Nos pays connaissent des problèmes graves et répandus d'abus de substances, qui sont une partie d'importance de la pratique médicale quotidienne. D'un point de vue de santé publique, on constate des facteurs favorisants semblables pour diverses dépendances, liés à des caractéristiques de la société actuelle. La gestion médicale de ces situations ne devrait pas dépendre au premier chef du type de produit, d'où le besoin du débat actuel sur la dépénalisation de l'usage de drogues illicites. L'action de santé rencontre des obstacles liés aux ambivalences et incohérences dans les politiques publiques, en rapport avec le «fait culturel» (tolérance sociale voire faveur dont jouissent certains produits) et des intérêts économiques. Un travail engagé de prévention et de lutte est indispensable.
En 1996 a été organisée au CHUV, sous ce titre, une des expositions qui animent le hall d'accueil de l'établissement. Dans une allocution lors du vernissage, j'avais dit combien il paraissait judicieux, dans un haut lieu de la médecine moderne, de se pencher sur le caractère à double tranchant de n'importe quelle avancée. S'agissant du médicament-ange, j'avais évoqué les réussites remarquables de la pharmacothérapie, par exemple l'antibiothérapie. Dans son avatar démoniaque, il y a les situations en nombre croissant où un produit est devenu la prison de son usager ou pour le moins une béquille pharmacologique dont il n'arrive que très difficilement à se passer : cela va des drogues illicites aux médicaments prescrits par le médecin, en passant par les substances à finalité thérapeutique dont la majorité de la production est utilisée à des fins perverties. Sujet à la mode : qu'on pense à l'érythropoïétine, bénédiction pour les dialysés et d'autres mais dont la plus grande partie de ce qui est vendu et acheté sert à doper des athlètes (cf. Le Temps, 10 juin 2000, p. 21). La proportion d'hormone de croissance vendue aux Etats-Unis et utilisée à des fins non médicales est estimée à 60% (Time,12 octobre 1998, p. 24).
Nos pays connaissent des problèmes graves et répandus d'abus de substances, liés à plusieurs aspects de la vie actuelle :
I Modalités multiples du registre du dopage, dans le domaine sportif, mais aussi professionnel et personnel, dans une société centrée sur la performance, la réussite, la concurrence. «Les dopants de la société concurrentielle sont des drogues d'intégration sociale et relationnelle. On ne les prend pas pour s'enivrer ou par plaisir, mais pour alléger la charge de la responsabilité quand elle se fait trop lourde. A l'instar du dopage des sportifs, ils sont un moyen de renforcer les capacités corporelles et psychologiques afin de mieux affronter la compétition» (A. Ehrenberg, cité par B. Kiefer, Médecine et Hygiène 2000 ; 58 : 2080).
I Société de consommation, dans la foulée de l'accroissement extraordinaire, en deux générations, des possibilités de réalisations et jouissances ; le phénomène est alimenté par des promotions commerciales omniprésentes (à tel point que la poursuite de consommations multiples devient l'impérative condition de survie pour l'économie évolution qui a des aspects insensés, mais c'est un autre sujet).
I Ambiance et poursuite hédonistes, de recherche du plaisir. Tout est bon qui permet d'aller dans ce sens ; on essaye n'importe quoi.
I Ces évolutions interviennent alors que se marque une problématique du (manque de) sens : tout est ouvert et possible théoriquement (notamment dans les promesses, implicites ou explicites, de la publicité), mais les contraintes quotidiennes ne le permettent pas et sont alors source de frustrations. En général, de vraies questions se posent sur le sens de nos existences et de nos efforts.
Concrètement :
I L'alcool est la drogue traditionnelle des pays producteurs de vin, de bière ou d'alcools forts, et bénéficie encore d'une trop grande tolérance sociale.
I Le tabac est responsable d'une morbidité et d'une mortalité très importantes (8000 à 10 000 décès liés à l'usage du tabac en Suisse par an un décès sur 8).
I Les substances illégales touchent beaucoup de nos concitoyens : un jeune adulte sur trois ou quatre en Suisse a fait usage de cannabis, il y a quelque 30 000 personnes dépendantes d'héroïne ou de cocaïne ; l'ecstasy est largement utilisé dans les soirées techno ou les rave parties.
