Cet article attire l'attention sur les risques liés à l'utilisation intentionnelle ou par inadvertance d'analogues des prostaglandines (en particulier du misoprostol) et d'AINS pendant la grossesse. Le rôle potentiellement important de la cyclooxygénase-2 en obstétrique et dans le développement ftal est souligné. La prescription de préparations combinées associant AINS et misoprostol est fortement contre-indiquée pendant la grossesse et les inhibiteurs sélectifs de la cyclooxygénase-2 devraient également être évités en raison de données actuelles suggérant une possible perturbation de différents processus obstétricaux et du développement du rein ftal.
Les prostaglandines (PG) sont des hormones et médiateurs à action locale, impliquées dans de nombreux processus physiologiques et pathologiques. L'acide arachidonique, libéré à partir des phospholipides de membrane, est converti par la cyclooxygénase en PGH2, qui servira ensuite de précurseur pour la formation des PGE2, PGF2, thromboxane et prostacycline, etc., selon les différents tissus impliqués. Cette cascade de réactions, consécutive à la stimulation de divers récepteurs membranaires par des hormones, des neurotransmetteurs ou des cytokines, sert à moduler la réponse tissulaire à des stimuli biologiques variés.
Il y a une dizaine d'années, une isoforme particulière de la cyclooxygénase (COX) a été mise en évidence, la COX-2, dont la synthèse peut être induite par des cytokines et certains facteurs de croissance. Du point de vue de sa séquence en acides aminés, il existe une homologie de 60% avec l'isoforme dite «constitutive» (COX-1), impliquée notamment dans la protection gastrique (PGE2), l'agrégation plaquettaire (thromboxane), la vasodilatation et les effets antithrombogènes (prostacycline). Sur le plan gynécologique, les PGE2 et PGF2 ont la capacité de contracter le myomètre de l'utérus gravide ou non. De son côté, la COX-2 est également constitutive de certains organes, en particulier le rein ; de plus, elle semble participer à la guérison des plaies, entre autres des ulcères gastro-intestinaux.1
Cet article passe en revue quelques aspects du rôle de certaines prostaglandines et de la cyclooxygénase en obstétrique, et présente les risques découlant d'une utilisation inappropriée d'un analogue des prostaglandines (misoprostol) et de certains anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS) pendant la grossesse.
Le misoprostol est un analogue de la PGE1, dont l'indication officielle est la prévention et le traitement des ulcères gastroduodénaux associés à l'utilisation des anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS). Il est largement utilisé par ailleurs dans diverses indications obstétricales en raison de ses propriétés de contraction de l'utérus et de maturation du col. Au premier trimestre, le misoprostol est utilisé lors d'interruptions volontaires de grossesse, en association avec la mifépristone (ou le méthotrexate) car il est peu efficace en monothérapie.2 A doses équivalentes (600-800 µg), l'administration vaginale du misoprostol est plus efficace que la voie orale pour induire un avortement ; elle est appliquée 48 h après la prise de mifépristone.2 Ce traitement combiné ne s'applique généralement que durant les neuf premières semaines de grossesse.
Lors de mort in utero ou de grossesse sans développement embryonnaire, le misoprostol (par voie vaginale) peut faciliter l'évacuation du contenu de l'utérus, sans intervention chirurgicale. Avant un avortement chirurgical, le misoprostol permet d'obtenir un effacement et une dilatation du col favorisant l'intervention.2 Au 2e trimestre, son utilisation s'accompagne d'un effet utérotonique plus marqué et des doses répétées à intervalle de 6-12 h par voie vaginale permettent généralement d'induire le travail et un avortement complet.2 A l'approche du terme, le misoprostol peut également être utilisé pour induire l'accouchement par voie basse ; une hyperstimulation de l'utérus a cependant été décrite dans de rares cas, avec répercussions sur la fréquence cardiaque ftale.2 Une précédente césarienne représente une contre-indication en raison de cas rapportés de rupture utérine. Les hémorragies post-partum pourraient être diminuées par le misoprostol oral ou rectal,2 bien qu'il existe d'autres substances disponibles par voie parentérale (ocytocine, dérivés de l'ergot).
