Depuis les années 70, plusieurs index de risque cardiaque lors de chirurgie majeure non cardiaque ont vu le jour. L'index de Goldman a été largement validé et est le plus adapté à une population de patients non sélectionnés. Pour les patients à plus haut risque devant subir une chirurgie vasculaire, le modèle du groupe de Eagle semble plus approprié. L'interprétation et l'utilisation de ces index restent débattues, mais devraient s'intégrer dans une évaluation globale du patient tenant compte du type de chirurgie, de ses comorbidités et de sa capacité fonctionnelle. Une estimation clinique du risque devrait permettre de sélectionner les candidats à une évaluation cardiaque complémentaire, si le risque a été jugé intermédiaire, et à un renforcement du traitement anti-ischémique (médical ou invasif) pour les patients à haut risque. Des études d'impact sur les bénéfices de l'utilisation de ces scores restent à être conduites, de même qu'une validation des décisions prises en utilisant ces index de risque.
Les complications cardiovasculaires sont d'importantes causes de mortalité et de morbidité lors de chirurgie majeure non cardiaque. Il est estimé aux Etats-Unis, que 10% de la population subissent ce type de chirurgie chaque année, dont presque un tiers a une maladie coronarienne ou des facteurs de risque cardiovasculaires pouvant mener à des complications périopératoires.1 Ce phénomène risque de s'accentuer dans les années à venir en raison du vieillissement de la population à qui la chirurgie est proposée.
Pour mieux reconnaître les patients à risque de développer des complications cardiovasculaires périopératoires, plusieurs stratégies ont été proposées, comme l'utilisation de simples caractéristiques cliniques, de scores de risque, ou de tests cardiaques spécialisés. La difficulté majeure, source de débats, réside dans le choix d'une stratégie suffisamment fiable sans pour autant engendrer des conséquences médico-économiques négatives. Cet article se propose d'évaluer l'utilité de scores cliniques servant à prédire le risque cardiaque périopératoire lors de chirurgie majeure non cardiaque.
Le type de chirurgie est le premier déterminant du risque cardiaque. Une chirurgie d'urgence, la chirurgie vasculaire aortique, carotidienne, ou périphérique, la chirurgie intrathoracique ou intra-abdominale et orthopédique sont grevées de plus de complications cardiaques, pouvant atteindre un taux de 9-13%.2 Par opposition, le risque est moindre pour la chirurgie de la tête ou du cou, du sein ou de la prostate, ou les interventions ophtalmologiques, avec des taux de complications cardiaques de 1 à 3%. Plusieurs facteurs peuvent expliquer ces différences, notamment la prévalence plus importante de patients avec maladie coronarienne chez les patients souffrant d'artériopathies, les variations volémiques importantes et la durée de l'anesthésie et de la ventilation mécanique durant certains types d'intervention.
Les caractéristiques cliniques des patients sont également déterminantes dans l'évaluation du risque. Depuis les années 60, on reconnaît unanimement l'importance d'un infarctus myocardique récent et de la présence d'une insuffisance cardiaque décompensée comme facteur de risque de morbidité cardiaque périopératoire. La présence d'un infarctus récent avant l'opération est grevée par exemple de 6% de réinfarcissement dans les trois mois, et de 2% de trois à six mois après l'intervention.3Pour affiner ce risque, plusieurs auteurs ont essayé de construire des scores tenant compte de la combinaison de plusieurs facteurs cliniques par des analyses multivariées.
