C'est un bien étrange débat qui s'est ouvert depuis quelques semaines en France ; un nouveau forum centré autour de la relecture des propos libertaires des années 70 et des lancinantes questions des frontières entre des sexualités normales et pathologiques. Au départ, puisqu'il y a toujours un départ, on trouve la publication parfaitement mise en scène par un grand hebdomadaire français, d'extraits du «Grand Bazar», un livre d'entretiens publié en 1975, où Daniel Cohn-Bendit narre son expérience au sein d'un «jardin d'enfants» que l'on qualifiait, dans le contexte de l'après-68, de «structure parentale alternative». Le «Grand Bazar» ? On y lit notamment ceci : «Il m'était arrivé plusieurs fois que certains gosses ouvrent ma braguette et commencent à me chatouiller. Je réagissais de manière différente selon les circonstances, mais leur désir me posait un problème. Je leur demandais : «Pourquoi ne jouez-vous pas ensemble, pourquoi vous m'avez choisi, moi, et pas les autres gosses ?» Mais s'ils insistaient, je les caressais quand même». Bigre ! Vrai ? Faux ? Méchante perversité ou gentille provocation ? Comment savoir ?
On se gardera bien de trancher. La somme des inconnues, la prescription des faits, l'ampleur du sujet et les brouillards nés du temps qui passe font que l'action publique s'est éteinte. Des sociologues, des historiens reprendront sans doute dans les années qui viennent l'indispensable travail de mémoire aujourd'hui troublé par trop de passions, trop de proximité. Car c'est ainsi : ceux qui peuvent aujourd'hui utilement prendre part à ce débat que l'on veut sulfureux sont souvent ceux qui furent dans la mouvance intellectuelle de l'«après-68», cette étonnante époque où l'on cherchait , en France notamment , à gommer les interdits, à tuer les pères, et , déjà , à exalter l'euphorie individualiste. Comment dès lors éviter ce qu'en d'autres domaines on nomme un «conflit d'intérêt». Personne aujourd'hui ne pourrait écrire ce qu'écrivit Dany le Rouge sans être immédiatement convoqué devant cette justice ; cette même justice en laquelle on voyait hier le pire et qui est devenue depuis quelques années la mesure de toute chose.
L'ancien révolutionnaire sait la complexité de tout cela qui s'époumone à expliquer qu'il n'a jamais fait ce qu'il a écrit, que tout cela n'était que gaillardes provocations pour faire peur aux bourgeois et que, jamais au grand jamais, il n'eà»t de relations sexuelles avec les mineurs qui lui furent confiés. Griserie d'une action libertaire dans une époque qui cherchait douloureusement sa mutation ? Excès de langage nourris d'un salmigondis fait d'une psychiatrie écervelée, d'intellectuels à la recherche d'eux-mêmes et signant des pétitions dont ils confient aujourd'hui qu'ils ne lisaient pas les textes ? Peut-être. Sans doute. Mais n'y avait-il pas d'autres techniques révolutionnaires pour provoquer ces fameux bourgeois ? Et comment s'étonner de l'étonnement d'une opinion qui, grâce en partie aux «événements» de 1968, a appris l'importance qu'il faut accorder aux nouveaux droits de chacun, femmes et enfants compris.
Attaqué de partout, parfois agressé, Daniel Cohn-Bendit demande aujourd'hui que s'arrête la «chasse à l'homme» menée, à ses yeux, contre lui. Aux heures de grande écoute sur les ondes télévisées de TF1, il dit souhaiter qu'on cesse de «suggérer qu'il y a eu pédophilie» à propos d'un passage du «Grand Bazar». «Je ne me laisse pas tuer en public ni par TF1, ni par un journal, ni par quelqu'un d'autre, déclare-t-il. Ce que l'on peut me reprocher, à moi, c'est le désir de provocation». Peut-on mieux dire ? Et n'est-ce pas là encore provocation ? Philippe de Villiers, président du Mouvement pour la France, juge que Daniel Cohn-Bendit «doit sans délai démissionner de son mandat» de député européen. Pour lui, «les idées soi-disant «progressistes» de M. Cohn-Bendit ont, à n'en pas douter, perverti les consciences et certainement servi d'alibi et de caution culturelle à nombre de pédophiles». Yves Contassot, candidat des Verts à la mairie de Paris, dénonce une «opération malsaine de déstabilisation et de manipulation qui n'honore pas le type de presse que l'on connaissait jusqu'à présent en Angleterre». Pour M. Contassot, «il y a une manipulation contre les Verts» à Paris et en Allemagne.
Faut-il aller si loin et s'interdire de ce fait un simple examen de conscience collective ? «Le procès de la révolution culturelle des années 60 n'a jamais véritablement cessé, écrit non sans un certain courage Serge July dans les colonnes de Libération qu'il dirige. Il est proportionnel en ampleur à son triomphe social : le développement autonome de la société civile dans un pays qui l'ignorait. Mais le discours sur la libération de la sexualité des enfants a malheureusement servi à légitimer des pratiques parfois criminelles. Jusque dans Libération. Cohn-Bendit fut aussi l'un de ces provocateurs. Il est rattrapé pour des écrits de «rappeur» qui contiennent évidemment leur part de conneries sur la sexualité enfantine. Il le reconnaît. Il n'y a aucune raison de sanctifier mai 68. Il n'y a aucune révolution, fà»t-elle culturelle, qui ne soit qu'un bloc de vertus cristallines». Il arrive parfois aux révolutionnaires de parler d'or. C'est souvent, il est vrai, bien des années après leur révolution. W