S'il y a bien une chose à faire, ces jours à atmosphère lourde, c'est d'aller s'éclaircir les idées dans le dernier livre de Bernard-Henri Lévy : «Réflexions sur la guerre, le mal et la fin de l'histoire».1 Son point de départ : les guerres «oubliées» qui pullulent un peu partout. Burundi, Sri Lanka, Angola, Colombie, Soudan : BHL y est allé voir. En résultent des textes «écrits les dents serrées», selon les mots de Kouchner, c'est-à-dire en prenant des risques, parce qu'on ne décrit pas la guerre depuis son salon. Pas de théorie de ceci ou de cela, dans ce livre : les théories sont usées. Seulement des interrogations vives : c'est quoi cet enfant qui a les membres arrachés, cette femme que l'on oblige à faire la kamikaze au Sri Lanka ? C'est quoi la peur, l'odeur de la chair déchiquetée ? C'est quoi la vie dans la guerre ? Et l'héroïsme ? Et c'est quoi, ces guerres modernes où l'on ne se bat même plus pour un monde meilleur, comme les marxistes d'autrefois, ni contre le fascisme, ni même pour une quelconque idée ? La guerre comme manifestation du non-sens. La disparition de l'homme dans le néant de souffrances non reconnues et d'actions sans queue ni tête. Tout cela est-il nouveau ? Il se pourrait. Vers quoi va-t-on, après le 11 septembre et les nouveaux fronts de guerre ? Impossible de le dire. Un vide de compréhension apparaît. Comment le combler ? Allez savoir....Il y aurait des étapes dans la progression des guerres vers le non-sens, selon BHL. Pourquoi ces étapes ? Sont-elles liées à l'apparition du pouvoir technologique ? A la mondialisation progressive ? Là encore, les réponses manquent. Nous sommes au moment de la prise de conscience, un peu ébahie, d'une descente vers l'inconnu où l'homme s'estompe. «Il y eu le temps où l'on se battait pour Dieu Il y eu le temps, ensuite, des guerres idolâtres, où l'on s'est mis à se battre pour des ersatz de Dieu Voici venue cette dernière étape de l'interminable mort de Dieu que Nietzsche, dans un fragment du Gai Savoir, appelait le moment de la décomposition des dieux : crépuscule des idoles, effacement des dernières traces de divin, achèvement du nihilisme, nouvelle humanité errant comme par un néant infini Après cela ? Après cette dernière étape ? Peut-être une der des ders, mais une vraie, combinant en une synthèse nouvelle les traits propres aux trois genres et les dotant, du fait même de la combinaison, d'une énergie inouïe».Peut-être est-ce cela, le terrorisme au nom de l'Islam. Mélange de loi du djihad, de fascination païenne pour le martyr et d'une volonté nihiliste de tirer le monde vers l'irrationnel, il apparaît comme la forme la plus achevée de la guerre absurde. Pire qu'un non-sens, ce terrorisme est une singerie de sens. «Qu'est-ce qu'un kamikaze ? demande BHL. La grimace d'un héros. Son envers monstrueux. L'ombre d'un martyr. Sa parodie»....Quelle différence entre le terrorisme qui touche les Etats-Unis et les guerres que décrit BHL, les cinq «trous noirs» du monde ? Bien peu. Il se pourrait que ces obscurs conflits où l'on meurt de fanatisme et de barbarie, mais encore plus souvent «pour rien du tout», soient la préfiguration du destin planétaire. Qu'on s'achemine vers une guerre du monde, via le terrorisme et les réactions qu'il suscite, qui soit un degré zéro du sens....Pas de sens ? Que veut dire pas de sens ? Si l'on se mettait du côté du combattant tutsi, du responsable angolais, du kamikaze sri lankais, du terroriste islamiste, un sens n'apparaîtrait-il pas ? Et si cette histoire de non-sens était en réalité le dernier piège de l'occidentalo-centrisme ? Qui juge de ce qui a un sens et ce qui n'en a pas ? Face à ce type de questions, BHL n'est plus le jeune intellectuel romantique qui partait couvrir le Bengladesh. Maintenant, c'est l'esprit hanté par l'âme des «damnés» qu'il parle. Il répond depuis la guerre. Les gens des pays sans guerre peuvent dire tout ce qu'ils veulent. Il leur faudrait aller côtoyer le visage des autres, de ceux qui vivent pris dans la guerre. Lui l'a vu, ce visage sans regard. Alors, il ne faut pas la lui faire, celle de la guerre qui aurait un sens pour le petit peuple. Elle n'en a pas.Certes, reconnaît BHL, il existe des guerres justes. Mais que de mensonges, que de caricatures, dans le domaine. Que croire encore ?...Pour nous tous qui vivons sans guerre, elle est nouvelle, depuis le 11 septembre, cette impression qu'une intelligence travaille dans l'ombre pour tuer massivement, au hasard, des individus. Ce sentiment qu'un monde à l'intérieur du monde agit comme un cancer : de la même manière qu'une seule cellule folle peut tout détruire, un seul petit groupe peut toucher notre sens collectif, notre humeur commune, et nous donner la mort comme unique perspective. Elle est nouvelle, cette conviction que l'absurde est réellement possible, que l'Histoire pourrait finir sur une décomposition de toute idée, de toute compréhension de ce qui fait l'existence humaine....Etrange impression, en résumé, qu'il y avait une bulle spéculative idéologique, et cette bulle est en train de se dégonfler.Ainsi Pierre Lévy qui, comme beaucoup d'autres, voyait dans la construction du cybermonde le moyen d'apaiser enfin l'agressivité du monde. «Pour Lévy, écrit Guillebaud, la fin des territoires annonce la fin des égoïsmes ; la mobilité permanente de l'homme planétarisé qui change constamment de métier, de domicile, d'amour, de croyance est synonyme d'absolue liberté ; le marché, qui se substitue aux anciennes régulations, devient le principal incitateur de la créativité». Bref, selon Lévy nous devrions «avancer à grands pas vers la proclamation de la confédération planétaire», vers une «métamorphose de la conscience humaine» débouchant sur une «intelligence collective» Pour le moment, le monde réel se trouve devant une perspective de guerre sale, longue, incertaine et le cybermonde ressemble à un rêve d'enfant....Qu'est-ce que soigner ? C'est injecter du sens dans la maladie. Mais où trouver ce sens ? Voilà le problème de la médecine actuelle. Tout est désormais centré sur la rentabilité. Au personnel hospitalier, qui a décidé une grève symbolique pour la semaine prochaine, il est demandé de fonctionner mieux, plus vite, plus efficacement. Mais ce personnel, comme les médecins, fait face à des gens qui souffrent, sont déglingués, défigurés et affrontent la réalité tragique de l'existence, non l'univers lisse de l'économie. La grande tâche de la médecine n'est donc pas de jouer le jeu, comme un bon élève de plus en plus empressé, de la rentabilité, mais de dégager du sens. Elle est de penser sans cesse, et à frais nouveaux, la place de l'homme dans la maladie et la souffrance. De donner, ou d'aider à donner, une noblesse à cette face hideuse de la vie humaine. De la dégager de l'emprise du non-sens.