Dans leur infinie sagesse, les membres du Comité consultatif national français d'éthique (CCNE) ont trouvé la formule ad hoc : «l'euthanasie prénatale». Une euthanasie qui, si elle devait être autorisée par la loi, concourrait à une pression normative «d'essence eugénique». Les sages français avaient été saisis des délicates questions relatives au handicap et au préjudice par Elisabeth Guigou, ministre de l'Emploi et de la Solidarité du gouvernement Jospin, et l'avis du comité constitue d'ores et déjà un document essentiel dans la controverse philosophique soulevée par l'arrêt daté du 17 novembre 2000 de la Cour de cassation. Y a-t-il d'autres pays que la France ce n'est d'ailleurs pas le moindre de ses charmes pour construire de tels débats, se passionner pour de tels sujets campant aux frontières de l'essentiel et de l'absurde ? Car l'arrêt, dénommé «arrêt Perruche», de la Cour de cassation est bien de ceux qui nous imposent une réflexion hors du commun, un ballet vertigineux dans lequel le médecin, la femme enceinte et le législateur frôlent l'horreur d'Huxley.Résumons, puisqu'il le faut bien. Cet arrêt concernait la réparation, dans le cadre de recours judiciaires, du préjudice subi par un enfant gravement handicapé depuis sa naissance du fait d'une rubéole congénitale non diagnostiquée lors de la grossesse de sa mère. Question : en indemnisant cet enfant les magistrats français ont-ils ou non considéré que le handicap constituait un préjudice ? Question connexe : y aurait-il un préjudice à vivre dès lors que l'existence n'est pas dénuée de «handicap» ? On mesure le labyrinthe éthique, l'abîme existentiel d'un tel sujet, et ce d'autant que la décision de la Cour de cassation et le formidable écho médiatique qu'elle a d'ores et déjà rencontré en France, soulèvent entre autres questions essentielles celle de son impact sur les pratiques de la gynécologie-obstétrique et du diagnostic prénatal. Point n'est besoin d'être un grand stratège pour comprendre, par exemple, qu'elle risque fort de conduire à réclamer dans ce secteur de l'activité médicale comme avant-hier, dans celui de la transfusion sanguine non plus une obligation de moyens, mais bel et bien une obligation de résultat. Le danger est d'autant plus grand que cet arrêt survient à un moment bien particulier, caractérisé par l'évolution des performances technologiques dans le domaine obstétrical et génétique, le rejet social croissant du handicap mais aussi le refus des aléas thérapeutiques, la judiciarisation rampante des rapports entre les médecins et leurs patients et l'effacement grandissant des interdits.Le gouvernement désirait connaître l'avis des sages sur trois questions précises : la place de l'enfant et de la personne handicapée dans la société ; la valeur intrinsèque d'une vie handicapée en regard d'une non-venue au monde ; les bonnes pratiques médicales qui engagent la responsabilité des professionnels du diagnostic prénatal. «Comme vous le verrez dans cet avis, il ne s'agit en aucun cas de porter un jugement critique sur l'avis de la Cour de cassation. Non seulement, il n'appartient pas, bien évidemment, au CCNE de porter un jugement de valeur de nature éthique sur une décision de la Cour, mais en outre, le Comité a été bien conscient que cet arrêt était guidé par un souci de justice vis-à-vis de cet enfant handicapé, précisa au ministre le Pr Didier Sicard (Hôpital Cochin, Paris), spécialiste de médecine interne par ailleurs président du comité. Cet avis centre sa réflexion sur le regard de la société sur le handicap et les conséquences que ce regard peut avoir sur des décisions médicales excessivement normatives». Les sages soulignent aussi que l'on ne peut «pénétrer au cur du débat soulevé par l'arrêt Perruche» sans aborder le problème de l'insertion des personnes handicapées dans notre société. Faut-il rappeler que l'on compte aujourd'hui près de deux millions de Français dont les déficiences, congénitales ou acquises, donnent lieu à un handicap «sévère» ? Faut-il détailler les «graves carences» qui demeurent en France comme dans nombre de pays industrialisés dans la reconnaissance des droits des personnes concernées ; carences «qui entraînent trop souvent des situations dramatiques et engendrent le désespoir» ?Pour les sages, la question centrale, du moins d'un point de vue juridique, est celle du lien de causalité entre l'erreur diagnostique et le handicap qui peut être identifié in utero. Ils estiment aussi que la reconnaissance ou l'affirmation d'un «droit à ne pas naître handicapé» n'est pas sans poser de graves questions, «tant sur la logique de cette affirmation que sur les conséquences pratiques qui risqueraient d'en découler». La première d'entre elles, «redoutable», est que cette affirmation pourrait s'appliquer directement à des parents qui, correctement informés du diagnostic d'un probable handicap de leur enfant à naître, auraient, en leur âme et conscience, décidé de laisser se développer le ftus et de l'accueillir avec son handicap. Et la complexité est encore plus grande dans les pays qui, par voie législative, ont procédé à la dépénalisation de l'interruption de grossesse. Avec une certaine acuité, les sages observent que «se dessine aujourd'hui une interprétation différente, selon laquelle la logique de la loi serait bien celle de la reconnaissance d'un droit «subjectif» de l'enfant à ce que lui soit évitée une vie préjudiciable» avant d'ajouter qu'ils ne partagent pas cette lecture d'une loi celle sur l'IVG fondée sur la reconnaissance de la valeur du choix exprimé par une femme responsable et correctement informée, et certainement pas d'une injonction à une femme d'«euthanasie prénatale».«La reconnaissance d'un droit de l'enfant à ne pas naître dans certaines conditions apparaîtrait hautement discutable sur le plan du droit, inutile pour assurer l'avenir matériel des personnes souffrant de handicaps congénitaux, et redoutable sur le plan éthique, soulignent les sages. Un tel droit risquerait de faire peser sur les parents, les professionnels du diagnostic prénatal et les obstétriciens, une pression normative d'essence eugénique». Ils concluent en disant leur farouche opposition déterminée à l'établissement «de critères normatifs définissant par eux-mêmes, indépendamment du sentiment de la mère, un seuil de gravité justifiant l'élimination des ftus anormaux». Dans dix, vingt ou trente ans, qui les entendra ?