Le flou autour de ce qui est normal et l'obsession de la perfectionUne dimension très intéressante et difficile de l'évolution actuelle de la science et de la médecine est la montée de l'incertitude, du flou, en ce qui concerne les limites entre le normal/ physiologique et le pathologique. Qu'est-ce qui est simplement une différence et qu'est-ce qui est une anomalie, un handicap ? Qu'est-ce qui est une difficulté à vivre, qu'on devrait admettre comme étant dans les limites d'une distribution normale, et qu'est-ce qui est une maladie ?Cette évolution accompagne, par ailleurs, la tendance à orienter vers le médecin quantité de circonstances à propos desquelles, auparavant, on s'adressait au prêtre, à telle ou telle personne respectée dans la communauté, à des voisins empathiques. A mesure que ces ressources ont été moins utilisées, et qu'on s'est tourné vers la médecine, on étiquetait pathologiques des situations qui ne l'étaient pas antérieurement. Qu'on pense, par exemple, au statut de la «différence» mentale et du handicap dans la vie quotidienne, et à la manière dont la problématique inclusion-séparation de ces personnes du reste de la collectivité a été gérée à différentes périodes.Cela est illustré actuellement dans le domaine de la procréation. C'était jusqu'il y a peu la vie normale que certains naissent différents, avec des caractéristiques qui, pour diverger de la moyenne, n'étaient pas automatiquement médicalisées. Il était clair pour chacun que nous vivons dans un monde imparfait. Aujourd'hui, à grande vitesse, les attentes se développent dans le sens non seulement que tout enfant est planifié, mais que la grossesse est soumise à une série croissante de vérifications (y compris immédiatement après la fécondation dans le cas de la procréation médicalement assistée). L'idée n'est pas seulement d'avoir des enfants normaux (compte tenu d'une dispersion acceptée) mais des enfants parfaits, conformes aux désirs de leurs géniteurs : problématique des designer babies. Avec la survenue, qui a sa légitimité mais aussi potentiellement ses excès, d'un nouvel eugénisme : «Car la révolution biotechnologique a bouleversé la logique. Tous les parents vont désormais pouvoir demander exiger que soient sélectionnés les embryons qui deviendront leurs enfants. On entre donc dans un nouvel âge, celui de «l'eugénisme des familles». Certains parents, ayant les moyens de le payer, choisiront de faire du bricolage génétique, d'autres ne le voulant ou ne le pouvant pas. L'eugénisme, qui à une époque ne pouvait se développer que de façon centralisée, peut dorénavant se déployer même s'il est refusé de façon centralisée. Ce qu'il faut affronter, si l'on veut vraiment faire pièce à l'eugénisme, c'est notre tendance individualiste-égoïste enveloppée dans le papier-cadeau du libre marché, qui la fait ressembler à une qualité humaine».1 La vieillesse, une maladie ?Dans cet incertain entre normal et pathologique, nous devons prendre position sur différents moments dans l'histoire naturelle d'un être humain. A propos de vieillesse, j'ai été frappé par les discussions survenues lors d'une conférence EURESCO de la Fondation européenne pour la science (European Science Foundation, basée à Strasbourg). Tenue à Davos du 8 au 13 septembre 2001, elle avait pour thème «La biomédecine et les limites de l'existence humaine».Dans un atelier, une généticienne ayant aussi une formation en éthique a décrit le vieillissement (aging) comme la maladie à début tardif la plus grave (aging is the most severe late onset disease). Cela étant, a-t-elle affirmé, les méthodes de thérapie génique vont permettre de lutter, l'un après l'autre, contre les facteurs qui rendent compte d'aspects du vieillissement. Au sens de cette intervenante, il n'y avait pas de doute que la science et la médecine doivent produire là leurs efforts majeurs des années à venir ; «la thérapie génique est la solution morale la meilleure que nous ayons pour répondre aux défis du vieillissement», concluait-elle.Nous avons