En 1977, Goldman et collaborateurs ont étudié prospectivement 1001 patients de plus de 40 ans devant subir une intervention non cardiaque majeure dans un centre hospitalier.4 Avant l'intervention, les éléments cliniques ou paracliniques suivants ont été déterminés : comorbidités, anamnèse et antécédents essentiellement cardiaques, examen physique, pression veineuse centrale estimée cliniquement si aucune voie centrale n'était nécessaire pour l'intervention, présence d'une sténose aortique estimée cliniquement si aucune échographie n'était pratiquée, électrocardiogramme et radiographie du thorax. Après l'intervention, toute suspicion de complication cardiaque (rythmique, ischémique, décompensation cardiaque) était investiguée selon la clinique, et un ECG était pratiqué d'office au cinquième jour. Par analyse multivariée, un point a été attribué à chaque variable significativement associée à une issue cardiaque (complication ou décès) de manière à pouvoir établir un score définissant quatre classes de risque (tableau 1). Les taux d'événements associés à chaque classe de risque sont mentionnés dans le tableau 2. Les auteurs notent cependant que certains éléments cliniques sont difficiles à déterminer avec fiabilité, notamment la présence d'un galop ou d'une sténose aortique. Si ce score avait une bonne valeur prédictive au sein même des données de dérivation, il restait à montrer que la validité de ce score se confirmait lorsqu'il était appliqué à une population autre que celle à partir de laquelle il était issu.
Plusieurs études prospectives se sont par la suite inspirées de cet index original en l'appliquant à des populations différentes de patients et en le modifiant légèrement.5-7 Ainsi, en 1986, Detsky et collaborateurs validèrent prospectivement dans leur institution l'index de Goldman légèrement modifié sur 455 patients consécutifs référés devant subir une chirurgie majeure non cardiaque.6 En plus des éléments déterminés par Goldman, l'index de Detsky incluait également les stades d'angor et de décompensation cardiaque.
Un index similaire fut également dérivé par Larsen en 1987 sur 2609 patients de plus de 40 ans devant subir une intervention chirurgicale majeure non cardiaque, et dans lequel le diabète apparaissait cependant également comme facteur de risque, alors que les troubles du rythme et l'âge ne paraissaient pas.8Pour les quatre classes de risque déterminées par cet index, les complications cardiaques étaient respectivement de 0,5%, 3,8%, 11%, et 58%, valeurs superposables à celles obtenues par Goldman.
Dans une étude rétrospective de 200 patients consécutifs à haut risque, référés pour un test au thallium avant de subir une chirurgie vasculaire majeure, Eagle et collaborateurs9 ont mis en évidence par régression logistique les facteurs de risque suivants : ondes Q à l'ECG, anamnèse d'angor, anamnèse d'ESV nécessitant un traitement, diabète requérant un traitement autre que le régime et âge supérieur à 70 ans. Les événements cardiaques ischémiques postopératoires étaient de 3,1% si aucun facteur n'était présent, 15,5% si le score était d'un ou deux, 50% pour un score de trois ou plus. Il faut noter dans cette étude que si les index de Goldman et Detsky étaient également corrélés au risque cardiaque dans cette population en analyse univariée, ils ne l'étaient plus de manière significative en analyse multivariée, ce qui laissait supposer pour ces auteurs que ces index sont moins performants dans une population de patients sélectionnés et à haut risque. La limitation principale de cette étude est son caractère rétrospectif et l'absence de validation prospective. De plus, la présence dans ce modèle d'éléments déjà présents dans les scores de Goldman et Detsky peut également expliquer en partie l'absence de corrélation en analyse multivariée.
Une approche bayésienne du modèle de Eagle a été développée et validée en 1996.10Les patients adressés au centre de cardiologie nucléaire de cinq institutions universitaires et pour qui une chirurgie vasculaire était prévue, étaient éligibles. Cinq cent soixante-sept patients provenant de deux institutions ont été inclus dans la cohorte de dérivation, et 514 patients provenant de trois institutions ont constitué la cohorte de validation. Le taux total de complications cardiaques majeures (infarctus ou décès) était de 8% dans les deux cohortes. Les variables cliniques significativement et indépendamment associées à une issue cardiaque étaient le diabète, une anamnèse d'angor, et un pontage aorto-coronarien un à cinq ans auparavant, ce dernier étant un facteur protecteur. La fiabilité du modèle était de 81% pour la cohorte de dérivation et de 72 à 76% pour la cohorte de validation. L'avantage théorique de ce modèle est son application bayésienne permettant de tenir compte du taux moyen de complications dans une institution donnée, puis de l'appliquer à un patient particulier en fonction de son score. Cette étude a cependant des limitations, puisque les patients avaient déjà été présélectionnés pour un test au thallium en vue d'une chirurgie vasculaire et que les chirurgiens et anesthésistes n'étaient pas aveugles au résultat de ce test, ce qui a pu modifier la prise en charge et ainsi influencer le taux d'événements cardiaques.
