La multiplicité des dérivés opioïdes disponibles, les difficultés à apprécier leur rapport avantages/inconvénients et l'enregistrement de nouvelles formes galéniques ne facilitent pas la décision du thérapeute lorsqu'il retient l'indication d'un traitement antalgique. L'objectif de cet article est de formuler quelques principes de base pour optimiser ce choix en examinant les critères qui permettent de mieux sélectionner l'antalgique à la faveur d'une individualisation de la thérapeutique intégrant les comorbidités et les comédications et évitant les situations à risque d'occasionner des abus de substances.
Le médecin doit pouvoir se référer à une classification des médicaments opioïdes qui soit opérationnelle. La multiplicité des produits disponibles, les difficultés à apprécier leur rapport avantages/inconvénients et l'enregistrement de nouvelles formes galéniques ne facilitent pas les décisions. Nous allons examiner les données pharmacologiques utiles pour la sélection des opioïdes et des voies d'administration appropriées. La progression par paliers, d'un opioïde qualifié de faible à un fort, par analogie à ceux proposés par l'OMS pour les douleurs cancéreuses, paraît raisonnable.
La voie d'administration doit être adaptée à l'intensité, au degré d'urgence et au contexte. Les pièges d'une prescription à risque sont souvent identifiables et certains peuvent être évités. La dépendance psychologique est favorisée par la voie d'administration et des propriétés pharmacocinétiques des molécules. Ainsi, une grande lipophilicité (diacétylmorphine, nicomorphine, péthidine) permet un passage rapide dans le système nerveux central et favorise un effet euphorisant.1 Les principaux analgésiques opioïdes sont disponibles sous différentes formes galéniques orales et parentérales. Le bénéfice d'une voie parentérale est d'accroître «l'efficacité» analgésique initiale (soulagement plus rapide), mais le caractère plus invasif et le potentiel toxicomanogène en limitent l'usage répété.
Le choix d'une voie d'administration doit donc toujours être considéré en fonction de la durée prévisible des effets recherchés, de l'intensité de la douleur et la pathologie sous-jacente. Dans une situation douloureuse durable et constante, on privilégiera le maintien de concentrations efficaces et stables avec des molécules à demi-vie apparentes prolongées. Les galéniques à libération lente par voie orale ou transdermiques assurent ainsi un profil pharmacocinétique optimal pour ces conditions cliniques.
En cas d'insuffisance rénale, la plupart des opioïdes vont voir leur effet s'accroître ou de nouvelles toxicités apparaître en raison du cumul de la molécule mère ou de ses métabolites actifs (morphine, péthidine). Il convient d'opter pour un analgésique opioïde dont les métabolites sont peu ou pas actifs (tableau 1).
La majorité des opioïdes sont des molécules à haute extraction hépatique et leur clairance plasmatique totale est proche de la clairance hépatique et étroitement dépendante du flux plasmatique hépatique. Une réduction de la fonction hépatique ou du débit hépatique en cas d'insuffisance cardiaque sévère par exemple peut conduire à un accroissement de la biodisponibilité et à une réduction de la clairance, ce qui aboutit à un prolongement de la durée d'action et un risque de cumul médicamenteux. On doit donc adapter la posologie en conséquence.
Il importe de se préoccuper des interactions pharmacodynamiques et pharmacocinétiques non souhaitées.
En termes d'interactions pharmacodynamiques, les médicaments entraînant une dépression du système nerveux central peuvent renforcer l'effet sédatif, ainsi que les autres effets centraux des opioïdes. Les propriétés pharmacologiques de certains opioïdes, qui activent d'autres systèmes comme les monoamines (tramadol, péthidine, méthadone), imposent d'éviter leur association aux IMAO et aux médicaments sérotoninergiques.2
L'élimination hépatique de certains opioïdes en fait une cible préférentielle pour les interactions médicamenteuses pharmacocinétiques (par exemple le tramadol, le fentanyl ou la méthadone, dont l'élimination peut être ralentie par les bloqueurs du CYP3A4 (macrolides-amiodarone-inhibiteurs des protéases) ou accélérée par certains antibiotiques (rifampicine-rifabutine), des anticonvulsivants (carbamazépine-phénytoïne) ou des agents phytothérapeutiques (millepertuis).
