Comme la probabilité de souffrir d'un cancer augmente avec l'âge et que le nombre de personnes âgées est en augmentation constante, les patients cancéreux d'âge avancé, et très avancé, sont une réalité à laquelle la médecine gériatrique se prépare. Pourtant, leur prise en charge est parfois insatisfaisante en raison d'une attitude fataliste ou résignée de leur part, ou de celle de leur entourage, voire de leur médecin. Tous les patients cancéreux très âgés devraient au moins bénéficier d'une évaluation médicale complète incluant les aspects somatiques, fonctionnels, nutritionnels, cognitifs et psychologiques, menée par une équipe interdisciplinaire. Celle-ci permet en effet de définir une stratégie diagnostique et thérapeutique optimale et d'apprécier l'effet du traitement sur le patient dans sa globalité. Dans cet objectif, une unité de gériatrie du Cesco se spécialise en oncologie.
Le nombre de cancers chez les patients d'âge gériatrique ne cesse de progresser. Ceci est la conséquence de deux phénomènes : premièrement, la durée de vie de notre population augmente (en Suisse, l'espérance de vie en 1998 était de 76,5 ans pour les hommes et 82,5 ans pour les femmes)1 et deuxièmement, l'incidence des cancers s'accroît avec l'âge,2 la majorité des cancers (60-70%) survenant chez les patients de plus de 65 ans.3
Les difficultés rencontrées chez les patients âgés pour obtenir un diagnostic précoce, le pronostic généralement défavorable, les comorbidités qui augmentent en nombre et en sévérité avec l'âge, la réticence des patients et de leur entourage au traitement oncologique, le choix de traitements bien tolérés, l'espérance de vie limitée par des facteurs non tumoraux, ainsi que les ambitions thérapeutiques souvent restreintes de ces malades constituent les particularités et les problèmes de l'oncologie en gériatrie.
Madame, née en 1938. Bonne santé habituelle, tabagisme chronique actif, hypertension artérielle traitée. Dix mois avant l'admission au Cesco, une radiographie pulmonaire effectuée lors d'un contrôle met en évidence un hile gauche agrandi et multilobé. Ni la patiente ni son entourage n'en sont informés. Quelques semaines avant l'admission, une baisse rapide de l'état général motive un bilan qui met alors en évidence un adénocarcinome du lobe supérieur du poumon gauche avec métastases hilaires, médiastinales, hépatiques, surrénaliennes et cérébrales multiples. La patiente est alors hospitalisée en urgence. Au vu de l'avancement de la maladie, une corticothérapie est introduite qui améliore spectaculairement l'état général en permettant notamment une reprise de l'appétit et de l'activité physique. Par la suite, la patiente et sa famille sont informées de la situation au cours d'une rencontre interdisciplinaire où sont exposées les options thérapeutiques palliatives encore envisageables ainsi que le pronostic limité. Chacun peut alors exprimer sa propre opinion et il est constaté que les avis divergent sur la nécessité ou non d'entreprendre une radiothérapie de l'encéphale, suivie éventuellement d'une monochimiothérapie à visée symptomatique. Après une dizaine de jours de réflexion, c'est la patiente qui demande à son tour une réunion pour expliquer les raisons qui lui font accepter d'entreprendre ces traitements et cela malgré la réticence d'un de ses deux fils. Il s'agit en effet pour elle de rester debout avec eux aussi longtemps que possible de manière à correspondre complètement à l'image qu'elle a toujours voulu leur donner.
Monsieur, né en 1926. Cardiopathie valvulaire stable. Adénocarcinome prostatique depuis 1992, traité par prostatectomie. Métastases ostéomédullaires traitées par hormonothérapie depuis 1997. En 2000, laminectomie D10-L2 en urgence suite à l'apparition d'une paraplégie sur compression médullaire. A l'admission au Cesco et en suivant l'«evidence-based medicine», une chimiothérapie commence avec l'objectif partagé de diminuer la quantité d'antalgiques consommés et d'éviter l'hospitalisation. Au cours de l'année qui suit, douze injections sont délivrées à J21 ou J28 n'entraînant qu'un seul épisode d'agranulocytose d'ailleurs non compliquée. Le traitement antalgique est poursuivi mais à des doses qui n'entravent pas les activités instrumentales de la vie quotidienne et l'injection sous-cutanée d'érythropoïétine permet d'éviter le recours à des transfusions sanguines. Des paresthésies des membres supérieurs dues à une compression métastatique ont ensuite justifié une irradiation cervicale palliative. Le patient reste indépendant à son domicile comme il le souhaite en compagnie de son épouse à l'exception de trois hospitalisations pour un total de 12 jours pendant cette période d'environ une année. Au cours des consultations régulières à l'unité de soins ambulatoires, le couple rencontre également un professionnel de l'équipe mobile d'antalgie et de soins palliatifs de manière à pouvoir anticiper d'éventuelles complications. Le décès survient au Cesco, 14 mois après l'intervention neurochirurgicale, après une baisse progressive de l'état général et un épuisement organique, dans le calme et la sérénité d'une fin de vie. Un accompagnement psychologique actif est assuré au couple tout au long de ce temps et à Madame encore après le décès de son mari, de façon à mieux faire face aux difficultés rencontrées lors de l'évolution d'une maladie chronique évolutive et ultimement fatale.
