L'infaillibilité n'est pas propre à notre condition, ainsi, puisque errare humanum est, toutes nos activités sont soumises à la possibilité de l'erreur. Ni l'éthique, ni le droit, ni la médecine ne seront jamais infaillibles et surtout ni l'éthique ni le droit ne pourront éviter l'erreur médicale.
Il est cependant intéressant de voir de quelle manière on peut lire l'articulation entre ces trois disciplines avec un accent particulier sur le rôle que peut jouer l'éthique dans cette triade.
Une des hantises fréquentes du monde hospitalier suisse et continental en général est de se retrouver dans un système «à l'américaine» où la meilleure stratégie pour sortir d'un hôpital sans trop de dégâts consiste à y rentrer avec son avocat. Ce faisant, la crainte serait tellement présente dans l'esprit des soignants que les erreurs ne seraient plus permises.
Cependant, les données du National Safety Council (Hebdo, 16 mars 2000) montrent que c'est justement aux Etats-Unis que le risque de décès à l'hôpital des suites d'une erreur est plus élevé que le risque de mortalité dans la circulation routière.
Il est difficile de dire si cette contradiction vient de la naïveté que nous prêtons volontiers aux Américains ou tout simplement de leur transparence dans la transmission d'informations délicates.
Un éditorial de la presse grand public de l'année passée, consacré à l'erreur médicale, intitulait en effet «En Suisse, on ne chiffre pas, on négocie» :1 quant à savoir si c'est le silence ou le montant à payer comme indemnité qui se négocie, il faut lire l'article entre les lignes. Mais il peut être soulageant d'apprendre, par les mots du juriste du CHUV, que «si le décès ou la complication résultent d'une faute, nous devons l'avouer, reconnaître nos torts, gérer la problématique. Nous n'avons aucun intérêt à étouffer l'affaire». «D'autant moins, comme le relève Brigitte Mottet, que désormais le patient ne va pas se taire».2
Plus récemment, les quotidiens3 nous ont appris que la FMH souhaite mettre sur pied une banque de données où seront enregistrées toutes les erreurs médicales.4
Lorsque des voix se lèvent dans le milieu hospitalier corps médical en tête contre la mode américaine, c'est souvent pour regretter le passage d'un rapport de confiance à un rapport de type contractuel. Il est effectivement déplorable d'assister à cette mutation car, en effet, sans confiance la relation thérapeutique devient fort difficile. Mais ces voix qui se lèvent à l'encontre du procédurisme américain, franchissent rarement l'étape logique suivante car une saine curiosité (digne du bon scientifique) devrait nous obliger à nous demander pourquoi ce changement de la relation soignant-soigné risque bien d'avoir lieu. Observer un phénomène c'est bien, en rechercher la cause devrait aller de soi par tout scientifique digne de ce nom.
Certes, si causalité il y a, elle doit être de nature multifactorielle ; mais rien n'empêche une constatation toute simple : pour gagner des procès il faut bien s'attaquer à quelque chose dont l'erreur prouvée n'est que la pointe de l'iceberg. Car, bien en amont, il y a un autre élément mentionné dans l'article de l'Hebdo, à savoir le manque de communication entre médecin et patient.
Le but de la communication est bien d'échanger des informations ; dans une relation asymétrique comme celle entre soignant et soigné, il serait malhonnête de nier le pouvoir que détient le soignant sur le soigné. En effet, le patient est en situation de vulnérabilité et sa vie, ou du moins sa santé, dépend de l'agir du soignant. C'est donc de ce côté, mais pas uniquement, que la transmission d'informations devient vitale.
Depuis le code Nuremberg (1947), le consentement du patient est la condition sine qua non de tout traitement. Il est peut-être utile de rappeler rapidement le but de ce premier véritable code d'éthique reconnu sur le plan international : la sauvegarde de la dignité humaine. C'est en effet à la suite des barbaries nazies, effectuées sous le couvert de la recherche scientifique, que la communauté mondiale a établi les premiers points de repère éthiques afin de pouvoir faire avancer les connaissances scientifiques sans instrumentaliser l'être humain.
