Tous les groupes sanguins érythrocytaires ne sont pas uniquement présents sur les globules rouges. Certains sont exprimés sur de nombreux tissus de l'organisme ; il s'agit en particulier des antigènes des systèmes ABO, Hh, Lewis et Ii... Ces antigènes ubiquitaires, dénommés «histo-antigènes», se développent très tôt aux différents stades embryo-ftaux selon les tissus. Le système ABO joue ainsi un rôle fondamental en matière de greffe et de transplantation. Si l'incompatibilité ABO est fondamentale pour le pronostic d'une transplantation rénale, hépatique et cardiaque, elle n'a qu'un rôle mineur pour les greffes de moelle osseuse, d'os ou de cornée. Les mécanismes physiopathologiques sont connus pour l'essentiel et en rapport avec l'expression des antigènes ABH.
La transplantation est le terme consacré pour une greffe avec rétablissement des connections vasculaires (transplantations rénale, cardiaque, hépatique...). Le terme greffe tissulaire est alors utilisé dans les autres cas.
Le développement d'une réaction de rejet ou de tolérance dépend de la «distance immunogénétique» entre le donneur et le receveur. Les premières preuves que la tolérance d'une greffe était sous la dépendance du potentiel immunogénétique ont été apportées par les expériences sur des lignées de souris. Les greffes syngéniques prennent toujours : il s'agit ici de greffes entre individus de lignée pure, c'est-à-dire identiques et homozygotes pour tous leurs gènes. Les greffes allogéniques sont rejetées : ici le greffon provient d'un individu de même espèce que celle du receveur, mais génétiquement différent. C'est le cas général d'une greffe allogénique chez l'homme. Le problème est de savoir surmonter cet obstacle immunogénétique, en découvrant les gènes en cause et en sélectionnant les donneurs d'organe.
Si l'on croise des souris de deux lignées pures différentes : AA et BB, les hybrides AB, appelés F1, tolèrent le greffon issu des lignées parentales. Par contre, les parents rejettent un greffon provenant de l'hybride. Si l'on croise entre elles des souris F1, on obtient des hybrides de deuxième génération F2. Les greffes de F2 sont dans la majorité des cas rejetées par les parents mais acceptées par les hybrides F. Les hybrides F2 acceptent les greffes parentales dans seulement un faible pourcentage de cas.
Pour comprendre la prise ou le rejet d'une greffe ou d'une transplantation, il importe de considérer au moins cinq paramètres :1,2
le polymorphisme du complexe majeur d'histocompatibilité ;
l'activation des cellules dendritiques ;
la place des antigènes mineurs d'histocompatabilité ;
le rôle possible des antigènes spécifiques d'organes ;
l'implication des antigènes de groupes sanguins type ABO et Lewis...
Nous traiterons du rôle des antigènes de groupes sanguins dits érythrocytaires en matière de greffe et de transplantation. L'étude des modèles animaux paraît très instructive ainsi que les analyses cliniques chez l'homme.
Les études expérimentales chez l'animal (souris, rat, chien, lapin, porc et singe) ont souvent montré un effet bénéfique des transfusions sanguines sur les résultats de survie et de prise de greffes. Ces travaux ont également montré le rôle de plusieurs systèmes immunogénétiques (en particulier les systèmes d'histocompatibilité) sur les résultats et l'importance de la faible distance génétique entre le greffon et le receveur. De plus, la puissance des immunosuppresseurs modernes a fait évoluer très significativement le pronostic.