L'action des opioïdes est actuellement bien caractérisée.3 Il convient d'écarter les opioïdes à risque lors d'une utilisation régulière. Il s'agit de ceux dont on connaît mal la pharmacologie, qui possèdent des propriétés antagonistes ou des métabolites actifs mal caractérisés ou toxiques, et dont l'administration répétée peut conduire à une toxicité d'organe (dextropropoxyphène, péthidine, pentazocine, nicomorphine, nubaïne, tilidine).
Dans cette classe thérapeutique, les analgésiques opioïdes comme la codéine, la dihydrocodéine, le tramadol ou la buprénorphine ont révélé leur efficacité dans l'indication du traitement des douleurs prolongées, d'intensité modérée à forte, en cas d'effet insuffisant des analgésiques non opiacés. Il en est de même des opioïdes du palier supérieur qualifiés de forts comme la morphine ou le fentanyl par voie transdermique (tableaux 2 et 3).
Dérivé naturel de l'opium, la codéine est bien absorbée au niveau intestinal et rapidement éliminée par métabolisation hépatique. Elle est transformée par le foie en morphine (10% de la dose), ce qui lui permet de produire son effet analgésique.4,5 La codéine peut être utilisée seule mais est le plus souvent associée au paracétamol (par exemple, Co-Dafalgan®, Treuphadol®Plus). Son utilité comme analgésique demeure limitée aux douleurs modérées. La posologie usuelle chez l'adulte sain est de 50-100 mg toutes les 6 heures. La pharmacologie de la dihydrocodéine (Codicontin® cp retard) peut s'assimiler à celle de la codéine. La posologie initiale est de 60 mg/ 2xj avec les comprimés à libération retardée. La codéine a montré son efficacité relative dans diverses indications de douleurs chroniques non cancéreuses comme l'ostéoarthrose rhizomélique ou du rachis, avec un impact satisfaisant sur la douleur modérée à intense et les échelles de qualité de vie.6 Ses effets indésirables gastro-intestinaux ou le manque d'efficacité conduisent plus de la moitié des patients à suspendre le traitement.6,7,8 On observe des conséquences similaires sur des douleurs modérées à sévères liées à une ostéoarthrose du rachis ou des extrémités avec un autre dérivé de la morphine, l'oxycodone retard 10 et 20 mg. Là encore, en raison des effets indésirables et de l'inefficacité, seule la moitié des patients avait poursuivi l'étude au-delà de deux mois en phase ouverte et, au terme de l'étude (18 mois), 15 des 133 patients étaient encore enrôlés.9 Une étude croisée en double aveugle versus placebo a permis de démontrer que l'oxycodone 10 à 30 mg, délivrée de manière contrôlée toutes les 12 heures, permet sur quatre semaines de soulager les diverses modalités de la douleur post-herpétique (douleur continue, accès paroxystiques, allodynie).10
Le tramadol est à considérer comme un opioïde d'efficacité comparable à la codéine. De nombreuses études cliniques contrôlées ont confirmé l'efficacité antalgique du tramadol dans les douleurs rhumatologiques telles que l'ostéoarthrose ou les douleurs secondaires aux neuropathies diabétiques. A l'instar de la codéine, la production de métabolites qui possèdent une action opioïde est sous influence génétique. Cependant, contrairement à la codéine, l'influence de ce polymorphisme sur l'efficacité analgésique demeure limitée en raison des effets monoaminergiques associés.11,12 Ce double mode d'action, par une synergie opioïde et monoaminergique, explique peut-être une partie de son efficacité dans certaines affections douloureuses réfractaires aux analgésiques opioïdes conventionnels, comme certaines douleurs neuropathiques. Les effets monoaminergiques limitent l'accroissement des posologies au-delà de 4 x 100 mg/j compte tenu du risque de convulsions en cas de surdosage et justifient d'éviter la prescription simultanée d'IMAO ou d'antidépresseurs tricycliques ou sérotoninergiques. La posologie usuelle est de 50-100 mg en 3-4 doses quotidiennes par voie orale.