Le consentement est donc la pratique qui vise le respect de l'autonomie de la personne et, par là, promeut le respect de la dignité humaine. Mais afin d'être valable, le consentement doit être libre et éclairé et c'est sur ce deuxième aspect que l'information via la communication joue un rôle-clé. Pour consentir à quoi que ce soit, toute personne doit savoir ce qui l'attend ; en termes de relation thérapeutique, le patient doit être au courant non seulement du diagnostic, mais aussi du pronostic, du traitement et aussi de la prise en charge financière du traitement.
Jusqu'ici, on peut dire que l'éthique a eu comme rôle d'indiquer le chemin à suivre dans le but de respecter la dignité humaine : n'oublions pas que l'éthique ne peut pas imposer une voie, elle ne peut que la proposer en tant que bonne voie. Le droit, par contre, peut imposer des conduites et sanctionner le non-respect des normes en vigueur.
Malheureusement, il est des fois où l'on a beau montrer le chemin du respect de la dignité humaine, cela ne suffit pas : tant que l'éthique et les normes qu'elle propose est considérée comme un surplus de luxe, il existera toujours des individus peu scrupuleux qui ne se sentiront pas concernés par les devoirs que leur corps professionnel a adoptés. Car, en effet, la Déclaration d'Helsinki5 a été rédigée par l'Association médicale mondiale, ce qui veut dire que tous les médecins sont tenus de s'y conformer. Evidemment pour s'y conformer, il faut déjà en connaître le contenu, ce qui constitue un chapitre à part...
Or, comme le suggère la théorie du développement moral de Lawrence Kohlberg, le tout premier stade de notre développement est celui du stade pré-conventionnel : avant même d'être capable de se conformer aux normes en vigueur, chacun de nous passe par l'étape, pour ainsi dire, du bâton et de la carotte où c'est la crainte de la sanction qui nous pousse à agir d'une façon plutôt que d'une autre. Et c'est précisément dans ce cas que le droit vient au secours de l'éthique car, en effet, le passage du stade préconventionnel au stade conventionnel ou même post-conventionnel n'est nullement garanti. Il est tout à fait possible de passer toute sa vie au stade préconventionnel, autrement dit de fonctionner sur le mode du bâton et de la carotte, et ceci indépendamment du niveau d'études ou de complexité professionnelle.
En des termes moins sophistiqués, on peut tout à fait imaginer un médecin qui n'estime pas nécessaire d'informer clairement son patient ou qui estime plus judicieux sur la base de ce qu'on a appelé pendant des années le privilège thérapeutique de lui donner une information partielle, en omettant par exemple les côtés les plus sombres du pronostic, le fardeau des effets secondaires d'un traitement et les risques éventuels.
Sur le plan éthique, la conduite de ce médecin fictif est répréhensible, car en agissant de telle sorte, le médecin ne respecte pas la dignité du patient et, de plus, n'agit pas conformément aux devoirs que son corps professionnel s'est donné. Mais encore faut-il identifier ce manquement et surtout il faut une structure, voire une personne habilitée à lui signifier ce manquement. Or, il faut bien admettre que, de ce point de vue, notre système présente des lacunes considérables.
Sur le plan du droit, par contre, cette fin de millénaire a marqué quelques changements qui sont à situer dans le passage d'un rapport de confiance à un rapport de type contractuel, de préférence avec trace écrite. En effet, même si une des premières décisions du Tribunal fédéral affirmant la nécessité d'une information de la part du médecin date des années 40, «c'est seulement depuis les années 70 que l'absence ou l'insuffisance d'information est susceptible d'entraîner la responsabilité du médecin. Et en 1982, la Cour suprême a retenu la responsabilité du médecin pour défaut d'information du patient. Depuis, l'exigence d'un consentement éclairé a été rappelée à maintes reprises».6 Une fois de plus, si le Tribunal fédéral s'est prononcé, c'est qu'il y a eu une cause qui manifestement, dans ce cas, a été gagnée par un patient qui probablement était parti sur la base d'une relation de confiance, mais qui, au fil du temps, a bien dû comprendre que, dans une relation asymétrique, la confiance n'est pas toujours suffisante. Ainsi, le fardeau de la preuve de l'information donnée revient maintenant au médecin, d'où son intérêt à disposer d'une trace écrite contresignée par le patient ou ses représentants.