Chez l'homme, les études associant un protocole transfusionnel et une thérapeutique immunosuppressive donnent des résultats controversés et hétérogènes. L'effet immunosuppresseur des transfusions paraît le fait le plus précoce qui pourrait secondairement être associé à une anomalie de la régulation de la réponse immune avec, entre autres, la production d'anticorps anti-idiotype.3 De plus, les transfusions sanguines induiraient un microchimérisme, bénéfique pour la prise de greffe.4,5
Les antigènes de groupes sanguins sont des structures polymorphes portées par des protéines, des glycoprotéines et des glycolipides de la membrane des globules rouges, mais beaucoup d'entre eux sont également exprimés dans de nombreux tissus de l'organisme. En fait, seuls quelques systèmes apparaissent encore spécifiquement de nature érythroïde, par exemple MNS, RH, LW et KEL. Malgré l'importance de certains systèmes en médecine transfusionnelle, d'une manière générale, la fonction de ces molécules sur les globules rouges reste relativement mal connue et leur présence dans les tissus pose de nouvelles questions sur leur rôle physiologique.6,7
Parmi les 25 systèmes de groupes sanguins actuellement répertoriés, qui regroupent environ 200 antigènes sérologiquement définis, la plupart possèdent maintenant une base moléculaire bien définie, leur localisation chromosomique est connue. Certains systèmes sont extrêmement polymorphes (MNS, RH, KEL, DI, LU), alors que d'autres le sont moins (P1, XG, H, XK). La grande majorité de ces gènes est localisée sur des autosomes. Seuls les gènes XG et XK sont localisés sur le chromosome X. Dans la plupart des cas, chaque système est codé par un gène unique. D'autres, au contraire, sont codés par des gènes homologues en tandem qui dérivent vraisemblablement d'un gène ancestral commun par duplication. C'est le cas par exemple des gènes RHD et RHCE, des gènes FUT1 (H) et FUT2 (SE), des gènes GYPA et GYPB codant pour la glycophorine A (antigènes MN) et la glycophorine B (antigènes Ss), respectivement, ou encore des gènes CH et RG codant pour les antigènes Chido et Rodgers.
Tous les antigènes érythrocytaires ne sont pas synthétisés dans les érythroblastes ; les antigènes Lewis, par exemple, sont adsorbés sur les hématies à partir de glycolipides transportés dans le plasma. On a découvert également que certains antigènes de groupes sanguins sont portés par des protéines du complément absorbées à la surface cellulaire (Ch/Rg sur C4d).
En se basant sur les informations de structure primaire et sur des analogies structurales avec d'autres protéines, déduites des prédictions de structure secondaire, il est possible de proposer une classification fonctionnelle des antigènes de groupes sanguins, dont il faut souligner cependant le caractère relativement arbitraire, car certaines des molécules impliquées peuvent posséder des propriétés communes à plusieurs catégories. Avec ces réserves, on peut schématiquement définir cinq catégories fonctionnelles de molécules : 1) transporteurs ; 2) canaux ; 3) récepteurs ; 4) molécules d'adhésion ; 5) enzymes, illustrant la grande diversité moléculaire des antigènes de groupes sanguins et confirmant à l'évidence que ces molécules ne définissent pas une entité commune de fonction.8
Les antigènes ABH et les antigènes associés Lewis sont présents dans tous les organes du corps humain. De ce fait, la dénomination d'antigènes tissulaires de groupe sanguin est plus appropriée que la simple dénomination d'antigènes du groupe sanguin.
Bien que les antigènes ABH, Lea et Leb aient été découverts sur les érythrocytes, ils sont plus largement exprimés sur les tissus épithéliaux que sur les globules rouges. De plus, les antigènes Lea et Leb détectés sur globules rouges représentent des glycosphingolipides d'origine épithéliale passivement adsorbés.
L'expression des différents antigènes ABH et Lewis est sous le contrôle génétique de plusieurs loci et, comme la plupart de ces gènes sont polymorphes, chaque individu a un phénotype particulier qui résulte de l'effet cumulatif des produits de chaque gène. Cependant pour un phénotype donné, tous les organes de l'adulte n'expriment pas les mêmes antigènes dans les mêmes proportions et chaque organe obéit à un modèle particulier de maturation avec des modifications dans l'expression des antigènes ABH et Lewis aux différentes étapes du développement embryo-ftal (tableau 1).
Chez l'adulte, l'expression des antigènes ABH et Lewis dans les tissus peut varier en fonction de l'état de maturation des cellules.
L'apparition séquentielle des épitopes, des chaînes précurseurs dans la couche germinale, suivie par l'expression de l'antigène H monofucosylé sur les couches intermédiaires et plus tard par les antigènes A ou B sur les surfaces les plus superficielles a été décrite dans la muqueuse buccale. Ce modèle suggère une expression progressive des différentes glycosyltransférases pendant la migration cellulaire et la maturation depuis la couche basale germinale jusqu'aux couches superficielles.
