Résumé
Un malaise. Oui, c'est cela, un malaise. Voilà ce qui ressort des discussions sur l'informatisation et l'échange des données médicales. Prenez les conclusions d'une réunion nationale sur le sujet, organisée la semaine dernière par le Département fédéral de l'Intérieur (DFI). On fait semblant, chez nos décideurs, de vouloir retarder l'apparition d'un véritable dossier informatisé pour des raisons logistiques, ou alors parce que la sécurité des données n'est pas au point, ou encore parce que les standards sont loin de faire l'unanimité. On évoque, à raison, le fait qu'aucune réponse n'existe sur les manières de limiter les atteintes à la confidentialité ou les prises de pouvoir massives. Mais en réalité, l'inquiétude est plus profonde, plus floue encore. Ce qu'impliquent ces dossiers informatisés, c'est un changement complet de la médecine, un retournement, une révolution. Et personne ne sait exactement quel type de monde médical est au bout de cette révolution-là. D'où une envie partagée de ne pas aller trop vite. «La création d'un système global qui rend possible l'accès aux données de santé nécessite encore des discussions approfondies qui devront tenir compte en particulier des avantages et des inconvénients pour les patients» résume le communiqué de presse rendant compte de la conférence du DFI. En ajoutant, ce qui est réjouissant, qu'une «action de la Confédération est considérée comme nécessaire»....Mauvais carnet pour Genève et son projet Iris, soit dit en passant, cette «nécessité» d'une action de la Confédération. Voilà un canton qui s'estimait capable à lui seul de monter de toutes pièces un système d'échange informatisé de données médicales. On était prêt à y investir 80 millions pour 400 000 habitants. D'autres cantons auraient pu coopérer, partager les frais ? D'autres pays avaient peut-être fait des expériences similaires ? Il aurait fallu rendre le système obligatoire au prix d'une immense atteinte à la liberté de la collectivité pour qu'il ait la moindre chance d'entraîner des économies ? Peu importe. Le canton de Genève voulait partir seul, avec un projet parmi les plus ambitieux au monde, et tant pis pour les millions, les difficultés techniques, les objections éthiques. Tout le monde peut se féliciter que, lors de la réunion de la semaine dernière, la Confédération ait mis le holà à ce programme mégalomaniaque....C'est un sujet à la mode, la gestion des données médicales. Prise de position de la FMH,1 éditos dans le New England2 et le Lancet :3 ces dernières semaines, rares étaient les revues à éviter le sujet. L'inquiétude, un peu partout dans le monde, concerne les «informations individuelles identifiables». Aux Etats-Unis, par exemple, un patchwork de lois tente, tant bien que mal, de protéger les patients de transferts de données à des «tiers» de toutes sortes. Mais la bataille semble quasiment perdue. De plus en plus, ces données entrent dans le rang, c'est-à-dire servent à orienter le marché, l'économie, y compris lorsque cela se fait contre les intérêts des patients. A lire les éditos du New England et du Lancet, on sent nos confrères soucieux qu'apparaisse une médecine des données à deux vitesses, où les riches pourront se faire soigner sans dossier, dans un système préservant leur droit à la confidentialité, et où les pauvres seront informatisés de part en part, rendus de plus en plus prévisibles par le savoir biogénétique. Cela pour que les entrepreneurs puissent décider d'investir ou non sur eux. On connaît leur discours : il est temps que la médecine cesse de parasiter la société avec son statut d'exception et ses cachoteries de vieille fille à propos des données qu'elle collecte....En Suisse, pour le moment, le problème de la gestion des données médicales est légèrement différent. Grâce à Tarmed et avec la complicité de la LAMal, nous entrons dans une ère de transparence interne, entièrement dévolue au système. Du moins, de transparence en aval. En amont, du côté du politique et des assurances, les choses se gèrent avec des murs tribales, des raisonnements ésotériques, rien de bien exceptionnel, d'ailleurs. Mais l'obsession de la transparence en aval, concernant les patients et les médecins, est typiquement suisse. Elle va plus loin que le simple intérêt économique, même si le but annoncé est le contrôle des coûts. Elle se perd dans de faux problèmes, de faux enjeux. Elle fait comme si la surveillance des personnes pouvait constituer une finalité de la médecine. Seule question à rester pour elle valable, en regard des patients et des médecins : ont-ils un profil acceptable (au vu de leurs données informatisées) ? Et le reste ? Le mal, la maladie et la mort ? Expulsés du système. Les singularités ? Absorbés dans un jugement statistique, virtuel. Silence, on gère ! Tel est le programme suisse. Il va jusqu'à oublier que la transparence des personnes constitue un projet proprement inhumain. La dérive qui menace la médecine suisse est moins le capitalisme sauvage que l'intégrisme totalisant du système....Dans son article sur la protection des données et LAMal, H. Kuhn rappelle que, si les médecins ont «l'obligation de rendre des comptes non seulement au patient mais aussi à la collectivité», ils ont aussi droit «à une sphère intime protégée par la Constitution et la loi sur la protection des données ; eux non plus ne peuvent être soumis à n'importe quelle forme de surveillance». En particulier, des statistiques détaillées de leurs prestations sont en fait ce que la loi sur la protection des données appelle un «profil de personnalité». Or cette loi interdit de profiler la personnalité de qui que ce soit....C'est en termes de liberté que doit être jugée la révolution informatique de la médecine. On nous dit que la gestion informatisée permettra de mettre ensemble des savoirs dispersés et donc de pratiquer une meilleure médecine, en faveur de tout le monde. Ok, jusque là tout va bien. Mais à y regarder de plus près, c'est une réalité bien plus ambivalente qui se découvre. Il y a détournement de finalité. Le projet actuel n'est pas guidé par des motifs médicaux : si c'était le cas, il viserait la constitution de réseaux d'échange de données, non hiérarchisés. Le contrôle se ferait à tous les niveaux, non pas à une extrémité. Au lieu de quoi une partie de la liberté que l'on croyait acquise est mise, en quelque sorte, en «révision technique». Elle devrait être, selon le programme annoncé, compensée par une nouvelle liberté liée au «soin juste», à une consommation assurée d'une médecine standardisée et surveillée. Mais cette compensation n'a pas lieu. La consommation ne parvient pas à remplacer la libre circulation des idées. Bref, pas de liberté sans subordonner la gestion des données à un projet culturel. Où est-il, ce projet ?