D'ailleurs, il n'est pas surprenant que les voix qui se lèvent contre le passage à un rapport de type contractuel portent très souvent sur la forme du consentement : en effet, les tenants de la position de confiance estiment que le consentement écrit ne peut que nuire à la relation thérapeutique, alors que les opposants estiment que la confiance ne serait pas du tout remise en question par une formule écrite, bien au contraire elle en sortirait renforcée. Certes, il ne s'agit pour l'instant que de consentement pour des traitements de type expérimentaux, mais là aussi la résistance au changement est considérable ; ce n'est d'ailleurs pas par hasard que la toute récente révision de la Déclaration d'Helsinki (et il s'agit ici d'une directive d'ordre éthique) insiste toujours sur la nécessité de la formule écrite à l'article 22 : «Après s'être assuré de la bonne compréhension par le sujet de l'information donnée, le médecin doit obtenir son consentement libre et éclairé, de préférence par écrit».7
On voit bien que la sémantique de l'éthique n'est pas celle du droit ni surtout pas celle du droit pénal, si c'était le cas, alors l'énoncé de l'article 22 de la Déclaration d'Helsinki aurait plutôt la forme suivante : «celui qui n'aura pas obtenu un consentement libre et éclairé de son patient et lui aura, de ce fait, imposé un traitement, sera puni de la peine de etc.» Une fois de plus, ce n'est pas le rôle de l'éthique de sanctionner, son but est d'indiquer le chemin à suivre au nom d'un idéal de bien que la communauté humaine ou médicale se donne : le respect de la dignité humaine via le consentement en est un bon exemple et cet idéal a été ratifié au plan mondial par la communauté médicale.
Si l'éthique ne peut et ne doit pas sanctionner, elle peut en revanche prévenir le passage du rapport soignant-soigné au modèle contractuel : un respect scrupuleux des normes éthiques internationales peut sans doute éviter bon nombre de plaintes civiles ou pénales et consolider le rapport de confiance qui doit être à la base de toute relation humaine qui se respecte relation thérapeutique au premier plan.
Si nul n'est censé ignorer la loi, on doit se demander si, à l'aube du troisième millénaire, un professionnel de la santé peut encore ignorer les obligations morales que sa profession s'est données. Car si tout le monde a accès à la Cochran Library via internet, l'accès au site de l'Association médicale mondiale est davantage simple. Tout spécialiste de pointe qui n'est pas au courant de la dernière étude répertoriée par le temple de l'Evidence-based medicine risque fort de perdre son prestige s'il n'est pas au courant. Il en va, semble-t-il, autrement pour des évidences d'ordre moral que la profession se donne sur le plan mondial ; mais peut-être est-ce dû au fait que les révisions ou mises à jour de la Déclaration d'Helsinki (5 depuis 1964) se font moins souvent que celles de la Cochran Library...
En termes, on ne peut plus explicites, je trouve fort surprenant que de nos jours, on puisse ne pas connaître et ne pas appliquer les obligations morales que le corps professionnel auquel on appartient s'est donné alors que la communication électronique nous permet d'avoir accès presque on line aux études les plus récentes (à souhaiter qu'elle soient effectuées dans le respect de règles éthiques fondamentales). Combien de médecins savent, au moment où ils lisent ces lignes, de combien d'articles (ordre de grandeur) est composé leur code de déontologie ?8 Qu'est-ce qui est dit aux articles 10 et 13 ? Car il s'agit là d'informations tout aussi importantes que la dernière étude sur l'efficacité de l'aspirine dans la prévention des troubles cardiovasculaires l'article 10 portant sur le devoir d'information du médecin alors que l'article 13 porte sur le droit d'accès au dossier du patient (à noter en passant que l'on retrouve ces deux sujets dans les lois sur la santé publique).