Excepté quelques exemples particuliers comme la jonction gastro-duodénale, en général l'expression des antigènes tissulaires de groupe sanguin dans les tissus adultes peut être séparée en deux compartiments principaux :
les tissus épithéliaux en rapport avec les sécrétions exocrines expriment les antigènes ABH et Lewis sous le contrôle des gènes ABO, Se-se et Le-le.
Les tissus mésodermiques expriment les antigènes ABH sous le contrôle des gènes ABO et H-h mais cette expression ne dépend pas des gènes Se-se et Le-le.9,10
Les canaux pancréatiques et biliaires, la vésicule biliaire, les grosses bronches, l'épithélium urinaire, la prostate et les vésicules séminales expriment les antigènes ABH et Lewis sous contrôle des gènes Le et Se. Tous ces tissus proviennent de l'endoderme et produisent des sécrétions exocrines.
Les muqueuses conjonctivales, les glandes sudoripares et les glandes mammaires ont également des sécrétions exocrines et expriment aussi les antigènes ABH et Lewis sous le contrôle des gènes ABO, Se et Le, mais ces tissus proviennent de l'ectoderme. Ce compartiment épithélial comprend donc des tissus régulés par l'ectoderme et par l'endodermie. Les antigènes ABH et Lewis de ce compartiment sont construits sur les structures de type 1 prédominantes (canaux biliaires, muqueuses respiratoires et digestives), et les structures de type 2 ne sont prédominantes que dans quelques organes.
Les érythroblastes humains possèdent les glycosyltransférases, produits des gènes A, B et H et synthétisent les épitopes ABH de type 2, indépendants des gènes Se et Le. Ces antigènes intrinsèques sont portés par des glycoprotéines constitutives de la membrane des globules rouges ; le phétotype ABO d'origine est conservé au cours de la vie.
Les antigènes ABH intrinsèques, de type 2, des globules rouges représentent la majorité des 106 épitopes présents à la surface des globules rouges A1. De petites quantités d'épitopes A de type 1, A de type 3 et A de type 4 peuvent également être détectées sur les érythrocytes A, et de faibles quantités de A de type 1 sur les globules rouges A2.
Sur les plaquettes, on trouve à la fois des antigènes ABH intrinsèques de type 2, indépendants de Se et Le et des antigènes ABH-Lewis sous contrôle de Se et Le (fig. 1).
L'endothélium vasculaire humain exprime les antigènes ABH intrinsèques de type 2 indépendants des gènes Se et Le. Ces antigènes sont présents sur l'endothélium de tout l'arbre vasculaire, des gros vaisseaux jusqu'au plus fin capillaire, chez tout le monde, à la seule exception des personnes déficitaires en H, de phénotype Bombay. L'épiderme humain exprime les antigènes ABH sous le contrôle des loci ABO et Hh et n'exprime pas les antigènes Lewis.
Chaque organe possède les antigènes ABH des cellules de l'endothélium vasculaire, antigènes indépendants des gènes Se et Le. Par conséquent, tout organe qui a un épithélium sécrétoire exprime des antigènes ABH et Lewis sous différents contrôles génétiques.
Les antigènes ABH de l'endothélium vasculaire des glandes salivaires sont indépendants de Se et Le, les antigènes ABH du mucus et des acini sont sous contrôle des gènes ABO, Se et Le, et, de plus, les conduits salivaires ciliés expriment des antigènes ABH indépendamment du gène Se.
Le foie a, sur l'endothélium vasculaire, l'antigène ABH de type 2 indépendant des gènes Se et Le, ABH et Lewis de type 1 sous contrôle des gènes ABO, Se dans les canaux biliaires et le sialyl-Lex indépendant des gènes Se et Le dans les hépatocytes.
Le rein exprime différents épitopes à différents niveaux du néphron. Les glomérules expriment l'ABH de l'endothélium vasculaire. Les tubules proximaux contournés et la branche descendante de l'anse de Henle expriment Lex et sialyl-Lex, tous les deux indépendamment des gènes Se et Le. Quelques tubules distaux ont des antigènes ABH indépendants du gène Se. Les canaux collecteurs expriment ABH sous contrôle du gène Se et Lea et Leb sous contrôle à la fois des deux gènes Se et Le.11
La transplantation rénale doit respecter les compatibilités ABO. En cas de compatibilité sans identité, des épisodes hémolytiques peuvent survenir quelques jours après l'intervention chirurgicale.
