La mort ne rôde plus. Elle est là qui vient de nous ravir un ami, qui nous pousse à écrire pour ne pas rester ainsi, en tête-à-tête avec notre souffrance. Parlons médecine. Cancer du fumeur donc, diagnostic trop tard porté, bien évidemment. Enervement maîtrisé du médecin de l'Institut Curie, rue d'Ulm, fâché de prendre en charge un patient déjà atteint de métastases cérébrales et confidences du praticien dont le père même cause, mêmes effets avait disparu passé la quarantaine. Rayons, chimiothérapie, prise en charge parfaite, personnel soignant admirable et une embolie fatale chez un homme de soixante ans qui avait pris le parti de se battre, le pari de gagner. Un cas absolument banal sans doute ; une fin malheureusement prévisible. Et aujourd'hui les larmes de ceux qu'il aimait, le chagrin à venir de ceux qui se délectaient de le lire et une hargne plus solide que jamais vis-à-vis du tabac, de ceux qui le fabriquent, le vendent et le vantent. On mesure bien les limites de ce combat, l'acceptation par le fumeur des risques encourus, la fatalité assumée, la faute à pas de chance. On sait tous les arguments de la partie adverse. On se souvient de tous les échanges sur ce thème avec celui qui nous a quitté. Il n'empêche. Notre ami est mort d'avoir trop fumé. La voilà bien la seule, sale vérité. Et l'on est glacé d'effroi devant tant d'absurdité.Pour ajouter à la difficulté on tombe sur ce qu'il écrivait dans les colonnes du Monde, il y a dix ans, sur le sujet et sous le titre «Nos ancêtres les Gauloises» : «Dans le temps, quand la terre était encore propre, l'azur azur et les mers et les forêts et les rivières presque neuves, dans le temps, quand nos poumons étaient encore en pleine santé, et les méfaits de la «pollution» sous-traités par le seul corps médical, dans le temps, on fumait énormément. Passionnément. On fumait au cinéma, dans le métro, chez le dentiste. On fumait dans les bureaux de poste, chez les droguistes, dans les sacristies. On fumait au lit, chez le percepteur, à la télévision. Les hommes politiques, les sergents de ville et les chefs d'Etat montraient l'exemple. Tout le monde s'entraidait : les pratiquants et les asphyxiés, les tousseurs et les enfumés, pareillement unis dans le même élan et naviguant à vue dans les mêmes volutes d'un brouillard universel dispensé par l'idée simple que le tabac était un gage de bien-être, de réconfort et d'amitié partagée». Et encore : «Aujourd'hui, finies les amabilités, c'est le régime sec pour le fumeur qui voit des pans entiers de ses territoires d'intervention lui être brutalement arrachés du bec, lui-même étant promis à de lourdes sanctions en cas de non-respect de textes visant à garantir un minimum d'oxygène aux rescapés du tabagisme. La longue traque a commencé. Qui pourrait s'en plaindre ? Pas le fumeur, dont le rêve secret, la volonté, ne suffisant souvent qu'imparfaitement à rendre l'abstinence éloquente, est de disposer de moyens de rétorsion doux pour faire tomber son taux de nicotine quotidien ; pas l'agressé, débarrassé d'une nuisance aussi inutile que contraignante. «Nous vous demandons seulement de ne pas fumer entre deux cigarettes». C'était dit de façon adroite : la SNCF peut considérer sa récente opération trains de banlieue sans herbe à Nicot ni escarbilles comme une réussite».Qui, désormais, écrira de cette manière ? Il s'appelait Jean-Pierre Quélin, avait écrit un jour que «rien n'était plus beau que la vérité sinon un fait divers joliment raconté» et portait son élégance, sa distinction, en offrande. Pour lui, en écho et où qu'il soit. Pour nous tous aussi, pour le partage ces mots écrits le 16 mars 1672 par Mme de Sévigné à sa fille Mme de Grignan. «Je me trouve dans un engagement qui m'embarrasse : je suis embarquée dans la vie sans mon consentement ; il faut que j'en sorte, cela m'assomme ; et comment en sortirai-je ? Par où ? Par quelle porte ? Quand sera-ce ? En quelle disposition ? Souffrirai-je mille et mille douleurs, qui me feront mourir désespérée ? Aurai-je un transport au cerveau ? Mourrai-je d'un accident ? Comment serai-je avec Dieu ? Qu'aurai-je à lui présenter ? La crainte, la nécessité, feront-elles mon retour vers lui ? N'aurai-je aucun autre sentiment que celui de la peur ? Que puis-je espérer ? Suis-je digne du paradis ? Suis-je digne de l'enfer ? Quelle alternative ! Quel embarras ! Rien n'est si fou que de mettre son salut dans l'incertitude ; mais rien n'est si naturel, et la sotte vie que je mène est la chose du monde la plus aisée à comprendre. Je m'abîme dans ces pensées, et je trouve la mort si terrible, que je hais la vie parce qu'elle m'y mène que par les épines qui s'y rencontrent. Vous me direz que je veux vivre éternellement. Point du tout ; mais si on m'avait demandé mon avis, j'aurai bien aimé mourir entre les bras de ma nourrice : cela m'aurait ôté bien des ennuis et m'aurait donné le ciel bien sûrement et bien aisément ; mais parlons d'autre chose».Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné avait quarante-six ans lorsqu'elle écrivit ces lignes. Elle devait mourir vingt-quatre ans plus tard. Faudrait-il vraiment, le 10 avril 2001, parler d'autre chose ? W