Résumé
Voilà un genre d'études apparemment futiles. Hal Varian, prof à l'université de Berkeley, s'est amusé à calculer la quantité de données que chaque personne vivant sur la Terre amasse en une année. Vous diriez combien, vous ? Le chiffre est 250 mégaoctets (soit deux milliards de bits, soit l'équivalent de 250 bons vieux romans, si l'on veut employer une unité qui parle aux esprits ringards). Pour obtenir ce chiffre, Varian a comptabilisé tout ce qui porte du sens : CD, disques durs, photos de famille, rapports d'entreprise, films, etc. Le papier aussi, bien sûr, mais les données véhiculées par le papier ne comptent quasi plus : elles ne représentent que 0,003% de l'ensemble. Un score minable (eu égard à l'importance effective de l'info papier) qui fait dire à Varian, interviewé dans Libération du 14 mai, que «l'écrit est un moyen très efficace de transporter l'information». Oui, mais l'écrit stocké diminue lentement, alors que le reste double chaque année. Quelque chose de gigantesque est en train de se jouer, une sorte de changement climatique affectant le monde de l'information. Les coûts de production et de stockage chutent, les spécialistes ne peuvent encore prédire le fond. En attendant, un océan de données s'accumule....Pour évoquer ce qu'il considérait comme le phénomène le plus spécifique du monde contemporain, Cornelius Castoriadis, qui avait le sens de la formule, parlait de la «montée de l'insignifiance». L'origine de cette insignifiance, d'après lui ? L'amoncellement de données, d'opinions, de constats non triés, non critiqués. Et la difficulté, dans ce monde d'entassement, de nous constituer une mémoire et une culture. Tout cela semble évident. Mais Castoriadis poussait la question plus loin : pourquoi entassons-nous ? Parce que nous sommes une société basée sur un irréductible désir de toujours plus. Non que ce désir soit un mal, remarquez. Il serait plutôt un progrès. Les sociétés archaïques ou traditionnelles sont figées dans la répétition. De cela, nous sommes heureusement en passe de nous libérer. Notre problème, en réalité, est inverse : il s'agit de gérer la liberté. Nous ne sauverons la signification, écrit Castoriadis, qu'en faisant des choix, donc suprême sacrifice en nous autolimitant. «La liberté, c'est une activité qui... sait qu'elle peut tout faire mais qu'elle ne doit pas tout faire»....Sous la poussée des nouvelles technologies de l'information, Peter Sloterdijk voit se dessiner quelque chose d'encore plus radical que l'insignifiance. «Ce n'est pas notre faute ni notre mérite si nous vivons à une époque dans laquelle l'apocalypse de l'homme est quelque chose de quotidien, écrit-il dans La domestication de l'être. L'expulsion hors des habitudes de l'apparence humaniste est le principal événement logique de notre époque». Sloterdijk, sous des dehors provocateurs, est avant tout l'un des penseurs les plus lucides du moment. Or ce qui l'inquiète, c'est que la technologie s'en prenne aux fondations de l'humanité : à son langage. «La caractéristique la plus frappante de la situation mondiale actuelle
est le fait que la culture technologique produit un nouvel état d'agrégat du langage et du texte qui n'a pratiquement plus rien de commun avec ses interprétations traditionnelles
La parole et l'écriture, à l'ère des codes digitaux et des transcriptions génétiques, n'ont plus de sens qui soit domestique d'une manière ou d'une autre. La province du langage se réduit, le secteur du texte lisible par des machines se développe»....Sloterdijk a raison. Nous sommes de moins en moins «chez nous» dans le monde de données que nous produisons, dont une partie croissante n'est plus compréhensible que par des machines. Sans compter que l'évolution du phénomène nous échappe. Nous n'avons pas prise, dirait-on, sur le développement de la technologie, alors que, comble du renversement de situation, elle a prise sur nous.«La télé sera ce que nous en ferons» disait le bien-pensant. Illusion. La télé a montré depuis longtemps que l'homme manipulateur est manipulé par son appareil. On ne peut pas, rappelle Debray, «démachiniser la culture». Impossible de mettre l'esprit en sûreté, à l'abri du pouvoir des machines. Mais on peut désacraliser la technique, refuser de lui soumettre la culture, de se soumettre tout court....Justement : et si le vrai problème de l'époque n'était pas l'insignifiance ? Si c'était plutôt l'absence de poésie, le manque d'attention à l'existence ? Voilà, en tout cas, une ligne d'insoumission. Toute la société valorise les événements spectaculaires, mis en scène par les médias, comme si la vie quotidienne vécue par chaque individu n'avait pas d'importance. L'invitation continuelle est à l'oubli par le spectacle : passer nos vies l'esprit captivé par des matchs gigantesques, des mégaconcerts ou de petites histoires massifiées, genre caprices de stars ou Loft story. Nous nous laissons convaincre que notre imaginaire est dépourvu de valeur, qu'il doit s'effacer devant les vérités télévisées. Pire que l'envahissement par les données, il y a la dévalorisation de l'individu....Là-dessus arrive un film comme «Le merveilleux destin d'Amélie Poulain» de J.-P. Jeunet. Une bouffée d'air, de plaisir et de résistance. Un antidote à l'insignifiance. Des personnages non stéréotypés, terriblement libres. Et du rêve. C'est fou comme un simple film peut rappeler que nous sommes des êtres de rêve individuel.Voilà donc une histoire d'amour entre deux rêveurs, passablement jetés et à côté de la plaque (mais que la plaque est terne à côté de leur délire). Elle Amélie voulant faire le bien des autres contre leur gré. Lui partageant son temps entre la caisse d'un sex-shop, la figuration dans un train fantôme et une mystérieuse tentative de rachat de l'insignifiance de quelques inconnus en recueillant des photos à plat ventre sous des photomatons pour les coller dans des albums. Autour d'eux, quantité d'individus étranges : un poisson rouge suicidaire, un médecin coincé, un vieux sage aux os de verre, un nain de jardin voyageur.Bref, on se trouve dans le même genre de monde que celui de la médecine pratique. Importance des détails. Réalité modifiée par chaque individu. Rien de logique, mais de la vie. De la poésie et de l'irrationnel. Du sens construit avec de l'émotion, donc de la vérité humaine.On pense à Heidegger : «la parole poétique explique les choses mais rien ne peut expliquer la parole poétique ni la parole en général».