Néanmoins, plusieurs équipes pratiquent des transplantations de reins A2 à des receveurs O et B afin de traiter un plus grand nombre de patients. Les résultats récents sont convaincants. Un programme de plasmaphérèse peut être réalisé pour baisser le taux des anti A et diminuer ainsi le risque de rejet aigu. La splénectomie ne semble pas nécessaire.12,13,14
Récemment, une étude multivariante sur la survie à long terme (sept ans) conclut à l'utilité de respecter le phénotype Rh (D).
Les artères, les veines, de même que les canaux biliaires expriment des antigènes ABH. En pratique, la compatibilité ABO est requise ; les résultats en situation d'incompatibilité sont mauvais.15
En cas de transplantation compatible non identique (donneur O-receveur A), des épisodes hémolytiques, liés aux alloanticorps ABO peuvent survenir. Ces anticorps sont produits par les lymphocytes B résiduels du donneur.
Pour les transfusions, il est souhaitable de respecter le phénotype du donneur.
Plusieurs équipes évaluent actuellement la pertinence de transplanter des foies A2à des receveurs O : les premiers résultats sont favorables.
La présence des antigènes ABH sur les endothéliums des vaisseaux, des valves et du cur a été largement démontrée ; ces antigènes n'ont pas été mis en évidence dans le muscle cardiaque. Ainsi, les transplantations ABO incompatibles conduisent souvent à un rejet aigu. Les transplantations ABO compatibles non identiques peuvent induire des complications hémolytiques en particulier.16
La situation est différente pour la pratique de la transplantation de valves cardiaques et de veines. L'analyse des résultats des études réalisées en plus de vingt ans ne permet pas d'établir de liens entre l'échec de la prise et une incompatibilité ABO : la fonctionnalité et la durée de vie du transplant ne sont pas significativement différentes.
La greffe de moelle ne nécessite pas de compatibilité ABO. Les cellules précurseurs n'expriment que très faiblement les antigènes A et B. Néanmoins, au moment de la prise de greffe, la maturation des antigènes rend les cellules différenciées accessibles aux anticorps anti A et anti B (par exemple donneur A-receveur O). Dans ces cas d'incompatibilité ABO, il peut être nécessaire de retirer les globules rouges du greffon et/ou de procéder à des plasmaphérèses chez le receveur.14
Des réactions hémolytiques retardées peuvent survenir en cas de greffe d'une moelle de sujet O à un sujet A, B, ou AB du fait de la durée de vie des lymphocytes B du greffon qui poursuivent la synthèse des anti A et anti B. Des situations identiques ont été observées pour l'antigène Rh (D).
Les cellules de l'épiderme possèdent à des niveaux divers des antigènes du système ABO selon un gradient allant des couches profondes aux couches superficielles. Les cellules basales expriment des précurseurs glycosylés ; les couches moyennes présentent des antigènes Lea, Leb, Lex, H... et les couches superficielles des antigènes A et B bien développés. Malgré de très nombreux travaux expérimentaux, les conséquences d'une incompatibilité ABO ne sont pas univoques. Globalement, le rejet est rare et est fonction d'une éventuelle hyperimmunisation sévère du receveur. En pratique médicale, il n'y a que peu de conséquences en particulier chez les brûlés.13
Les antigènes ABH ne sont pas exprimés dans la matrice osseuse proprement dite mais à la surface des cellules endothéliales des vaisseaux, des cellules sanguines et de cellules de la moelle osseuse. La congélation/décongélation ne fait qu'altérer la masse antigénique disponible. Plusieurs études suggèrent que la simple greffe n'est pas influencée par le statut immunogénétique ABO, en dehors de certaines réactions immunes liées aux cellules hématopoïétiques résiduelles, lesquelles n'influencent pas le résultat chimique.13
La cornée est faite en majorité d'éléments non cellulaires. Un fin épithélium possédant des antigènes ABH se situe à la partie antérieure. Pour la majorité des auteurs, il n'est donc pas utile de respecter les compatibilités ABO. Néanmoins, des travaux récents concluent que chez des sujets fragiles, le respect des compatibilités pourrait améliorer le résultat.17