Mince, il faut dire que ça ne rigole pas, à Genève, du côté des rapports entre l'administration hospitalière (y compris ses ramifications politiques) et la médecine. On ne joue plus à fleurets mouchetés. Mesdames et Messieurs les médecins, nous vous aimons bien, mais vous êtes priés d'obéir, sinon Prenez la psychiatrie. Contre l'avis des professeurs et de l'immense majorité des médecins concernés, le Conseil d'administration des Hôpitaux du canton de Genève a décidé qu'il fallait abandonner la psychiatrie classique pour un système de psychiatrie de «proximité». Il sommait il y a quelques mois le Pr François Ferrero, patron du département, de réorganiser la psychiatrie genevoise publique en secteurs géographiques. La semaine dernière, comme cela était exigé, le Pr Ferrero a rendu son programme de réforme à ce Conseil d'administration. Mais un article de la Tribune de Genève du 26 octobre laisse déjà entendre que la réforme prônée par ce rapport ne va pas assez loin. L'esprit d'obéissance s'y montre insuffisant. Tentative de concilier d'une part une psychiatrie de proximité et, d'autre part, une psychiatrie avançant par hypothèses, lançant des projets, cette réforme résiste encore trop à la politisation des soins. L'unique critère d'organisation autorisé par la direction des hôpitaux est la sectorisation territoriale. Tous les autres sont déclarés par une sorte de décret philosophique réducteurs pour les malades.Les études les plus sérieuses indiquent pourtant que la meilleure méthode pour soigner certaines pathologies, comme l'état limite, est de le faire en unités spécialisées ? Oui, certes. Elles montrent que ces unités peuvent constituer des lieux privilégiés de respect des patients dans leur globalité ? Oui encore. Quant au but du Pr Ferrero, n'est-il pas simplement d'organiser son département de psychiatrie comme ceux des autres centres universitaires : de façon vivante, toujours en recherche, avec le bien du patient comme unique perspective ? Peut-être, mais rien n'y fait. Ce sera non. Dans les institutions genevoises, tout diagnostic psychiatrique est désormais politiquement incorrect. «Soigner les patients dans leur globalité» interdit de les distinguer entre dépressifs et schizophrènes. Défense de penser....De la part de l'administration, n'allons pas imaginer une quelconque mauvaise volonté ou un désir pervers et masqué de domination. Au contraire : elle est persuadée d'exercer son pouvoir au nom d'un certain «humanisme». Dans le cas de la psychiatrie genevoise, qui est probablement emblématique de ce qui attend la médecine administrative de demain, l'approche par pathologie des médecins est refusée pour de très nobles raisons : elle ne respecterait pas «l'intégrité du patient», elle lui «collerait une étiquette» aliénante, elle ne permettrait pas un regard «holistique», bref, elle ne serait pas assez du côté de l'humain, et trop de celui de la science, de la recherche, du profit....Rien de nouveau dans ce despotisme du bon sentiment. Le thème humaniste comme source d'autorité directe sur les comportements, de la part de l'administration, a constitué, dans l'histoire de ces derniers siècles, un danger récurrent. Comme le rappelle Foucault au terme de son travail sur l'archéologie du pouvoir : «personne n'est plus humaniste que les technocrates». Leur tendance est en effet de considérer «qu'ils sont les seuls à détenir le jeu de cartes qui permettrait de définir ce qu'est «le bonheur des hommes» et de le réaliser». C'est pourquoi il faut se méfier de l'administration qui se technocratise, qui entre dans le détail de «comment il faut soigner», qui va jusqu'à interdire, comme c'est le cas à Genève, une forme largement admise d'approche médicale, et cela non pas au nom de la nécessité économique, mais en celui en apparence inattaquable de l'humanisme et du bien commun. La médecine ne s'intéresse pas au Meilleur des mondes, elle s'intéresse aux malades....Editorial brillant et courageux de Jacques de Haller, président de la Société suisse de médecine générale, dans le dernier numéro de Primary Care. Pourquoi les médecins doivent-ils s'opposer à la fin de l'obligation de contracter ? Parce qu'ils revendiquent une autonomie de la pensée. Parce que la logique des assureurs est incompatible avec le monde de la relation thérapeutique. «Nous ne parvenons pas, écrit de Haller, à être convaincus de l'utilité d'insérer dans le système de santé des notions comme la concurrence et les lois du marché, notions qui certes émanent du modèle économique dominant mais qui sont totalement étrangères, voire opposées, à notre univers professionnel et relationnel». C'est vrai : pour quelle raison accepter d'entrer en compétition les uns avec les autres (ce que ne manquera pas d'instaurer la fin de l'obligation de contracter) ? A la faiblesse politique, n'ajoutons pas la lâcheté intellectuelle. Refusons cet univers qui n'a rien à voir avec nos références. Certains d'entre nous seront mis au chômage sans autre justification qu'un profil informatisé. La médecine deviendra une affaire de listes de bons et de mauvais. «Le processus excessivement complexe du choix d'un médecin sera évidemment complètement saboté», remarque de Haller. Or, nous avons le devoir de tenir à ce processus. Il abrite l'essence de la relation. Il est la garantie que les personnes ne sont pas interchangeables....Si nous ne pouvons pas penser librement, organiser la médecine, nous adapter sans cesse, tester de nouvelles thérapies, vérifier des hypothèses, lancer des idées, que reste-t-il de notre métier ? La compassion, direz-vous. Oui, mais la compassion ne suffit pas à faire une bonne médecine. Il faut aussi une science. Il y a dans la science comprise au sens de Popper ou Kuhn quelque chose d'essentiel à la vie démocratique et même à l'esprit humain : la culture du doute. Qu'est-ce qu'une proposition scientifique, en effet ? C'est une proposition réfutable. La science ne peut tolérer l'enfermement dans un système auto-justifié. Une proposition scientifique doit être vulnérable. Elle doit montrer ses limites et ses failles. Elle doit dire : si cela est vérifié en ma défaveur, alors je me retire.Bien sûr, la science aussi a ses perversions et ses dérives. Même scientifique, la médecine reste idéologique, médiocre, stéréotypée. Mais que d'air, malgré tout, on y trouve pour traverser un monde de plus en plus étouffant.