Résumé
Il est temps que notre société investisse son énergie dans de vrais problèmes. Jusqu'à maintenant, le meilleur de notre intelligence collective est allé à l'amélioration de la performance, à l'avancée technologique, à l'augmentation de la qualité et de la quantité des biens fournis. Bref, il est allé à la «production». Mais bien peu de notre énergie s'est porté sur les questions «internes» de l'entreprise humaine : nous, nos comportements et nos pathologies, nos façons de communiquer, de créer de la valeur et du sens.Les médecins font partie des spécialistes de ces questions internes. Pour combien de temps ? La tendance est de les pousser eux aussi à s'occuper de production....Où sont les causes ? Quels motifs ? La violence criminelle qui a détruit le World Trade Center ne demande rien, écrit Glucksmann, c'est-à-dire exige tout. Même attitude, au fond, chez le meurtrier du Parlement de Zoug. Il exige justice contre toute justice. Absence de discours, mais «une puissance anihilatrice non négociable». Dans l'univers concentrationnaire, les victimes interrogent : «pourquoi ?», le bourreau répond : «ici, il n'y a pas de pourquoi». Pas de pourquoi non plus dans une tuerie aveugle....Le soir de la tuerie de Zoug, des gens de la rue et des experts s'exprimaient à la radio suisse romande. Quelques-uns, une bonne majorité, disaient leur compréhension qu'un acte pareil survienne, «parce les politiciens n'écoutent pas assez le peuple». Au fond, donc, ils y voyaient une logique, pas une folie. La population n'est-elle pas «frustrée» par des politiciens restant à distance de ses préoccupations ? Une politique plus populaire n'aurait-elle pas prévenu une pareille tuerie ? Les intervenants firent comme si de réelles «raisons» existaient à cette tuerie.Nous qui préférons rester en vie avons de la peine à comprendre que les causes que nous discernons injustices personnelles ou sociales, revendications religieuses ou patriotiques ne jouent qu'un rôle accessoire dans le geste du candidat au suicide terroriste. Ce qu'il cherche, lui, avec son acte absolu, c'est à satisfaire une soif d'autodestruction, en même temps que se donner un destin de rupture et de fureur. Résoudre les injustices (y en avait-il seulement une, dans le cas de Zoug ?), supprimer les inégalités, combler les fossés de civilisation n'évitera donc pas de devoir faire face au nihilisme de quelques-uns, à la simple folie (mais une folie est-elle jamais simple ?) ou à la tentation de gloire. C'est à cela aussi qu'il faudra bien, un jour ou l'autre, sérieusement s'intéresser.«En Mohamed Atta, écrit Glucksmann, reconnaissez Erostrate, ce Grec obscur qui, en 356 av. J.-C., incendia le temple de Diane, une des sept merveilles du monde, prêt à tout et à la mort pour dépasser Alexandre en immortalité. Plus grande est la dévastation, plus énorme est la gloire»....Pour le moment, les terroristes n'ont que timidement exploité les failles de notre vie en commun. Des bombes ont été déposées dans des lieux publics, des tueries ont fauché des dizaines de personnes, certes. Récemment, étape supplémentaire, une bande organisée a détruit d'immenses immeubles en y précipitant des avions. Mais on imagine bien que les choses pourraient aller plus loin, beaucoup plus loin. Partout se trouvent des failles, des vulnérabilités, qui n'ont encore jamais été testées par les terroristes, eux-mêmes encore prisonniers d'un imaginaire limité. La terreur envers la civilisation est encore pleine de tabous. Mais elle progresse. «Une fois renversées les bornes du possible, qui n'existaient pour ainsi dire que dans notre inconscient, il est difficile de les relever» écrit Clausewitz....Le terroriste n'a besoin que d'imagination. Comme le dit Attali, tout terrorisme est affaire de simple retournement, par des moyens ridicules, des instruments de la civilisation. Il suffit de couteaux de poche pour retourner contre l'humanité ce sommet de technologie qu'est un avion. Ce n'est pas de production dont il s'agit. Aucune solution technologique ne vaut contre l'imagination agissant de «l'intérieur». Il faut s'intéresser à l'imagination et à «l'intérieur»....Ce dont profite le terroriste, c'est de l'asymétrie du monde. Voilà un des phénomènes les plus fondamentaux de l'organisation de la nature, comme aime le rappeler Stephen Jay Gould. On peut le résumer ainsi : la construction est difficile, la destruction facile. Qu'ils soient biologiques ou humains, les systèmes complexes ne peuvent être construits que pas par pas, à travers des étapes laborieuses. Alors que leur anéantissement ne demande qu'un instant et un effort minime. «Un incident de destruction suffit à contrebalancer 10 000 actes de valeur, souvent anonymes et invisibles, représentant l'effort «ordinaire» de la majorité», écrit Gould.La complexification de la société a amené d'immenses bénéfices. Mais elle a aussi, en même temps, augmenté notre fragilité face au phénomène d'asymétrie. Il y a mille ans vivaient probablement quantités d'équivalents de nos terroristes. Mais avec leurs arcs et leurs flèches, leur capacité de nuisance était réduite. Maintenant, un seul peut organiser la mort de milliers de personnes. Les terroristes sont devenus des démiurges....«Réussirons-nous ou échouerons-nous à prévenir la destruction de la Terre ? Survivrons-nous aux technologies du XXIe siècle ?» demande Bill Joy, PDG de Sun, dans le dernier numéro du Temps stratégique. «Ces questions n'ont point encore été tranchées. Je continue à me les poser, il reste tant à apprendre. Il est presque six heures du matin, et j'essaie encore d'imaginer des réponses satisfaisantes. D'exorciser la malédiction»....«L'Afghanistan
où j'allais rencontrer des hommes remarquables dont le commandant Massoud. Pas des hommes de pacotille, ni des produits de marketing comme on en fabrique tant aujourd'hui». Ces mots du réalisateur français C. de Ponfilly semblent évidents quand on émerge de son documentaire, «Massoud l'Afghan». On est conquis par ces portraits de montagnards, musulmans à la religion paisible, férus de poésie (c'était le cas de Massoud), au visage noble, à l'esprit libre. La guerre ? Oui, la guerre, mais c'est pour que cet esprit survive. Sur fond de paysages à couper le souffle se dégagent un humanisme rare, une tendresse universelle, une formidable raison d'espérer. Qu'il semble ridicule, Berlusconi, avec sa «supériorité de la civilisation occidentale».