Monsieur, né en 1927. Bonne santé habituelle, hormis une démence mixte légère, chez qui une anémie très sévère conduit au diagnostic de double adénocarcinome recto-sigmoïdien et cæcal avec métastases multiples hépatiques et pulmonaires. Admission au Cesco pour soins palliatifs dans la mesure où aucune proposition n'est faite dans le premier milieu de soins. Après une évaluation gériatrique exhaustive comprenant une information complète sur la situation palliative et le peu de ressources thérapeutiques à disposition, une polychimiothérapie tout d'abord hospitalière puis ambulatoire à but exclusivement hémostatique débute et permet de façon surprenante une reprise du poids antérieur ainsi que le projet d'un placement en EMS. Le recours à des transfusions sanguines n'a plus été nécessaire. Au cours du traitement, un syndrome douloureux mains-pieds transitoire nécessite une réduction de dosage et la poursuite de la seule monochimiothérapie. A ce moment, la colonoscopie ne montre plus de tumeur cæcale alors que persiste un polype dysplasique au niveau du rectum. L'état général est excellent alors que le patient fréquente régulièrement une consultation spécialisée pour ses troubles de mémoire. A noter que les métastases pulmonaires et hépatiques ont également diminué de taille. Dix-huit mois après le diagnostic, une récidive de la lésion cæcale entraîne un ajustement thérapeutique seulement transitoire puisqu'une réaction allergique à la substance fait logiquement renoncer à son administration. Tout au long de ce temps, Monsieur continue de vaquer à ses occupations habituelles de lecture, d'écriture et d'études de textes ainsi que de rencontres avec d'autres personnes sans émettre la moindre plainte à l'exception de douleurs fugaces liées à une périarthrite scapulo-humérale.
Madame, née en 1907. Patiente connue pour une ostéoporose chez qui on découvre un carcinome du sein droit T3 N2 Mx pour lequel une hormonothérapie à base de tamoxifène est introduite et très bien tolérée. Selon les désirs de la patiente et en fonction de craintes, peut-être peu réalistes mais insurmontables, liées à son intégrité corporelle, aucune chirurgie ni radiothérapie ne sont effectuées quand bien même l'hormonothérapie seule ne constitue pas le traitement adéquat du cancer mammaire de la personne très âgée. Après une année de traitement, on note une nette régression de la taille tumorale et le tamoxifène est alors poursuivi en collaboration avec le médecin traitant de la patiente. Deux ans plus tard, Madame est hospitalisée au Cesco en raison d'une baisse brutale de l'état général. A l'examen clinique, on ne palpe plus de masse mammaire mais le bilan met en évidence une nouvelle tumeur au niveau vésical cette fois-ci accompagnée de métastases hépatiques multiples. Dans de telles conditions et en accord avec Madame, il n'est pas procédé à d'autres mesures qu'un traitement symptomatique. Le décès survient quelques semaines après dans un contexte d'urosepsis venu compliquer un probable cancer de la vessie d'emblée métastatique. Au cours de ces dernières années, après le décès de son mari et l'euthanasie de son chien, Madame a mené la vie qu'elle désirait à son domicile, adoptant même un chat, en sachant que les valeurs qu'elle défendait seraient respectées le moment voulu par les soignants et un représentant thérapeutique en qui elle avait mis sa confiance.