d'abord, pour notre part, relevé qu'il était préoccupant que les bénéfices que cette scientifique attendait ne pourraient concerner, dans les circonstances actuelles et pour longtemps encore, que 15% environ de la planète, les habitants du Nord. N'y a-t-il pas, malgré toute la légitimité de nos efforts pour soigner nos concitoyens, à avoir plus activement et concrètement une réflexion sur moins d'inéquité dans le monde ? (nous sommes péniblement conscients par ailleurs de ce que, le plus souvent aujourd'hui, les débats sophistiqués de bioéthique ne considèrent que la situation des pays industrialisés).Au-delà de cette dimension géopolitique, nous continuons à penser que, même si la vieillesse est chargée d'une multiplicité de troubles, il y a une différence importante, qui doit être discutée, entre dire «la vieillesse est une maladie», d'une part, et «la vieillesse est un processus physiologique sur lequel se greffent des polypathologies» d'autre part.Dans un ordre d'idées comparable, et dans des contributions à d'autres moments de la même conférence, il a été affirmé que «c'est notre mortalité, notre finitude, qui donne un sens à notre vie», «la mortalité est une condition de la liberté», ou encore «nos jours comptent parce qu'ils sont comptés». Sans entrer dans un exposé philosophique et futurologique hasardeux, on imagine les défis lancés à une société où on ne mourrait plus (et où par conséquent les nouveaux venus seraient inéluctablement malvenus...).Le fantasme d'immortalité, implicite dans plus d'un discours aujourd'hui, reste de concrétisation lointaine... Sans aller jusque-là, comment aborder les questions éthiques, civiques, qui seraient liées au fait de mettre au premier rang de nos priorités sanitaires la lutte contre le vieillissement dans ses aspects physiologiques ? Clairement, c'est une problématique de plus qui ne saurait être laissée aux avis éclairés des seuls médecins, chercheurs ou responsables de l'économie (industrie pharmaceutique notamment).La mort doit-elle rester, inconditionnellement, l'ennemie des soignants ?Les attitudes médicales et celles de la société vis-à-vis de la mort et du mourir évoluent et sont l'objet de nombreux débats. La mort a de tout temps été l'ennemie essentielle des soignants, logiquement. Doit-elle aujourd'hui le rester en toute circonstance ? La réponse est non et on devrait pouvoir le dire sans être traité d'hérétique. Prise de position de Daniel Callahan, le bioéthicien américain fondateur du Hastings Center : «La médecine moderne, dans ses aspirations de recherche tout au moins, semble avoir fait de la mort l'ennemi public numéro un. Or, elle ne l'est pas ; du moins elle ne l'est plus dans les pays développés qui connaissent une espérance de vie moyenne approchant 80 ans. Les ennemis aujourd'hui sont la maladie chronique grave et l'incapacité à bien fonctionner. La mort sera toujours avec nous, sans doute bousculée quelque peu (par nos efforts), une maladie fatale étant remplacée par une autre. Mais, pour chaque naissance, quelqu'un l'a remarqué il y a longtemps, il y a ensuite une mort. Nous ne pouvons pas changer cela, mais nous pouvons changer la manière dont les personnes sont soignées à la fin de leur vie, et nous pouvons réduire substantiellement le fardeau de la maladie. Ce n'est pas, après tout, la mort que les gens semblent craindre le plus, et certainement pas à un âge avancé, mais une vie vécue médiocrement (a life poorly lived). Nous pouvons faire quelque chose à cet égard»2 (notre traduction).Ici, on se souvient de la formule ancienne qui dit que la pneumonie est l'amie du grand vieillard. Elle est implicitement présente, aujourd'hui, dans les débats éthiques sur l'utilisation ou non d'antibiotiques et d'autres moyens diagnostiques ou thérapeutiques dans des situations de fin de vie.3,4 Cette réflexion est parente de celle de la thérapie génique en vue d'éviter des troubles de l'âge avancé.Il est important en médecine que des principes soient affirmés et appliqués ; traditionnellement, la corporation n'aime guère le relatif. Pourtant le relatif, le «ça dépend», c'est la vie (c'est aussi la santé). Nous devons prendre du recul pour examiner la finalité (relative, par rapport à d'autres valeurs, besoins et intérêts légitimes) de ce que nous faisons.Dans l'action de soins, l'objectif n'est pas toujours le mêmeNous y avons réfléchi lors des travaux d'une commission académique traitant des soins palliatifs. On sait l'importance accordée dans les circonstances actuelles à l'examen (au moyen d'instruments spécifiques impact factor) des travaux et publications scientifiques. Le fait nous a frappé que, dans les soins palliatifs et à la différence de ce qui vaut habituellement dans une action médicale, l'issue est connue (à savoir le décès) ; que les objectifs alors sont d'être excellent dans les soins prodigués sur le chemin qui mènera plus ou moins rapidement à cette issue, d'accompagner le patient, de penser et mettre en uvre une prise en charge globale. Sans doute y a-t-il aussi dans ce domaine des thèmes de recherche classiques, «durs». Mais certains indicateurs habituels, comme la prolongation (en termes comptables) de la vie, ne sont que peu ou pas pertinents. Il y a lieu d'utiliser de nouveaux paramètres, vraisemblablement moins accessibles à évaluation par l'impact factor usuel.aL'important est que ceci n'amène pas à minimiser l'intérêt de développer une nouvelle ligne de prestations et d'enseignement. Dans la mesure où le besoin d'améliorer qualitativement et quantitativement l'offre de soins palliatifs apparaît aujourd'hui indiscuté, les facultés de médecine notamment doivent participer et ce faisant adapter leurs critères.Le chemin et la destinationLe développement des soins palliatifs, entre autres, illustre plusieurs orientations aujourd'hui nécessaires.5 Ici est pertinente une remarque générale en faisant référence à la formule «Le chemin est plus important que la destination». Prenant du recul sur l'expérience de la médecine et des professionnels de santé vécue depuis plus de trente ans, il nous paraît qu'un accent quasi exclusif a longtemps été mis sur la destination (le résultat des actions entreprises) et fort peu sur le chemin, à savoir le processus, la manière, la relation. On considérait avant que ces choses s'apprenaient sur le tas, par osmose... Et il est vrai que de nombreux praticiens deviennent bons dans ces domaines à l'épreuve du ministère quotidien, thérapeutique et accompagnant. Il n'empêche que l'enseignement et la discussion de ces dimensions doivent se voir accorder la place et les ressources nécessaires dans les programmes formels aussi.Post-scriptum«La science comme critère unique, encore plus la science du vivant, suscite le doute. Pourquoi le vivant serait-il valeur suprême ? Drôle d'idée pour les anciens Grecs, pour les héros, pour les défenseurs d'idéaux. Ne vaut-il pas mieux mourir dignement que vivre dans la lâcheté ? Ne vaut-il pas mieux mourir après une bonne vie que prolonger éternellement l'existence biologique» ?6 Wa En matière de confort, de sérénité, de satisfaction à vivre la dernière partie de son existence, il est vrai qu'on peut élaborer des indicateurs chiffrés ; ils n'auront néanmoins jamais la précision et la fiabilité des paramètres mesurés par un laboratoire de biochimie ou d'immunologie.Bibliographie :1 Kiefer B. Au fond des biotechnologies cela. Med Hyg 2001 ; 59 : 1640.2 Callahan D. Death and the research imperative. N Engl J Med 2000 ; 342 : 656-60.3 Goodwin JS. Geriatrics and the limits of modern medicine. N Engl J Med 1999 ; 340 : 1283-5.4 Martin J. La médicalisation indue Illustration par la gériatrie d'une problématique générale. In : Dialoguer pour soigner Les pratiques et les droits. Genève : Ed. Médecine et Hygiène, 2001.5 Martin J. Le développement des soins palliatifs Des orientations nécessaires dans l'action de santé en général. Revue médicale de la Suisse romande 1998 ; 118 : 797-9.6 Sfez L. Le rêve biotechnologique. Paris : PUF, Que sais-je ?, 2001.