I Enfin, certains médicaments sont l'objet d'une faveur et d'une abondance de consommation qui vont bien au-delà des besoins médicalement justifiables (le champion toutes catégories actuel étant le flunitrazépam Rohypnol ®).
A ce dernier égard, on se trouve dans une zone frontière entre des comportements en rapport avec la pratique médicale bona fide, d'une part, et d'autres du registre du confort, de l'envie d'être à la mode, de se sentir «high», en forme (ou moins mal).
Il s'agit des psychotropes, tranquillisants, somnifères, analgésiques, stimulants. Ces usages peuvent avoir à leur origine un essai spontané d'automédication, mais celui-ci a dépassé son objectif et débouché sur une dépendance. C'est dire que nous sommes défavorables à un accès (plus) libre, sans encadrement, à ces produits ; nous souhaitons plutôt que l'écoute, le soutien et d'autres mesures du registre du social, de l'humain, de la participation à la vie collective (y compris emploi) suppriment le besoin d'apports médicamenteux. C'est là toute la problématique de la prévention et de la lutte contre la dépendance (qui se pose d'un point de vue de santé publique dans des termes comparables qu'il s'agisse de substances légales ou illégales). A considérer :
I Même si les faits relatifs aux uns et aux autres ne sont pas identiques et si on ne saurait ignorer le fait culturel (s'agissant chez nous de l'alcool), il n'y a pas de raisons justifiant adéquatement la différence de statut actuelle (un vrai fossé) entre produits légaux et illégaux.
I Nous ne sommes pas pour autant partisans de la libéralisation de la vente, aussi bien des médicaments en cause que des drogues (pour ces dernières, différents modèles possibles sont évoqués dans un cadre qui se veut de légalisation contrôlée plutôt que de libéralisation). Certains, motivés par des considérations économiques (liberté du commerce) ou juridiques (égalité de traitement entre différentes substances et auto-détermination des personnes) le demandent. Mais on voit mal comment, pour la santé publique, il serait désirable qu'un nombre plus élevé de nos concitoyens soient dépendants quotidiennement de l'absorption de produits psycho-pharmacologiquement actifs, quels qu'ils soient.
I En matière de réglementation de l'accès, il est essentiel de prendre la mesure des problèmes créés par certains médicaments. Pour le flunitrazépam (Rohypnol®), le canton de Genève puis Vaud et d'autres ont été amenés depuis 1998 à mettre sa prescription et celle de la méthaqualone (Toquilone®) par les médecins au même régime que celle des stupéfiants (sur carnet à souches). Nonobstant les pressions économiques contraires qui peuvent être exercées, il ne faut pas craindre de prendre de telles mesures.
I En rapport avec ce qui précède, à noter la conclusion d'une étude récente auprès de près de 400 adolescents : «L'automédication assez importante des jeunes Suisses romands peut être interprétée avant tout comme une réaction relativement peu élaborée face aux difficultés de l'existence ; elle est vraisemblablement favorisée par le contexte d'aisance, la large disponibilité des médicaments et l'apparente banalité de leur emploi. Des interventions visant à l'éducation de cette population mériteraient d'être envisagées pour encourager un recours plus rationnel aux médicaments et garantir un rapport utilité/risque favorable pour l'automédication (...) il est souhaitable que les médecins praticiens se sentent concernés par ce problème et l'inscrivent au chapitre des actes de prévention à réaliser au cabinet médical» (E. Jaquier et coll., Schweiz med Wschr1998,128, 203-7).
La prise en charge et la prévention vis-à-vis des dépendances sont parmi les problèmes les plus quotidiens des pratiques médicales et sociales aujourd'hui. Ils sont aussi parmi les plus malaisés à gérer. Au plan sociétal, les politiques en la matière sont marquées par beaucoup d'ambivalences, passablement d'incohérences grandes ou petites, et un éventail impressionnant quant à la direction et l'intensité des motivations publiques. Pour les produits illégaux, cet éventail va de la War on drugs des Etats-Unis, dont il apparaît clair aujourd'hui que les effets négatifs sont bien supérieurs aux positifs (qu'on rappelle que 1% de la population américaine est en prison, la plupart de ces malheureux pour des délits liés aux drogues illégales parfois pour des délits qui chez nous provoqueraient un simple avertissement), jusqu'à des positions tout à fait tolérantes (Pays-Bas, Espagne).