Aucune de ces indications obstétricales n'est toutefois approuvée officiellement par la FDA ou l'OICM ; le fabricant (Searle SA) considère que les propriétés abortives du misoprostol représentent une contre-indication à son utilisation en cours de grossesse et a rappelé ce risque aux médecins américains en été 2000. Les difficultés d'obtention du médicament dans certaines pharmacies et institutions hospitalières américaines déclenchèrent une polémique, amplifiée par le fait que la plupart des indications mentionnées sont confirmées par de nombreuses études cliniques et que des milliers de femmes ont déjà bénéficié d'une prescription rationnelle du misoprostol.
Ces événements mettent cependant en lumière le fait que la prise de misoprostol en cours de grossesse pour des indications non obstétricales (protection gastrique) ou obstétricales inappropriées (utilisation abusive dans un but abortif) représente un risque non négligeable pour l'embryon (ou le ftus). Le misoprostol existe sur le marché sous forme de monosubstance (Cytotec® 200 µg/cp, 2-4 cp/j) pour traiter ou prévenir les ulcères gastro-duodénaux liés à la prise d'AINS et en combinaison avec le diclofénac dans la préparation Arthrotec®, utilisée en rhumatologie (également à 200 µg/cp, 2 cp/j). Des femmes en âge de procréer sont donc susceptibles d'être exposées à l'un de ces médicaments. Dans certains pays (notamment au Brésil), des femmes tentent de mettre fin à leur grossesse au moyen de la prise orale ou vaginale de misoprostol. Ces tentatives se révèlent souvent infructueuses puisque l'utilisation du seul misoprostol au premier trimestre n'est généralement pas suffisante pour obtenir un avortement et que la grossesse se poursuit dans une majorité de cas.
Dans ces diverses situations se pose la question du risque tératogène du misoprostol, qui peut être résumé comme suit : plusieurs rapports de cas d'exposition à des doses prétendument abortives de misoprostol (800 µg en général, éventail de doses allant de 200 à 16 000 µg) ont été associés à des malformations des membres (réductions), des arthrogryposes et à un syndrome de Moebius (paralysie faciale congénitale avec atteinte variable d'autres nerfs crâniens, en particulier l'oculomoteur externe) ;3,4 des anomalies de la calotte crânienne ont plus rarement été décrites.5 Ces malformations sont dans leur ensemble compatibles avec une réduction de la perfusion locale, attribuée aux contractions utérines provoquées par le misoprostol.4 On notera toutefois qu'une des rares études prospectives réalisées à ce jour, comprenant certes un nombre limité de cas (86), est demeurée négative6et que l'augmentation du risque malformatif de base, si elle existe, reste à considérer comme faible.
Les AINS ne sont généralement pas considérés comme tératogènes chez la femme enceinte ; leur utilisation doit néanmoins se faire avec précaution et certains agents d'utilisation courante chez l'adulte ne peuvent être recommandés en raison de données insuffisantes dans le cadre de la grossesse ; c'est notamment le cas de l'indométacine, du nimésulide et du métamizole sodique. Une augmentation du risque d'avortements spontanés a récemment été évoquée dans une étude rétrospective,7 mais cette découverte mérite des investigations complémentaires car ce type d'étude est susceptible de souffrir de différents biais (facteurs confondants), qui en rendent l'interprétation particulièrement délicate. Certaines périodes de la grossesse représentent des contre-indications à la prescription de tous les AINS. Au 3e trimestre de la grossesse, une fermeture prématurée du canal artériel peut se produire in utero, responsable d'une hypertension pulmonaire ftale. La fonction rénale du ftus et du nouveau-né peut également être perturbée par les AINS, en particulier par l'intermédiaire d'une diminution de la perfusion rénale ; un oligohydramnios peut résulter de la diminution de la production ftale d'urine.8 Utilisée pour ses propriétés tocolytiques, l'indométacine a par ailleurs été occasionnellement associée à des complications hémorragiques cérébrales (notamment intraventriculaires) ou gastro-intestinales (entérocolite nécrosante) chez des enfants prématurés ou de petit poids de naissance.8 Lorsqu'une réduction des contractions utérines n'est pas le but recherché, on peut s'attendre à une prolongation de la grossesse. Chez la mère souffrant d'hypertension ou de prééclampsie, les AINS sont susceptibles de nuire au contrôle de la pression artérielle et d'aggraver la fonction rénale. A proximité de l'accouchement, une inhibition de l'agrégation plaquettaire peut aggraver les hémorragies du post-partum.
