Edito: Suivi des patients souffrant de douleurs chroniques : le rôle du médecin ou de l'industrie ?
V. Piguet
Rev Med Suisse
2001; volume -3.
21596
Résumé
Depuis le début du combat du Dr John Bonica dans les années 60 pour une reconnaissance de la douleur chronique en tant que maladie et non comme seul symptôme d'accompagnement, de réels progrès ont été accomplis tant dans l'évaluation que dans l'élaboration de stratégies thérapeutiques. A l'heure actuelle, certaines douleurs chroniques restent cependant rebelles à tous les traitements antalgiques quels qu'ils soient. Ces douleurs limitent fortement l'activité quotidienne des patients, perturbent leur vie professionnelle, familiale, sociale, et engendrent des altérations de l'humeur. Aujourd'hui, la prise en charge de ces patients vise non seulement à soulager les symptômes par les traitements antalgiques, mais aussi à restaurer une qualité de vie acceptable tant sur le plan physique que psychologique.Les douleurs chroniques sont un problème complexe pour lequel n'existe pas de réponse unique. Il convient alors d'établir un plan stratégique adapté à chaque patient dans lequel celui-ci, en tant que sujet et non pas objet de soin, joue un rôle de partenaire actif dans la prise en charge. Dans la règle, le suivi de ces patients fait intervenir plusieurs thérapeutes et nécessite une relation s'étendant dans la durée, comme toute prise en charge de maladie chronique.Le Dr Kouchner, ministre français de la Santé, a clairement rappelé dans son intervention lors du Congrès national de la Société de l'étude et du traitement de la douleur,1 que la prise en charge des patients souffrant de douleurs chroniques nécessite un suivi pluridisciplinaire à long terme et qu'il convient actuellement de définir les structures spécifiques et les rôles des divers intervenants dans cette prise en charge.Des spécialistes des maladies chroniques mandatés par l'OMS ont rédigé un rapport concernant les problèmes spécifiques du suivi médical à long terme et ont proposé des solutions,2 dont il conviendrait de s'inspirer pour la prise en charge des patients souffrant de douleurs chroniques.Certains laboratoires pharmaceutiques, conscients de cette nouvelle orientation, proposent aux médecins d'être partenaires dans le suivi des patients souffrant de douleurs chroniques au travers d'un programme de soutien. Celui-ci, conduit par une équipe de «coach personnel», infirmières, diététiciennes ou assistantes médicales, assure auprès des patients un suivi dont le but est d'améliorer la compliance médicamenteuse, de motiver les patients à changer leurs habitudes de vie et d'améliorer leur sentiment de bien-être en augmentant leur satisfaction.Dans la brochure adressée aux patients, avec une mise en page rappelant celle d'un consentement éclairé, il est précisé que ceux-ci peuvent se retirer à tout moment et que leur participation est gratuite sans obligation d'achat de produits ou de services. En fait l'engagement financier a déjà eu lieu, puisque le programme est exclusivement destiné aux patients traités par le médicament fabriqué par les laboratoires «parrains» du programme. Il est aussi indiqué que les données concernant le patients seront «traitées de manière confidentielle selon les principes de la protection des données et ne seront pas transmises à des tiers». Par contre, dans l'information adressée aux médecins, il est clairement mentionné qu'une banque de données sera établie offrant «la chance unique de collecter et d'exploiter des données longitudinales inédites sur le comportement face à la douleur, la compliance et la satisfaction des patients, la qualité de vie, etc.».Cette approche de type «disease management» modifie nos habitudes. On doit cependant se poser la question du bien-fondé scientifique d'une telle approche et de la constitution de banques de données sans que l'(les) hypothèse(s) du protocole soi(en)t clairement énoncée(s), sans que soient définies les mesures et les méthodes d'évaluation et sans que soit décrit comment les résultats, qui effectivement concernent une partie de la population vivant en Suisse, seront rendus publics.De graves ruptures de confidentialité à partir d'une banque de donnée doivent rendre médecins et patients très prudents à l'égard de ces procédés, pour exemple celle que viennent de subir les patients auprès de qui une firme pharmaceutique avait proposé un service «E-mail» pour leur rappeler de prendre leur antidépresseur ou de se rendre chez leur médecin.3Il est nécessaire que les médecins et les autres thérapeutes impliqués dans la prise en charge des patients souffrant de douleurs chroniques s'organisent en réseaux dans lesquels la compétence de chaque intervenant soit définie ainsi que sa place dans la stratégie du suivi du patient. Pour que la communication puisse se faire au sein du réseau, un médecin, désigné par le patient, doit faire office de «chef d'orchestre» entre les différents intervenants et discuter régulièrement du plan stratégique avec le patient au vu des résultats d'examens effectués et des thérapies proposées. Il importe également que la prise en charge au long cours de ces patients ne soit pas délaissée par les médecins et les politiques au seul profit de techniques interventionnelles plus lucratives. Le suivi de ces patients demande certes l'acquisition de compétences bio-médicales, mais également l'acquisition de compétences d'écoute du patient et de sa famille, d'éducation thérapeutique du patient et de collaboration en pluridisciplinarité.
Contact auteur(s)
V. Piguet
Centre multidisciplinaire d'évaluation et de traitement de la douleur
Division de pharmacologie
et toxicologie cliniques
Hôpital cantonal universitaire
Genève