Au risque d'être politiquement obséquieux ou au contraire incorrect, on ne peut que rappeler, s'agissant des substances culturellement admises, voire valorisées (alcool et médicaments notamment), que la réalité inclut :
I Le fait que les personnes et entreprises produisant ces substances représentent des secteurs non négligeables voire importants de l'économie générale.
I Ces personnes et instances sont respectées ; certaines d'entre elles sont actives et appréciées, par exemple dans les domaines civique, culturel ou même philanthropique.
I Cela étant, même quand on dénonce les conséquences délétères pour de nombreuses personnes et leurs proches des consommations abusives et des dépendances, la courtoisie veut souvent qu'on le fasse avec retenue ; parce qu'on entend éviter de mettre dans le même panier ceux qui en usent modérément (alcool), respectivement ceux qui prescrivent des médicaments à bon escient, d'une part et d'autre part ceux qui encouragent des enfants ou des jeunes à boire en excès, respectivement les prescripteurs qui se montrent inacceptablement permissifs dans leur manière de dispenser des médicaments.
I Il y a aussi l'ambiguïté de la situation de professionnels libéraux dont le revenu s'accroît avec une consommation augmentée de médicaments : c'est le cas pour les pharmaciens (même si les modifications récentes en rapport avec la rémunération atténuent ce fait) ; c'est aussi le cas, dans un contexte de démographie médicale élevée, de médecins qui peuvent s'attacher une clientèle dépendante par une pratique prescriptrice indûment généreuse.
I Enfin, autre aspect des ambivalences, on n'oublie pas que des médicaments médicalement indiqués permettent de rétablir la santé des gens et qu'un ou deux verres de vin par jour réjouissent le cur de l'homme et peuvent même être bons pour la santé de ce cur (mais, au-delà, «bonjour les dégâts»).
Malgré ces éléments, il est certainement impératif de maintenir et de renforcer dans la mesure du possible les limites/interdictions de publicité et d'autres moyens de séductionà propos de l'usage de ces produits.
Le médecin de santé publique que je suis constate que, parmi les différents créneaux sur lesquels il a pu chercher à agir, ce n'est pas dans la prévention et la lutte contre l'abus de médicaments qu'il a été le plus efficace. Il s'en faut de beaucoup. Le fait que le contexte ne soit guère promoteur d'une véritable prévention (cf. supra) doit-il servir d'excuse ? Sans doute pas, encore qu'on soit bien avisé en général d'engager des actions prioritaires là où on est susceptible d'avoir le meilleur résultat en termes de coût-avantages (une des maximes de ma collection est «Eviter d'engager des guerres qu'on est sûr de perdre»). Mais, malgré des obstacles objectifs, il n'y a certainement pas lieu de considérer que, s'agissant de dépendance aux médicaments, c'est là une bataille qu'il n'est pas possible de gagner. Pour progresser, il y faut une politique déterminée (des pouvoirs publics, des milieux médico-sanitaires et sociaux), un cadre légal posant des limites (publicité, modalités de prescription), une formation adéquate des professionnels, une sensibilisation des producteurs de médicaments comme des professionnels aux ambivalences mentionnées ci-dessus, sensibilisation qui mène à des actions concrètes de prévention. Enfin, il faut des moyens pour cette prévention, de la persévérance et de l'imagination et un peu de chance pourra servir.
Les intervenants en toxicomanie relèvent que, pas rarement, la prise de drogues (légales ou illégales) peut être vue comme une tentative d'auto-traitement, cherchant à faire face à un mal-être. Ce qu'on voudrait, c'est que la qualité de l'existence des gens, et la qualité des relations humaines qu'ils entretiennent avec d'autres «significant others», soient telles qu'ils n'aient pas besoin de supports pharmacologiques. Par ailleurs, si des produits psychotropes utilisés occasionnellement peuvent soulager ou éliminer malaise et mal-être, pourquoi pas ? Mais la situation est très préoccupante chaque fois que la personne devient prisonnière du produit et qu'un certain équilibre dépend de sa prise continuelle.
