Résumé
Sa couverture donne dans le gris pluie, ce qui fait très actuel, on ne se sent pas dépaysé. Voici un volume des Cahiers médico-sociaux1 à lire absolument. Son titre annonce un programme hyperactuel lui aussi : «l'automédication, pratique banale, motifs complexes». Tout le monde ou presque s'automédique : d'accord. Mais pourquoi ? Attiré par ce bouquin dans le labyrinthe de l'automédication, on s'aperçoit qu'on ne comprend rien de sérieux sans auparavant explorer l'ensemble de la médecine, de son histoire, de son intimité avec le regard que les hommes portent sur eux-mêmes. Il y a les chemins qui se perdent dans les questions : qu'est-ce que la santé, la maladie, la juste façon d'exister ? Ceux qui explorent l'«être soi», le «je» de l'individu face aux exigences de la société. Ceux, enfin, qui s'intéressent aux rites et mythes du médicament. Pour nous entraîner sur ces pistes, une pléiade d'auteurs, dont la plupart nous sont familiers, se montrent au mieux de leur forme intellectuelle. Ecrites par les deux coordinateurs du volume, Thierry Buclin et Catherine Ammon, les introductions il y en a quatre sont de petits joyaux. Finalement, l'automédication ne semble qu'un prétexte : c'est toute la médecine qui défile, avec ce Cahier. On se croirait dans un roman de Perec ou de Winkler : une collection de textes hétérogènes tisse des fils qui au début semblent cahotiques mais à la fin forment une toile où l'on distingue le sujet réel, ici la médecine de demain. Etonnant phénomène....L'automédication est-elle un bien ou un mal ? S'impose, en tout cas, une certitude : elle progresse. Ce qui plaît à l'Etat et aux assureurs parce que c'est de l'argent en moins à dépenser pour eux, soulignent certains auteurs. Ce qui, relèvent d'autres auteurs, ne déplaît pas pour autant à l'industrie pharmaceutique, ni aux publicitaires appartenant à la nouvelle église du DTC (direct to the consumer), les deux voyant là un moyen de court-circuiter cette instance critique (de moins en moins, remarquez) que sont les médecins. Enfin, et c'est le plus étonnant, l'automédication a les faveurs d'un bon nombre d'éthiciens. Elle leur semble aller dans le sens de l'empowerment du patient, du renforcement de son autonomie, ces notions clés de la médecine moderne. Seulement voilà : qu'est-ce que l'autonomie ?...L'automédication concerne avant tout les femmes. Pourquoi ? On dit souvent : à cause de leur morbidité plus élevée. Vraiment ? La thèse d'Anne-Catherine Ménétrey et Etienne Maffli, est que «le concept de santé est une construction sociale inspirée du modèle masculin, mais appliquée aux deux sexes». Si bien qu'on en arrive à cette aberration qu'«une femme en bonne santé, c'est un homme malade». Et c'est sur cette nouvelle norme que se greffe l'automédication. «L'émotivité, la passivité, ou l'attention portée à son corps et ses symptômes font figure de troubles justifiant le recours à divers produits pharmaceutiques». Autrement dit, si l'automédication se développe, triomphe, envahit l'existence, n'y voyons aucun progrès de l'autonomie : ce n'est que le signe d'une tyrannie de la forme physique et de l'adaptation. Ou peut-être même de quelque chose de plus profond encore, de l'apparition d'une sorte de nouveau sacré : «Quand les rites, coutumes et traditions agonisent, écrit Ehrenberg (qui n'est ici que cité), montent les obsessions et les pratiques narcissiques, les seules à être encore investies d'une dignité cérémonielle».Les hommes sont eux aussi touchés, évidemment, même s'ils le sont moins pour le moment. Et encore. Tout dépend où l'on met les limites de l'automédication. La tyrannie de la forme et de l'adaptation, rappellent Ménétrey et Maffli, concerne le sexe, le vieillissement, la mémoire, la dépression. Elle exige donc sa dose de plantes, soins alternatifs, hormones, vitamines, somnifères, tranquillisants, analgésiques, laxatifs. Et n'est-ce pas la même tyrannie qui fait acheter les autres produits transformés pour améliorer la santé : alicaments, cosmétiques perfectionnés ? Et la même «exigence d'amélioration de soi» dictée par une «société de contrôle» (Ehrenberg) qui pousse à se doper ou à se droguer ?...David Le Breton va encore plus loin dans la dénonciation de la tyrannie de la maîtrise. «L'usage de médicaments dont la finalité est de modifier la tonalité de la relation au monde se banalise», explique-t-il. L'enjeu n'est plus la santé, mais une «surenchère sur la santé». Regardez bien, dit-il, ce qui se passe : la psychologie bat en retraite, le traitement de l'individu et de la «protestation du corps» se fait sur le modèle de la machine, l'automédication se trouve au centre du fantasme de «cyborgisation» de l'humain....Prenez aussi cette analyse des informations sur les médicaments destinés aux patients menée par Sylvie Durrer et Jérôme Meizoz. Que montre-t-elle ? Que la plupart des notices mélangent «l'information-service» et la «publicité rédactionnelle». On informe et on incite à la consommation, à la fois, en jouant très subtilement avec les limites d'un cadre défini. Le résultat ressemble à un cafouillage propret. D'un côté, une publicité dangereusement efficace, de l'autre un univers symbolique réduit comme peau de chagrin. «L'invitation à l'automédication, comme si elle avait à se défendre d'un soupçon de superstition ou d'une carence de crédibilité scientifique, se voit prise en charge par un discours procédural des plus standardisés et châtré de symbolique». D'où cet effet pervers que tout ce qui relève de la croyance est évacué des notices. Or, sans son imaginaire, que reste-t-il de l'homme ?...C'est une des leçons que l'on tire au fil de la lecture de ce volume : jamais la communication dans le domaine des médicaments n'est objective, ni d'ailleurs ne doit l'être. Avoir peur de l'irrationnel est la pire des choses, puisque l'irrationnel se glisse partout, comme la part la plus humaine de l'humain. Il s'agit donc de gérer l'irrationnel pour parler à la raison, d'utiliser l'intelligence pour construire un discours qui fasse sens dans le domaine des sentiments et du mythe. Pas d'autre solution. Il faut aimer la «faiblesse», le besoin de croyance en nous, c'est le seul moyen de l'apprivoiser, de lui donner une forme de civilisation et de création.«Ne devrait-on pas considérer
l'automédication dans son ensemble, demandent Buclin et Ammon, comme une marque de l'évolution spirituelle du monde contemporain, un rituel visant à remettre l'homme en contact avec l'énergie divine fondamentale, une réponse moderne à l'appel du sacré ?»...Il y a ce mot de Woody Allen : «La réponse est oui. Mais quelle peut bien être la question ?» On se trouve dans le même registre, avec l'automédication. La réponse est médicamenteuse. Mais quelle est la question ? Est-elle bien posée ? Et par qui est-elle posée ? Par l'individu, la société, la publicité ?B. Kiefer1 L'automédication. Pratique banale, motifs complexes sous la direction de T. Buclin et C. Ammon. Cahiers médico-sociaux. Genève : éd. Médecine et Hygiène, 2001.