En période périconceptionnelle, les AINS sont également déconseillés dans la mesure où une interférence avec l'implantation du blastocyste a été décrite chez l'animal.9
L'aspirine peut être associée aux mêmes effets que les AINS en début ou en fin de grossesse ; en revanche, les risques de complications néonatales ne sont en principe pas accrus par l'utilisation de doses faibles, inférieures à 150 mg/j.8,9 En dépit d'effets tératogènes relevés chez l'animal et d'études (rétrospectives) parfois génératrices d'inquiétude chez l'être humain, l'aspirine à «dose normale» n'est pas associée à une augmentation claire du risque tératogénique de base.8,9A l'instar des AINS, il s'agit cependant d'une substance de second choix, non destinée à se substituer au paracétamol pour les indications antalgiques et antipyrétiques banales.
Deux inhibiteurs sélectifs de la COX-2 (célécoxibe et rofécoxibe) ont récemment été mis sur le marché avec des indications principalement antalgiques en rhumatologie, en particulier dans l'arthrose. Une prise par inadvertance en début de grossesse est d'autant plus susceptible de se produire que ces agents auront été prescrits à des femmes jeunes dans d'autres indications, actuellement non reconnues (par exemple douleurs post-traumatiques). Une telle exposition peut être problématique en raison du rôle supposé de la COX-2 dans les processus de fertilisation puis de développement embryonnaire et ftal.
Les souris déficientes en COX-2 présentent des perturbations de l'ovulation et surtout de la fertilisation et de l'implantation qui ne sont pas liées à des problèmes hormonaux concomitants.10 Le processus de décidualisation du stroma, qui peut être induit de façon artificielle chez des animaux «pseudo-portants», est apparu fortement déficient chez les souris privées du gène codant pour la COX-2.10 L'inhibition sélective de la COX-2 provoque des troubles de l'implantation dépendant de la dose et renforcés par un déficit en COX-1. En revanche, l'absence isolée de la COX-1 ou l'administration d'acide acétylsalicylique n'empêchent pas l'implantation du blastocyste.10
En fin de grossesse, des expériences chez la souris révèlent un retard dans le déclenchement du travail, lui-même responsable d'une survie diminuée chez les souris déficientes en COX-1.11 De son côté, l'inhibition de la COX-2 (à des doses «normales» de célécoxibe) ne prolonge pas la gestation chez les souris non modifiées génétiquement.11
Le canal artériel paraît moins sensible à l'inhibition de la COX-2 qu'à celle de la COX-1 chez la souris, mais l'utilisation d'inhibiteurs sélectifs COX-1 aussi bien que COX-2 entraîne un risque de fermeture prématurée.11
A la naissance, les souris déficientes en COX-2 présentent des anomalies rénales, sous forme d'une réduction du nombre de néphrons fonctionnels avec une immaturité des glomérules et des tubules souvent dysplasiques ; une atteinte cardiaque (fibrose myocardique) est observée de façon non systématique.12 Les anomalies rénales permettent de souligner le rôle important de l'expression constitutive de la COX-2 dans le rein ftal.