Ainsi donc, pour reprendre des exemples issus de la pratique quotidienne, le médecin qui refuse au patient l'accès à son dossier (ou les fameux «éléments objectifs» là où la LSP les mentionne) contrevient aux obligations morales de son corps professionnel. Dans ce cas, il est assez difficile que la FMH intervienne car si déjà le médecin lui-même ne «se souvient plus» de son code de déontologie, le patient, lui, n'est pas censé connaître le code de déontologie du médecin. Et, dans ces cas de figure, le patient est le seul qui pourrait signaler cette «lacune» à la FMH. Sur le plan juridique, une fois de plus, il y a bel et bien une violation de la LSP (art. 22 LSP canton de Vaud), mais encore faut-il non seulement que le patient connaisse la LSP, mais surtout il faut qu'il ait les ressources nécessaires pour poursuivre sa démarche et obtenir ce qui lui est garanti par la loi.
J'ai volontairement employé le terme lacune en le mettant entre guillemets ; en effet, il serait intéressant de faire une recherche sur la sémantique de l'erreur. Mis à part toute la panoplie de complications, couacs, bugs, bulles et pépins9 et autres termes plus ou moins exotiques, les termes erreur et faute ne sont que rarement employés au quotidien car trop graves ; il s'agit en effet très souvent de simples malentendus ou alors d'oublis.
Peu importe le terme que l'on voudra bien employer, mais peut-on se permettre aujourd'hui de ne pas connaître les obligations morales auxquelles on est tenu en tant que professionnel et a fortiori de ne pas les appliquer ? L'éthique n'est pas le droit, mais heureusement que parfois le droit peut compenser le tort qui a été causé par le non-respect des règles éthiques de base. Il reste à souhaiter que ces règles soient plus sérieusement intégrées dans la pratique de chaque professionnel de la santé, faute de quoi c'est le système américain du rapport contractuel qui remplacera le rapport de confiance.
Nous avons un projet de Loi fédérale sur les médicaments et les dispositifs médicaux (LPT) qui entrera bientôt en vigueur : d'un côté, cela est assez soulageant car on pourra peut-être éviter des scandales désagréables comme celui de VanTX.10 D'un autre côté, il est assez triste de nous voir fonctionner comme certains états des Etats-Unis qui emploient la peine de mort dans l'illusion d'être dissuasifs, car cela suggère que nous en sommes encore au stade du bâton et de la carotte.
L'éthique est faillible comme la médecine et le droit car elle est faite par des humains et non par des anges ou des dieux, mais elle n'a ni la prétention de guérir ni celle de punir, elle aimerait tout simplement indiquer une voie à suivre pour réaliser des objectifs (valeurs) donnés dans une société qui se veut civilisée. Peut-être que, prise plus au sérieux, elle pourra nous éviter de glisser vers un système contractuel à l'américaine : ce n'est qu'une proposition et non pas une imposition. W
1 L'Hebdo, 16 mars 2000, n. 11, pp. 71-72.
2 Idem.
3 24 Heures, 26 janvier 2001, p. 7.
4 «La future banque de données de la FMH sera donc alimentée par les annonces des erreurs et autres incidents non voulus - qui pourront émaner de leur acteur lui-même, mais aussi de n'importe quelle personne présente. L'anonymat doit donc être strictement garanti. On enregistrera le lieu, l'âge et l'anamnèse du patient, le type d'incident, les participants et une description des faits. Puis, le cas sera analysé. Mais il faut évidemment aussi que la personne qui a annoncé le cas obtienne une réaction en retour (feed-back). Il faudra donc développer un système complexe pour retrouver la source sans violer la confidentialité. Les cas les plus instructifs seront signalés sur le réseau» (24 Heures, art.cit.).
5 http://www.wma.net/f/policy.html
6 Bertrand D, et al. Médecin et droit médical. Genève : Ed. Médecine et Hygiène, 1998, ici D. Manaï, «Le devoir d'information du médecin» p. 38.
7 http://www.wma.net/f/policy/17-c_f.html
8 http://www.fmh.ch/fmh.cfm
9 Est-ce par hasard que l'article mentionné plus haut des 24 Heures s'intitule justement «Tirer la leçon du moindre pépin» ?
10 Voir à ce sujet L'Hebdo, 3 juin 1999, pp. 18-26.