En 1999, Lee et collaborateurs11 dérivèrent et validèrent un nouvel index dans le but de simplifier l'utilisation de scores antérieurs souvent trop complexes, basés sur des séries relativement limitées et antidatant les récents progrès majeurs de l'anesthésiologie. Quatre mille trois cent quinze patients de plus de 49 ans devant subir une intervention chirurgicale majeure non cardiaque élective furent prospectivement étudiés dans deux centres hospitaliers. Le score fut dérivé sur deux tiers de cette population et validé de manière aveugle sur le tiers restant. Six prédicteurs indépendants furent reconnus par régression logistique sur la cohorte de dérivation : chirurgie à haut risque, antécédent de cardiopathie ischémique, antécédent d'insuffisance cardiaque congestive, antécédent de maladie cérébrovasculaire, diabète sous insuline, et créatinine sérique préopératoire supérieure à 177 µmol/l. Sur la cohorte de validation, seules les quatre premières caractéristiques furent significatives. Les taux de complications cardiaques majeures (infarctus du myocarde, dème pulmonaire, fibrillation ventriculaire, arrêt cardiaque, bloc atrio-ventriculaire complet) sont mentionnés dans le tableau 3, et étaient superposables dans les cohortes de dérivation et de validation. A noter cependant que ce score de risque était légèrement moins fiable lors de son application à une sous-population de patients subissant une réparation d'anévrisme de l'aorte abdominale, une observation partiellement liée à un pouvoir insuffisant du modèle dans ce sous-groupe de taille limitée. Pour comparer les scores préexistants entre eux, ces auteurs ont également appliqué les scores de Goldman et Detsky à leur population, puis ont calculé l'aire sous la courbe ROC (Receiver Operating Characteristic), un résumé de performance intégrant à la fois sensibilité et spécificité (une valeur de 1,0 signifiant une parfaite discrimination et 0,5, une discrimination qui n'est pas supérieure à celle obtenue par chance). Cette valeur était de 0,60 pour l'index original de Goldman, 0,54 pour l'index modifié de Detsky, et 0,75 pour l'index de cette étude. Ce travail présente la limitation de ne s'adresser qu'à des patients subissant une intervention élective dans un seul centre universitaire, et de ne pas avoir été validé dans d'autres centres hospitaliers.
Signalons enfin que ces scores mis à part, certains auteurs ont proposé l'intégration d'un index fonctionnel pour étayer le risque opératoire, index reflétant la capacité à l'effort en équivalents métaboliques (MET) : 1-2 MET pour prendre soin de soi-même et faire sa toilette, 4-5 MET pour monter une rampe d'escaliers avec des emplettes, 8-10 MET pour des activités comme le golf ou la danse par exemple. On estime que les patients pouvant fournir un effort de plus de 4 MET ont un risque moindre de complications.12
La comparaison de ces divers index se heurte à plusieurs obstacles. Premièrement, les populations de dérivations ne sont pas toujours superposables et l'application de ces scores devrait tenir compte du type de patients de qui ils sont issus. Ainsi, les index de Goldman, de Larsen et de Lee sont plus adaptés à une population de patients non sélectionnés, alors que ceux de Detsky et d'Eagle s'adressent respectivement à des patients référés à un centre tertiaire ou à haut risque chirurgical (chirurgie vasculaire). De manière globale, le score original de Goldman est reproductible de manière fiable pour stratifier des patients consécutifs non sélectionnés dans un centre de chirurgie générale, mais est moins performant dans des populations sélectionnées à plus haut risque, comme l'attestent les aires sous les courbes ROC : 0,81 dans la population originale de dérivation de Goldman, 0,80 dans l'étude de Larsen, 0,81 dans une étude de patients ayant déjà subi une chirurgie coronarienne ou valvulaire antérieure, 0,69 dans l'étude de Detsky de patients référés en consultation dans un centre tertiaire, et 0,63 dans une étude de patients devant subir une chirurgie de l'aorte abdominale.1
Deuxièmement, la qualité des études n'est pas uniforme. Si l'on considère les critères de qualité publiés par le groupe d'Evidence-Based Medicine,13 aucune étude n'atteint le niveau le plus haut puisque aucune analyse d'impact sur les bénéfices de l'utilisation de ces scores n'a été effectuée. Seul l'index de Goldman atteint le niveau suivant, puisqu'il a été utilisé et validé de manière indépendante dans plusieurs autres institutions. Les index de Lee et de Eagle devraient par contre encore être validés à plus large échelle pour pouvoir être utilisés avec confiance.
