts. La qualité ou la quantité de vie ?
Les éthiciens préfèrent la qualité. Ils raisonnent en disant que le temps de vie prolongé n'est pas l'immortalité (ou l'éternité), cet obscur objet de nos désirs : qu'il nous confronte encore, peut-être davantage, à la mort.
Oui, mais on connaît la musique, dans cette fameuse civilisation. L'avenir semble clair : les très vieux très riches ne vont pas accepter de se laisser mourir au premier pépin post-âge limite sous prétexte de solidarité. Ils apparaîtront comme une classe de seigneurs dans la société, si celle-ci prend l'option du rationnement par l'âge. Et du coup créeront une fascination, deviendront un mythe, seront les héros des nouvelles limites. Ce sera intenable. Vous verrez. Même J. Martin le reconnaît : «La poursuite hédoniste-individualiste de l'immortalité va probablement continuer⦻. B. Kiefer