Elle est un dérivé semi-synthétique, agoniste partiel. Sa puissance (10 à 30 fois celle de la morphine) ne correspond toutefois pas à une plus grande efficacité clinique. Agoniste partiel des récepteurs opioïdes mu, son effet analgésique n'augmente plus à partir d'une certaine dose malgré l'augmentation de posologie. Ces actions complexes aux niveaux des récepteurs opioïdes proscrivent son utilisation en association avec d'autres agonistes opioïdes tels que la morphine. L'effet plafond, qui apparaîtrait à une dose unitaire d'environ 1 mg s.c. et probablement un peu plus en sublingual, explique que la buprénorphine à doses élevées ne soit pas une alternative parfaite à la morphine. Sa place dans la hiérarchie analgésique est donc intermédiaire. Il s'agit de l'analgésique de choix en cas d'insuffisance rénale sévère. La buprénorphine se présente en ampoule injectable (i.m., i.v., s.c., 0,3 mg) et en comprimé (sublingual, 0,2 mg) et par application transdermique. Cette nouvelle forme galénique allonge la demi-vie apparente. L'efficacité ne se fait sentir qu'après 12 h à 24 h, (selon le dosage), et assure des concentrations stables durant au moins 72 h, permettant une application tous les trois jours. L'état d'équilibre n'est atteint qu'après une semaine d'application. La voie sublinguale est intéressante dans le traitement de la douleur, en particulier chez les malades ayant des difficultés de déglutition. Il faut préciser au malade de ne pas croquer, ni avaler les comprimés. Les contre-indications sont celles des morphiniques. La posologie usuelle est d'un à deux comprimés trois fois par jour. La durée d'action de 8 heures est plus longue que la morphine. Les effets indésirables sont ceux des opioïdes. En cas d'intoxication, il faut savoir que les effets respiratoires ne seraient renversés que par de très hautes doses de naloxone (jusqu'à 10 mg i.v.).
La morphine et ses métabolites actifs agissent par l'intermédiaire des récepteurs opioïdes situés principalement dans le système nerveux central. L'absorption intestinale de la morphine est rapide et incomplète. La biodisponibilité de la morphine inchangée est d'environ 35%, et présente une importante variabilité interindividuelle, en raison du premier passage hépatique important, durant lequel elle est principalement glucuroconjuguée. Ses métabolites actifs s'accumulent durant l'insuffisance rénale et elle devrait être évitée lors d'insuffisance rénale sévère.
A côté de la morphine orale à libération immédiate, qui nécessite une prescription magistrale, on a maintenant recours aux morphines à libération prolongée (MST®, Kapanol®) qui ont facilité le maniement de la morphine orale lors des traitements au long cours.
Bien que la morphine à libération immédiate conserve une place privilégiée pour «titrer» la dose efficace de morphiniques lors de l'instauration du traitement, il faut reconnaître qu'en pratique de nombreux prescripteurs débutent d'emblée par les formes à libération prolongée. Il faut en revanche insister sur le grand intérêt de la morphine à libération immédiate comme «analgésique de secours» pour les accès aggravant la douleur de fond, réalisant une véritable administration contrôlée par le patient (douleurs «incidentes»). La fréquence des prises supplémentaires permet l'ajustement de la dose quotidienne de morphine.
Seule une étude randomisée contrôlée contre un placebo actif a éprouvé au long cours son efficacité chez des patients souffrant de douleurs idiopathiques ou d'origine musculo-squelettique ne répondant pas aux AINS, à la codéine ou aux antidépresseurs.13 En effet, une posologie médiane de 85 mg/j de morphine retard pouvait offrir un bénéfice antalgique, sans amélioration fonctionnelle ni confort psychologique.
