Dans la presque totalité de l'Europe, les travailleurs luttent pour obtenir une diminution progressive de leurs heures de travail hebdomadaires. En soi, cela est bien sûr compréhensible et même peut-être souhaitable.Pourtant, dans certains pays, comme les Etats-Unis, on suit exactement le chemin inverse. Aux Etats-Unis, la durée moyenne de travail des salariés est passée de 43 à 47 heures par semaine envingt ans (source : l'Express, janvier 2000). De plus, plus d'un tiers d'entre eux dépasse les 50 heures hebdomadaires !Dans un monde qui reste extrêmement compétitif, et qui, à l'occasion de la crise économique récente, a démontré que l'acquis peut s'envoler, la certitude d'hier devenir une interrogation de demain et la sécurité de l'emploi n'être souvent plus qu'un vain mot, on peut légitimement s'interroger pour savoir si, dans certains secteurs particuliers, la limitation de l'activité hebdomadaire ne va pas être directement préjudiciable aux personnes concernées.Je m'explique : certains types d'activités professionnelles font appel à des connaissances ou à des pratiques qui évoluent peu dans le temps, et ne nécessitent donc que peu d'apprentissages nouveaux au cours des années. Dans d'autres domaines par contre, certainement très nombreux, les exigences de formation continue sont très grandes pour permettre de gérer la nouvelle complexité des outils, les nouvelles technologies, les nouveaux outils informatiques ou même les nouvelles approches du contact humain. Dans ces domaines qui relèvent aussi bien du commercial que du technique et qui recouvrent de multiples corps de métiers, travailler moins peut correspondre à se former moins, moins bien, de manière moins performante et donc, à terme, perdre progressivement les qualifications professionnelles indispensables à l'emploi concerné. Dans ces situations, travailler moins, se former moins, peut aboutir à la diminution des compétences et de la compétitivité de l'individu.L'Europe diminue son temps hebdomadaire de travail ; les Etats-Unis l'augmentent ! Cela est vrai maintenant aussi en médecine.Plusieurs pays du nord de l'Europe ont déjà, depuis quelques années, réglementé très strictement les heures d'activité hebdomadaires des médecins, avec les conséquences très fâcheuses que cela peut avoir tant sur la formation continue des médecins que sur la qualité de prise en charge des patients.La Suisse va légiférer dans le domaine. Notre Berne fédérale va prendre position sur l'horaire hebdomadaire des médecins travaillant en milieu hospitalier public. Il y a bien sûr fort à parier pour que les politiciens fédéraux suivent un certain nombre de recommandations limitant l'horaire hebdomadaire à 50 heures pour descendre rapidement dans la série des 40 heures. Il n'est du reste pas sûr que la motivation des politiciens soit la même que celle des médecins qui demandent cette mesure. Les premiers semblent très directement concernés par la sécurité des malades qu'ils découvrent subitement être menacée par les horaires surchargés de beaucoup de médecins hospitaliers ; les seconds en ont «ras-le-bol» de ne plus finir de vivre à l'hôpital alors que leur famille ou leurs amis n'arrêtent pas, eux, de les attendre à domicile ! Sur le fond, les motifs des uns et des autres sont justes. Sur les effets que cela aura, on est en droit d'avoir les plus grandes craintes.La médecine, dans toutes les spécialités, est prise dans un tourbillon de développement technologique, de découvertes biologiques et de progrès médicaux qui ne cessent de s'accélérer, d'être plus complexes et de nécessiter plus de temps et d'investissement pour les acquérir et les utiliser.Comment simplement se maintenir au courant, dans sa propre spécialité, des données essentielles de l'évolution sans investir chaque semaine plusieurs heures de travail à ce seul but ? Internet nous donne accès à un nombre colossal de données qui nécessitent du temps pour trier et assimiler. Les revues médicales se multiplient ; les congrès se suivent les uns les autres et cet ensemble constitue un appel irrésistible vers la formation continue, ce que j'appellerais plus volontiers la «surformation» médicale. Mais au milieu de tout cela, il reste les patients, objet primaire évidemment de notre préoccupation, qui eux aussi évoluent : ils demandent qu'on leur consacre plus de temps, qu'on leur explique mieux, qu'on s'entretienne avec leur famille et qu'on dialogue avec leur médecin traitant. Ces revendications sont bien sûr totalement et parfaitement légitimes. Cependant, il faut du temps, toujours plus de temps pour les satisfaire. Ces mêmes patients bénéficient certainement aujourd'hui, plus que par le passé, d'investigations complexes, multiples, auxquelles le médecin doit réfléchir, qu'il doit ensuite programmer pour finalement, bien sûr les analyser et les expliquer aux patients ! Cette tendance va du reste en s'accentuant, et elle aussi nécessite plus de temps que par le passé. Il est également devenu de plus en plus rare qu'un seul médecin puisse assumer, en tout cas en milieu hospitalier, l'ensemble des problèmes que présentent ces patients : il doit dialoguer avec ses confrères, solliciter les compétences, recueillir leur avis et le transcrire en un plan thérapeutique. Plus de temps Ceux qui ont eu la patience de me suivre dans le texte jusqu'à ce moment-ci me diront peut-être que j'ai oublié ce qui, à leurs yeux, constitue réellement un investissement en temps toujours plus important : le travail administratif ! Des assurances toujours plus exigeantes dans les requêtes d'informations, des procédures administratives de plus en plus complexes, la nécessité de satisfaire aux différentes exigences bureaucratiques des institutions auxquelles nous sommes liés : tout cela demande encore et toujours plus de temps.Alors diminuons le nombre d'heures de travail hebdomadaires !Parallèlement, et si l'on veut strictement respecter les horaires et ne pas transférer, au domicile, le travail qui jusqu'à présent se faisait à l'hôpital, il faudra diminuer les exigences à plusieurs niveaux pour que seul l'essentiel, ce qui est très directement orienté vers le patient, subsiste.On peut bien sûr aussi imaginer augmenter significativement le nombre de médecins hospitaliers et, tout en partageant le travail, partager la connaissance, l'aptitude à se former et l'aptitude à rester compétent dans son domaine au cours des années.Je suis inquiet. Inquiet parce que je pense que le problème n'a pas été abordé sous le bon angle. La surcharge horaire des médecins est un réel problème, surtout dans certaines disciplines. Mais il ne fallait pas, à mon humble avis, s'attaquer à ce problème initialement et uniquement sous l'angle du nombre d'heures de travail hebdomadaires. Il aurait peut-être fallu commencer par redéfinir les devoirs du médecin hospitalier, son secteur réel de compétence, la sphère d'activité dans laquelle lui seul peut agir, lui seul est compétent. Eliminer les différents travaux dont il a hérité au cours des années et qui ne sont visiblement pas de son ressort. Supprimer les multiples surcharges de travail qui n'ont rien à voir avec la prise en charge médicale des patients dont il a la responsabilité. Le décharger de l'inutile pour qu'il se consacre à l'indispensable. Il faut aussi, et les différentes sociétés médicales s'en occupent, redéfinir le cadre et les exigences de la formation postgraduée et de la formation continue.Obtenir un horaire hebdomadaire de travail plus décent pour certaines spécialités, mais l'obtenir en élaguant les travaux et les devoirs qui ne sont pas primairement de la compétence du médecin et pour le bénéfice direct du malade. Il me semble que cette approche aurait été plus professionnelle et qu'elle aurait mieux servi les intérêts de ceux pour qui nous travaillons parfois jusqu'à 100 heures par semaine : les malades.