Résumé
D'un côté, la médecine bouge, et pas seulement en biotechnologie. Il suffit de lire la dernière livraison du British Medical Journal sur les maladies chroniques pour voir que les idées nouvelles foisonnent sur la façon de concevoir les soins. Toutes vont dans le sens de davantage de collaboration, d'un partenariat plus intelligent avec les patients.Mais d'un autre côté, la médecine se fige. Bien peu de soignants ont les moyens de suivre ces idées. Un partenariat plus poussé avec leurs patients, oui, ça leur plairait, mais la liberté et le temps leur manquent. Ce n'est pas pour faire dans la dentelle de la médecine relationnelle qu'ils sont payés, leur font comprendre politiciens et assureurs....La médecine, dans son évolution pratique, ne cesse de découvrir qu'elle n'est pas allée assez loin dans la révolution copernicienne qui consiste à mettre le patient au milieu de la réflexion sur les soins. Le patient est complexe et libre : les soins doivent le respecter comme tel. Mais en même temps, la médecine concrète suit une évolution inverse. C'est vers une industrialisation des prestations qu'elle se dirige. Pourra-t-on encore longtemps tenir cette duplicité des regards et des buts ?...En réalité, si elle ne s'intéresse pas au patient, la meilleure médecine n'apporte pas grand chose. Les exemples abondent. Ainsi, une étude de H. Wolpert et B. Anderson,1 dans le BMJ sur les maladies chroniques cité plus haut, montre qu'il ne suffit pas d'apprendre aux diabétiques à bien gérer leur maladie tout en les encadrant par des directives : malgré cela, en effet, beaucoup n'arrivent pas à contrôler leur taux de glucose. Pourquoi ? Parce qu'en insistant trop sur la discipline et le contrôle, les médecins leur font croire qu'ils doivent abandonner leur personnalité faite de flexibilité et de liberté. En les traitant comme des automates, ils les découragent et les déstabilisent. Le seul moyen d'avancer avec un diabétique, et n'importe quel malade chronique, c'est de repenser les messages médicaux depuis son point de vue. Quels sont ses buts ? Comment s'exprime sa liberté ?Il s'agit donc d'autre chose que d'une simple question de compréhension des soins par le patient. Il s'agit de liberté, de sens de la vie, de possibilité d'exprimer, dans sa maladie, le plus intime de soi-même. Tout cela s'exprime par des refus, des illogismes, des incohérences qui sont souvent, et c'est ce qui fait le charme du travail de soignant, l'expression de valeurs....La liberté coûte-t-elle plus cher, en médecine, que la contrainte ? Comment savoir ? Aucune certitude, dans ce domaine. Ce qui n'empêche que, paniqués par la hausse des coûts, de nombreux politiciens estiment que la solution consiste à organiser la médecine de façon plus contraignante. Simonetta Sommaruga, Conseillère nationale influente, a par exemple lancé un projet d'initiative visant à imposer le modèle du «médecin de famille» (accord du médecin de premier recours obligatoire pour obtenir une consultation chez un spécialiste).Le problème n'est pas que le modèle de médecin de famille soit mauvais. Il est dans la volonté de l'imposer. Venant à propos, une enquête menée auprès de mille personnes et publiée la semaine passée par l'association de médecins libéraux «Pulsus» montre que la plupart des patients (84%) se conforme déjà à ce modèle. Comme le remarque le président de Pulsus, W. Häcki, l'initiative en faveur du médecin de famille «aboutira surtout à une intervention inutile de l'Etat dans le choix du médecin»....Dans le New England du 1er novembre, c'est marrant, un article va exactement dans le sens de l'enquête de «Pulsus».2 On pourrait presque croire qu'il y a eu concertation. En gros, cet article détaille les résultats d'un groupe américain de managed care ayant abandonné un système de gatekeeping (équivalent du «médecin de famille» de Mme Sommaruga) qui était en place depuis 25 ans. La surprise, c'est que 18 mois après cet abandon, il n'y a quasi pas de changement. Les patients ne se ruent pas d'eux-mêmes chez les spécialistes. Ils ne génèrent pas davantage de coûts. Ils se comportent plutôt intelligemment. Bref, la restriction était superflue.Pour écrire un éditorial commentant ce constat méchamment iconoclaste (il ne faut pas oublier que pendant longtemps, l'Amérique de la médecine bien pensante n'a juré que par le gatekeeping), le New England s'est curieusement adressé à D. Lawrence, un représentant des HMO Kaiser (donc un ex-ardent prosélyte du gatekeeping).3 Lequel, ayant complètement viré sa cuti, affirme qu'il faut abandonner le modèle de gatekeeping parce qu'il s'avère incapable de répondre au défi de la nouvelle médecine.Résumons la situation : scientifiques et gestionnaires, aux Etats-Unis, tombent maintenant d'accord pour reconnaître que le système de gatekeeping est dépassé. En même temps, la Suisse, fidèle à son habitude, envisage de se lancer dans ce cul-de-sac exploré par les autres pour voir si c'en est bien un, on ne sait jamais....En finir avec le simple gatekeeping ne signifie pas, pour Lawrence, abandonner toute idée de réseau de soins : dans son édito, il plaide au contraire pour l'instauration d'un système plus intelligent, plus complexe. Le défi de la médecine moderne, écrit-il, «est d'augmenter, non de diminuer l'intégration des soins primaires et spécialisés».Lawrence a raison, il est temps de penser de nouvelles formes de réseaux. Mais en tirant la leçon du gatekeeping. Cette leçon, c'est que la contrainte ne sert à rien. Les malades souffrant de maladies chroniques ne cessent d'augmenter, et tout indique qu'on ne peut soigner ces malades qu'en s'intéressant à eux, en les accompagnant au long cours. Ce qui suppose qu'à la fois ces patients et leurs soignants évoluent dans un système de confiance et de liberté. La médecine qui s'ouvre devant nous ne pourra pas s'organiser le bâton à la main....Heureusement qu'on ne peut pas traiter la personne malade sans la prendre en compte avec son irréductible liberté, sa résistance spécifique, ses représentations de sa maladie, son besoin d'être autre chose qu'un animal biologique. Peut-être est-ce cela qui protègera la médecine, et au-delà la société humaine, d'une réduction pure et simple à un système industriel.La médecine, selon les superbes mots de Canguilhem «est une activité qui s'enracine dans l'effort spontané du vivant pour dominer le milieu et l'organiser selon ses valeurs de vivant.» Tout individu malade se situe dans cet effort : non pas atteindre de stricts buts chiffrés par la science, et qui signifieraient son progrès mécanique vers la guérison, mais d'abord imposer ses valeurs au milieu, c'est-à-dire exister, se dégager un destin.1 Wolpert H, Anderson J. Management of diabetes : Are doctors framing the benefits from the wrong perspective ? BMJ 2001 ; 323 : 994-6.2 Ferris TG, et al. Leaving gatekeeping behind : Effects of opening access to specialists for adults in a health maintenance organization. N Engl J Med 2001 ; 345 : 1312-7.3 Lawrence D. Gatekeeping reconsidered. N Engl J Med 2001 ; 345 : 1342-3.