En pratique, il est utile de rappeler que les comprimés de morphine à libération retardée ne sont pas sécables. La posologie de MST®, de Kapanol®, ou de Sevre-Long® par 24 h est identique à celle de la morphine en solution. Il est préférable d'équilibrer un malade avec la solution de morphine (évaluation et adaptation par 4 demi-vies), puis de prendre le relais au moyen de la forme prolongée, en administrant simultanément la dernière dose de solution. La morphine à libération prolongée (MST®, Kapanol®, Sevre-Long®) a simplifié la prescription de morphine orale. Elle présente l'avantage d'une administration moins fréquente par rapport à la solution de morphine, en 2-3 prises par 24 h pour la MST®, ou 1-2 prise par 24 h pour le Kapanol® et le Sevre-Long®, ce qui évite la prise nocturne et améliore potentiellement l'observance. L'hydromorphone (Opidol®) peut s'assimiler à la morphine, bien que son efficacité n'ait pas été éprouvée dans des conditions de douleurs chroniques non cancéreuses. La puissance de l'hydromorphone est supérieure à la morphine lorsque l'on considère les posologies administrées, cependant l'efficacité et le profil de sécurité dans les études contrôlées chez les patients cancéreux apparaissent similaires quelle que soit la voie administrée. L'hydromorphone a une demi-vie similaire à celle de la morphine et est largement glucuroconjuguée au niveau hépatique.14
Disponible depuis cinq ans en Suisse, cette forme galénique est également enregistrée aux Etats-Unis et en France. Le fentanyl en patch est un opioïde d'efficacité comparable à celle d'une morphine à libération prolongée (troisième palier de l'OMS). Il s'agit d'un analgésique puissant dont les modalités d'administration percutanée permettent de l'utiliser lors de douleurs nociceptives persistantes. L'application percutanée a été évaluée dans des études contrôlées impliquant des patients souffrant de douleurs postopératoires15 ou dans des études prospectives ouvertes non randomisées la comparant aux formulations à libération prolongée de morphine. Les résultats suggèrent une efficacité similaire à ces dernières dans les douleurs chroniques non cancéreuses.16 La voie d'administration transdermique permet d'obtenir des concentrations plasmatiques stables, en offrant l'avantage d'un confort accru chez certains patients qui pourraient bénéficier d'opioïdes pour une période prolongée. Les équidoses morphine relativement élevées pour la plus petite dose disponible en patch en limitent l'usage chez les personnes âgées.
En pratique, il convient d'éviter de couper le patch. Le fentanyl est complètement résorbé (72 h) après administration topique et l'effet est observable après 12 heures d'application déjà. Un effet analgésique optimal est attendu 36 à 48 h après l'application du premier patch, au moment des concentrations sériques maximales. La cinétique d'élimination du fentanyl lors d'une application percutanée se modifie, la demi-vie apparente du fentanyl étant prolongée (22 h en moyenne). Lors d'une administration répétée, l'état d'équilibre est atteint dans la semaine qui suit le début d'un traitement.17 La prudence est toutefois requise car on a observé une biodisponibilité accrue et un risque de surdosage en cas d'augmentation du débit cutané (augmentation exogène ou endogène de la température par exemple). Il convient donc d'éviter l'exposition à des sources de chaleur (coussins chauffants, soleil) et d'accroître la surveillance lors d'état fébrile.
Son utilisation est recommandée seulement lorsque les douleurs sont stabilisées et que la poursuite de l'analgésie par voie orale pose problème. Des doses de réserve de morphine peuvent s'avérer nécessaires, en raison de la longue demi-vie apparente d'élimination du fentanyl, qui rend l'initiation de la thérapeutique difficile et l'adaptation posologique lente (> 48 h). Son coût dépasse celui du traitement journalier de morphine.
Ce médicament pourrait offrir une alternative dans les douleurs neuropathiques périphériques non cancéreuses, comme le démontre une étude randomisée en double aveugle, incluant 53 patients. Son usage par voie transdermique lors d'une étude ouverte (chez certains des patients ayant participé à l'étude précédente) s'est avéré efficace à moyen terme, avec une amélioration de la qualité de vie en l'absence de dépendance à 12 semaines.18
Le choix judicieux d'un opioïde, en tenant compte des caractéristiques pharmacologiques des comédications et des comorbidités, concourt à optimiser le rapport bénéfice/risque lors d'une prescription d'opioïde au long cours. L'administration par une voie offrant une libération lente ou une bioactivation devra être systématiquement préférée aux injectables et réduira le potentiel de toxicomanie iatrogène.