Dans une autre étude chez la souris, l'inhibition sélective de la COX-2 durant la gestation et la période néonatale n'a pas produit d'effet évident sur la morphologie rénale à la naissance, mais une diminution prononcée de l'épaisseur du cortex rénal et de la taille des glomérules au cours de la période néonatale.13 L'administration du médicament pendant la grossesse joue cependant un rôle aggravant dans les troubles du développement rénal post-natal. Par opposition à la COX-2, l'inhibition de la COX-1 n'est associée à aucune modification histologique rénale.13
Chez l'être humain, l'expression de la COX-2 présente des différences avec l'animal et prédomine au niveau des membranes amniotiques et du trophoblaste ;14 elle paraît stimulée en fin de grossesse et participer au déclenchement du travail. L'utilisation d'inhibiteurs «préférentiels» de la COX-2 comme tocolytiques est efficace, mais peut se heurter à des effets secondaires importants : le nimésulide a récemment été impliqué dans la survenue d'une insuffisance rénale terminale chez un nouveau-né, après prise maternelle de 200 mg/j entre la 26e et la 32e semaine d'aménorrhée.15 La biopsie rénale du bébé, traité par dialyse péritonéale, a montré un retard de développement d'un grand nombre de glomérules et des plages de fibrose interstitielle. Le rôle du nimésulide est évocateur, mais son effet relativement peu sélectif sur la COX-2 in vivo ne permet pas d'extrapoler ce risque de néphropathie au célécoxibe et rofécoxibe. Comme indiqué plus haut, l'indométacine (inhibiteur mixte) peut également être associée à une néphrotoxicité transplacentaire.
Le rôle de la COX-2 dans la fermeture du canal artériel n'a, quant à lui, pas encore été clarifié chez l'être humain.
Chez l'animal, le célécoxibe (Celebrex®) a été responsable de hernies diaphragmatiques chez le rat (à doses élevées) et d'anomalies squelettiques chez le lapin (à des doses correspondant à 2 fois la posologie habituelle chez l'être humain).16 En Suisse, il est classé en catégorie C de grossesse, mais entre dans la catégorie D pour le 3e trimestre en raison d'un risque de fermeture du canal artériel, à l'image des autres AINS. La même classification est attribuée au rofécoxibe (Vioxx®), qui ne s'est pas montré tératogène chez le rat, mais a induit une légère augmentation des anomalies vertébrales chez le lapin à faible dose et a provoqué une réduction du diamètre du canal artériel en fin de grossesse chez le rat après doses uniques.16 Les deux substances peuvent être responsables de pertes d'embryon au moment de l'implantation ou juste après, à l'image des autres inhibiteurs des PG.16Il n'existe pratiquement pas de données sur ces agents chez la femme enceinte dans la littérature courante. A ce titre, il est important que les médecins confrontés à des cas de grossesses exposées par inadvertance à un anti-inflammatoire COX-2 sélectif pensent à annoncer ces situations à un Centre de pharmacovigilance ou directement au Centre de tératovigilance (cf. adresse des auteurs). Les éléments nécessaires à une appréciation adéquate du risque malformatif de ces médicaments chez l'être humain ne pourront être réunis que de cette manière.
L'utilisation d'analogues des PG se pratique dans plusieurs indications obstétricales et l'utilisation du misoprostol est largement admise, bien que non officiellement reconnue. D'un autre côté, la prescription de misoprostol dans le cadre de préparations combinées avec un AINS peut exposer la femme enceinte et le ftus à des complications surtout obstétricales (avortement spontané), mais aussi tératogènes dans un petit nombre de cas (lésions des noyaux des nerfs crâniens et malformations des membres notamment).
La prise d'AINS traditionnels ou d'aspirine (à doses supérieures à 150 mg/j) est déconseillée en période périconceptionnelle et contre-indiquée au troisième trimestre de la grossesse. En outre, plusieurs agents ne sont pas d'une utilisation sûre au premier trimestre en raison d'un manque de données disponibles. La sécurité d'emploi des nouveaux agents sélectifs pour la COX-2 n'est pas établie, et ceux-ci devraient être évités pendant toute la durée de la grossesse en raison du rôle apparemment important de cet enzyme dans plusieurs processus relatifs à la fertilisation, à l'implantation de l'embryon, au développement ftal et, selon toute vraisemblance, au maintien de l'ouverture du canal artériel.