C'est marrant. ça ressemble, ce renforcement du pouvoir des assureurs-maladie que vient de décider le Parlement, aux mesures d'exception prises dans certains pays «en vertu des menaces terroristes». En médecine aussi, on se sent obligé de restreindre la liberté (celle des patients, des cantons et des médecins) «en vertu de la grave menace des coûts de la santé pour le budget des ménages». Un identique phénomène d'unanimité dans l'adversité est à l'uvre. Ils étaient, la semaine dernière, 33 sénateurs contre 3 à vouloir supprimer l'obligation de contracter. Tous les partis acceptaient de renforcer les assureurs et leur pouvoir de surveillance. C'est le pendant du contrôle d'identité qui pourra être imposé sur simple «délit de faciès» dans les démocraties. Mêmes arguments. Du genre : «oui, d'accord, la liberté est sacrifiée, mais c'est le seul moyen d'éviter le chaos».Sauver la face et rassurer, voilà l'impérative nécessité politique. Ce que Ruth Dreifuss résume bien, en avouant, un peu gênée, à propos de son soutien au projet de suppression de l'obligation de contracter : «Personne ne comprendrait un renvoi alors que je m'apprête vendredi à annoncer les primes 2002»....D'où vient la sensation actuelle non seulement d'urgence, mais de trouble ? Moins d'un paysage sanitaire qui serait soudain différent que d'un système de limites qui s'effondre. Ce qui change totalement la notion de limite, et donc de droit, de besoin, de qualité, c'est le progrès. On parle certes du «coût du progrès», mais comme s'il s'agissait de petits pourcents à gérer, à calmer au besoin, grâce à la compétition. Cette réflexion ne suffit pas. La réalité est que le progrès bouleverse toute la médecine. Les biotechnologies commencent tout juste à vraiment donner la mesure de leur efficacité. Il y a accélération, explosion des moyens de soins, des possibles. Cela au moment même où la société vieillit massivement. Pareille transformation ne se gère pas par simple transfert de pouvoir à des assureurs. Il n'est même pas sûr qu'ainsi les coûts seront mieux contrôlés....Que le système de santé suisse ait besoin de davantage de cohérence, aussi bien au niveau du financement par exemple au moyen de l'instauration d'une cotisation proportionnelle au revenu qu'à celui de l'offre, cela ne fait guère de doute. L'évidence, aussi, est que le fédéralisme actuel ne pourra plus tenir longtemps. Une partie de notre système de santé s'avère obsolète. Mais cette situation demande des réponses autrement plus intelligentes qu'augmenter le contrôle, l'ordre, l'obéissance. Nous vivons une crise des limites, mais les limites, en médecine, ne pourront être simplement imposées de l'extérieur, sauf à construire une société totalitaire. C'est à un renouvellement complet des conditions d'exercice de la médecine qu'il faut faire face, avec le choc culturel qu'il suppose, plutôt que de bricoler de petites solutions faisant appel à des régressions policières....Autre nouvelle préoccupante : d'une façon cocasse, question timing, les conseillers aux Etats ont décidé, la semaine passée, de soutenir la création d'une sorte de Swissair sanitaire (autrement dit, d'un système dans lequel les gens aux commandes n'ont pas davantage d'idée de la conduite de la santé que les banquiers du conseil d'administration de Swissair n'en avaient de l'aviation et de ses enjeux). Ils ont donc demandé au Conseil fédéral de présenter, d'ici cinq ans, un projet de financement «moniste» des hôpitaux, où tous les frais hospitaliers seront gérés par un seul payeur, les caisses. Avec, à la clé, un renforcement de leur pouvoir. Ajouté à celui pris sur les médecins, il deviendra quasi absolu, n'ayant plus, comme contre-pouvoir, que quelques administrateurs d'hôpitaux, vite ralliés, et une poignée de fonctionnaires qui s'occuperont de surveiller le respect de timides garde-fous légaux....En résumé, les assureurs pourront décider de la façon de soigner. Ils pourront exiger les renseignements qui leur semblent bons. Ils pourront le faire sans augmenter le moins du monde la transparence de leurs chiffres (personne n'a osé évoquer ce genre de question, au Parlement) et surtout sans justifier leur façon de concevoir la médecine.Cette augmentation de pouvoir risque de ne pas être un très bon antidote à leur arrogance actuelle. Maintenant déjà, leur tenir tête est difficile, même pour protéger les patients. Avec la fin de l'obligation de contracter et le monisme du financement hospitalier, les médecins auront intérêt à faire des ronds de jambes quand on le leur demandera. Une caisse qui décidera d'exclure un médecin, pour n'importe quelle raison, y arrivera, vous verrez, garde-fous ou pas. Plus question de critiquer. Ce sera le doigt sur la couture du pantalon pour tous....Vendredi 4 octobre, annonce de la plus forte hausse des primes depuis quatre ans. Tout le monde avance ses justifications, les assureurs bombardent les rédactions avec des communiqués de presse, les associations de patients s'expriment officiellement, les politiciens promettent des mesures. Et les médecins ? Silence officiel. Un silence qui peut passer pour de l'arrogance, ou pour du désintérêt, ou encore pour un aveu de culpabilité. Alors qu'il y aurait tant à dire, et que la population a besoin, ces jours, de paroles, d'explication, de vision. Les gens ont confiance dans leurs médecins, tous les sondages le montrent. Mais ils ont besoin d'explications. Pourquoi les médecins ne parlent-ils pas de leur vision du monde, de leurs préoccupations ? Pourquoi n'ont-ils aucun véritable contre-projet à opposer à ceux des politiciens, inacceptables ?Tandis que tout bouge à grande vitesse, cet automne, que des alliances se nouent, des pouvoirs se négocient, des campagnes de lobbying parlementaire redessinent le système de santé, l'unique communiqué de presse récent de la FMH concerne la vaccination contre la grippe ...Ruth Dreifuss à la radio, vendredi dernier : «Ce n'est pas au politicien de dire au médecin ce qu'il doit faire». Non. C'est vrai. Mais les caisses, à qui elle confie le destin de la médecine, n'ont pas cette délicatesse de pensée.Il y a à l'évidence un problème des médecins, qui est apparu furtivement, et qu'eux-mêmes n'ont pas vu venir. Chaque jour, leur droit à décider des soins leur est un peu plus dénié. Parce qu'ils pensent, critiquent, gênent, ils sont menacés de disparaître. Ils ont cru qu'il leur fallait moderniser la médecine et sa comptabilité. Ils y ont mis toute leur énergie. Erreur. L'urgent, c'est de complètement repenser leur communication au monde, leur rapport au pouvoir et à la politique. Il leur faut penser, critiquer, gêner, oui, mais ouvertement.