Monsieur, né en 1912. Tabagisme chronique actif, retraité à l'âge de 85 ans, chez qui une toux persistante conduit à un traitement antibiotique sans amélioration notable. Un mois plus tard, une radiographie révèle une anomalie du poumon droit. Pas d'effet d'un changement antibiotique. Une nouvelle radiographie fait alors suspecter la présence d'un processus néoplasique. Un avis diagnostique spécialisé ne permet pas de trancher puisque les expectorations ne révèlent pas de cellules anormales et qu'il n'est pas procédé à d'autres examens diagnostiques. La probabilité d'un cancer bronchique est retenue mais le patient n'est pas informé de cette possibilité. Un mois plus tard, une troisième radiographie affirme la quasi-certitude d'une néoplasie et un épanchement pleural homolatéral est également mis en évidence. Trois mois plus tard, Monsieur est admis au Cesco pour y décéder. La radiographie montre un poumon blanc à droite et le décès survient effectivement au troisième jour de l'hospitalisation. Au cours de ce temps, Monsieur a constaté la dégradation de son état général mais ne s'est jamais exprimé de manière autonome pour recevoir une quelconque information sur son état de santé.
Chez les patients très âgés, le diagnostic de cancer est souvent posé tardivement. Plusieurs explications sont disponibles : tout d'abord, les examens de dépistage ne se pratiquent souvent plus au-delà d'un certain âge.2 Ensuite, les symptômes et signes généraux tels que la fatigue, l'inappétence, la dyspnée, l'anémie sont souvent mis sur le compte de l'âge et/ou des comorbidités et donc sont peu ou pas pris en considération à leur apparition. Cette attitude est aussi bien le fait du patient lui-même que de son entourage familial ou de son médecin.
Lorsque l'éventualité d'une tumeur est évoquée, il n'est pas rare de se trouver alors face au refus que des investigations complémentaires soient effectuées et ce refus peut venir du patient lui-même, de sa famille ou de son entourage ou de son médecin. En effet, d'une part l'inconfort potentiel des examens mais surtout les idées préconçues sur l'absence de conséquence thérapeutique mettent un frein à la démarche diagnostique habituelle.
Tout ceci s'accorde ainsi à rendre le diagnostic de cancer au stade précoce chez la personne âgée difficile et donc rare. Le diagnostic est finalement souvent établi au stade de métastatisation diffuse, circonstance dans laquelle les possibilités thérapeutiques sont diminuées, et même à ce stade, la confirmation histologique n'est pas toujours effectuée.
On se retrouve alors le plus fréquemment dans des situations au-delà de tout traitement à visée curative et c'est alors que les traitements palliatifs, oncologiques et médicaux, entrent en jeu.
La complexité des patients gériatriques englobant leurs particularités somatiques, psychiques, sociales et éthiques, rend la définition d'un «modèle» malaisé et leur classification difficile. De là, on comprend bien le problème qui survient pour déterminer avec précision l'utilité ou le préjudice d'un traitement déjà souvent contesté a priori.
Pour pouvoir progresser, une meilleure caractérisation des patients est nécessaire à l'aide d'une évaluation globale avec des outils standardisés et reconnus.4 Ainsi, hormis l'identification du nombre et de la sévérité des comorbidités, une évaluation fonctionnelle concernant les activités basiques et instrumentales sera entreprise avec une appréciation nutritionnelle, ainsi qu'un status mental, les altérations dans ce domaine jouant un rôle fondamental dans la planification des traitements, leur application et le suivi.5,6,7 Il en est de même pour les symptômes dépressifs.
Dans ce sens, chaque patient devrait faire l'objet d'une évaluation par une équipe multidisciplinaire comprenant les équipes médicales, infirmières et paramédicales.7
L'objectif d'une telle évaluation est en effet de permettre de mieux catégoriser les patients dans le but de définir une thérapeutique optimale et de suivre l'effet du traitement en tenant compte des différents aspects du patient et non uniquement de l'efficacité antitumorale.
En premier lieu, il nous paraît important de signaler quelques observations :
les traitements oncologiques sont moins bien étudiés chez les patients âgés que chez les jeunes, car il existe peu d'études prospectives avec des patients d'âge gériatrique, les études excluant généralement de leur cohorte les patients d'âge supérieur à 70 ans.8
La distinction entre les notions d'âge et de frailty est essentielle, les comorbidités ne sont que peu ou pas prises en compte dans les différentes études.9
Chez les patients jeunes, les stratégies thérapeutiques se discutent généralement en équipe pluridisciplinaire (généraliste, oncologue, radio-oncologue, chirurgien). Dans les situations gériatriques, le choix des décisions étant plus complexe en raison des multiples variables liées à l'âge, il paraîtrait évident que cette multidisciplinarité soit appliquée alors que paradoxalement elle l'est généralement moins.10 En effet, il est fréquent que le médecin décide seul de l'abstention thérapeutique.