Troisièmement, la manière d'utiliser ces scores reste débattue.14,15 De manière générale, ces scores cliniques ont tendance à mieux discriminer les patients à risques faible ou élevé que ceux à risque intermédiaire (classe II-III de Goldman). Pour ces derniers, il est proposé des investigations cardiaques non invasives et/ou une surveillance anesthésique renforcée,11 alors que pour les patients à risque faible (classe I de Goldman), aucune investigation supplémentaire n'est recommandée. Pour les patients à risque élevé (classe IV de Goldman), plusieurs attitudes sont possibles : renoncer à la chirurgie dans la mesure du possible, ou la différer pour permettre de renforcer le traitement médicamenteux cardiaque ou de pratiquer un pontage aorto-coronarien. Cette dernière option, comparée au traitement médicamenteux, diminuerait le risque d'infarctus (de 2,7 à 0,8%) et de décès (de 3,3 à 1,7%) chez les patients subissant une chirurgie abdominale, thoracique, ou vasculaire.2 Le risque opératoire de la chirurgie coronarienne elle-même devrait cependant également être pris en considération dans l'estimation de ce bénéfice.
Certains proposent d'utiliser ces scores de façon bayesienne, comme s'ils étaient le résultat d'un test paraclinique.10,16 Ainsi, la prévalence moyenne de complications chirurgicales dans une institution donnée sert de valeur pré-test, et le score de risque est transformé en un rapport de vraisemblance servant à calculer la prévalence a posteriori de complications pour un patient défini ayant un score de risque donné. Finalement, et c'est l'attitude proposée dans les guidelines des sociétés nord-américaines,12ces scores doivent s'intégrer dans une évaluation globale tenant compte du type de chirurgie, des comorbidités du patient, et de sa capacité fonctionnelle à l'effort. Les décisions prises en utilisant ces scores cliniques devraient encore faire l'objet de futures études de validation.
Depuis les années 70, plusieurs index de risque cardiaque lors de chirurgie majeure non cardiaque ont vu le jour. Ces scores ne sont pas toujours comparables entre eux puisqu'ils sont issus de populations de patients ayant des risques initiaux différents et ne répondent que partiellement aux critères de qualité issus d'Evidence-Based Medicine. Parmi eux, l'index de Goldman semble être celui qui répond le mieux à ces exigences, s'il est appliqué à une population de patients non sélectionnés. Pour des patients à plus haut risque devant subir une chirurgie vasculaire, le modèle du groupe de Eagle semble plus approprié. L'interprétation et l'utilisation de ces index restent débattues, mais devraient s'intégrer dans une évaluation globale du patient tenant compte du type de chirurgie, de ses comorbidités, et de sa capacité fonctionnelle. Une estimation clinique du risque devrait permettre de sélectionner les candidats à une évaluation cardiaque complémentaire, si le risque a été jugé intermédiaire, et à un renforcement du traitement anti-ischémique (médical ou invasif) pour les patients à haut risque. Finalement, la majorité de ces scores doivent être mieux validés pour une utilisation étendue fiable, et des études d'impact sur les bénéfices de leur utilisation restent à être conduites, de même qu'une validation des décisions prises en utilisant ces index de risque.