D'un point de vue sociologique mais aussi médico-social et juridique, on ne peut qu'être interpellé par la grande différence de traitement entre les substances actuellement illégales et certains médicaments très prisés. Alors que les uns et les autres peuvent jouer pour le consommateur un rôle comparable de modification de l'humeur, de pacification (ou au contraire de stimulation) et de soulagement vis-à-vis des vicissitudes quotidiennes. Statistiquement, il y a des différences entre les groupes de population principalement adeptes de l'une ou l'autre classe de produits. Mais on voit mal que ces différences, quant aux profils moyens des consommateurs, justifient vraiment une large tolérance sociale pour les uns, la pénalisation pour les autres (d'autre part, on observe de plus en plus de polytoxicomanies où, à l'usage initial de drogues illégales, viennent s'ajouter celui de médicaments ainsi que de l'alcool). Cela étant, il reste bien sûr qu'il convient de chercher à éviter, ou pour le moins de limiter, l'usage de toutes ces substances.
Observant l'évolution des systèmes de santé, on voit qu'ils servent plusieurs buts, celui de guérir la maladie et de promouvoir la santé n'étant qu'un d'entre eux. D'autres buts ou rôles tout à fait influents sont de fournir des emplois à environ 10% de la population active, d'être l'objet d'enjeux politiques majeurs, d'être un important marché pour la construction, les équipements, les matériels et les médicaments. L'observation montre que, même si l'objectif premier est la santé du public, dans certains cas les autres rôles déterminent plus l'évolution du système que le but de santé lui-même.
Des considérations de ce registre valent pour le secteur économique actif dans la recherche, la mise au point, la production et la commercialisation des médicaments. Au nom des règles d'une société libérale, les responsables de ce secteur l'admettent volontiers : notre mission disent-ils, vis-à-vis de nos actionnaires, est d'être aussi rentable que possible ; ce n'est pas à nous de tenir compte de la quantité et de la qualité des bénéfices pour la santé du public qu'a notre activité. C'est ainsi que sont étudiés puis manufacturés d'abord, surtout, des médicaments pour lesquels il y a un marché ; savoir si le produit en question répond aux besoins liés à un fléau responsable d'une morbidité et mortalité considérables, ou s'il se situe plutôt dans le registre du bien-être et du confort, n'entre que peu ou pas en ligne de compte. Des affections pour lesquelles on aurait trouvé de longue date des parades efficaces continuent à ravager les pays en développement ; c'est la conséquence de ce que, dans le système actuel, la recherche puis la production de médicaments ne sont pas imaginables s'il n'y a pas une clientèle solvable (cette industrie fonctionne donc comme toute autre pièce de l'économie, le fait qu'elle uvre dans le domaine de la santé étant incident).
Cette problématique est de grande actualité au moment où la recherche biomédicale apparaît comme un des créneaux d'avenir pour les économies de nos pays (où par ailleurs les systèmes de santé sont confrontés dans leur fonctionnement quotidien à des contraintes financières fortes). Une question majeure est de savoir si quelqu'un ici défend l'intérêt public ? Pour l'essentiel, la réponse, aussi choquante qu'elle puisse paraître, est non. Pour prendre par exemple la recherche pharmaceutique, aux Etats-Unis, en Suisse et dans les pays qui leur ressemblent, elle est entièrement le fait de l'industrie privée. Mais où peut donc être le mal ? Le problème est que, aussi efficace que soit le secteur privé, il ne saurait dire l'intérêt public et n'en a d'ailleurs pas l'intention. Voir la formule suivante d'un patron du domaine pharmaceutique helvétique : «C'est le devoir de la politique de fixer les conditions-cadres qui permettent aux entreprises de se comporter conformément à leur but. Ce ne peut pas être l'affaire des entreprises d'apprécier les intérêts des générations à venir et de les considérer dans leurs calculs financiers» (Alex Krauer). C'est la même position qui prévaut pour les intérêts de la génération actuelle.