La prise en charge des patients gériatriques diffère selon les centres de prise en charge.
L'âge est un facteur de renoncement à un traitement curatif et cela indépendamment des comorbidités.11
Tout ceci participe au fait que, comme souvent signalé dans la littérature, les patients âgés bénéficient probablement d'une prise en charge qualitativement inférieure à celle des jeunes.12
Trop souvent, au moment du diagnostic, les patients se présentent avec un stade de leur maladie au-delà de tout traitement à visée curative. Dans ces situations d'oncologie palliative gériatrique, l'objectif d'un traitement est en premier lieu d'améliorer ou de préserver la qualité de vie des patients plutôt que d'essayer d'en influencer la quantité.
L'indication à un traitement antitumoral doit alors être évaluée en fonction de nombreux facteurs.13 Le premier d'entre eux doit être l'espérance de vie du patient certes en fonction de son âge mais surtout de ses comorbidités, indépendamment de la maladie tumorale. Parmi d'autres éléments, l'agressivité du cancer lui-même et les symptômes qu'il engendre, ainsi que bien évidemment les souhaits et les objectifs du patient lui-même et de son entourage proche ont toute leur importance.
La décision d'initier ou non un traitement et le choix de celui-ci se font également sur la base de son efficacité reconnue, mais aussi sur sa tolérance ; en effet, la toxicité de la plupart des substances est particulièrement importante chez les sujets âgés en raison de la polymédication, des maladies préexistantes et de l'altération des fonctions cardiaque, rénale et hépatique.
L'impact du traitement, tant sur le plan de son efficacité que des effets indésirables, et donc l'indication à sa poursuite, est plus jugé sur l'évolution des différents aspects de l'évaluation initiale, tels que les symptômes, les activités quotidiennes, l'état nutritionnel, le psychisme que sur la taille tumorale. Il s'agit donc de traiter plutôt le patient que son cancer.7
De plus, en situation d'abstention thérapeutique initiale, cette décision peut être rediscutée et remise en question selon l'évolution de tous ces différents points.
Les autres mesures thérapeutiques non spécifiquement oncologiques sont également importantes. Celles-ci comprennent les traitements de soutien en lien avec les agents cytostatiques, tels que les antiémétiques et les facteurs de croissance médullaire, les traitements médicamenteux en rapport avec les comorbidités et les éventuelles complications, ainsi que toutes les mesures utilisées pour juguler les symptômes tels que douleur, nausées, dyspnée, anxiété, etc.14 dans une approche comparable à celle appliquée en médecine et en soins palliatifs. Par conséquent, le soutien psychologique et le suivi nutritionnel sont primordiaux, de même que la physiothérapie et l'ergothérapie de réhabilitation chez des patients dont l'état général est souvent diminué par la maladie tumorale. Finalement, l'éducation des malades, autrement dit leur formation continue, doit encore faire l'objet de nombreux efforts, interdisciplinaires et coordonnés, pour permettre à chacun d'entre nous de comprendre ce qui se passe lorsque la maladie survient et d'ainsi mieux pouvoir y faire face.
Les patients cancéreux âgés sont encore considérés de manière inadéquate puisque c'est l'âge civil qui détermine souvent une attitude que l'âge biologique aurait contredite. Ceci est essentiellement dû à la connaissance imparfaite des possibilités raisonnables que l'oncologie peut offrir dans cette classe de patients complexes. La réalisation d'études cliniques en milieu gériatrique a permis de démontrer que l'évaluation multidimensionnelle interdisciplinaire définissait au mieux les caractéristiques des patients et pouvait ainsi améliorer leur prise en charge. A côté des progrès technologiques du domaine chirurgical, de nombreuses substances reconnues comme efficaces apparaissent aujourd'hui sous de nouvelles formes d'administration plus aisées, notamment orale, et ceci permettra peut-être de convaincre les médecins, leurs patients et leur entourage du bénéfice potentiel d'une telle approche basée sur la qualité de vie. En médecine gériatrique plus particulièrement, il n'est pas possible d'admettre que le remède soit pire que la maladie. Il sera ensuite temps de parler d'amélioration des soins en diminuant à la fois la morbidité et la mortalité spécifiquement liées aux cancers et de consacrer une part plus importante de nos ressources à la prévention de ces maladies.