Résumé
Si ce n'est pas d'une crise qu'il s'agit, c'est bien imité. Il y a quelques jours, la Société vaudoise de médecine dévoilait les premiers résultats d'une enquête originale, menée en collaboration avec le Pr F.-X. Merrien, sur l'état du moral, du plaisir, de la motivation des praticiens vaudois. Premier signe qu'il se passe quelque chose, le succès de cette enquête : 45% de taux de réponse. Les praticiens ont un furieux besoin de s'exprimer.D'un côté, c'est vrai, les médecins vaudois se disent plutôt heureux. 90% estiment que leur métier leur apporte «suffisamment de satisfaction» et 58% une «grande satisfaction». Près de 80% affirment que, si la situation se présentait, ils referaient les mêmes études. Leur métier, donc, ils l'aiment encore. C'est quand ils regardent vers l'avenir que leur confiance se lézarde : 55% des médecins n'ont pas envie que leurs enfants se lancent dans la même carrière. Plus significatif encore : 85% pensent que leur métier va vers une dégradation. ça fait beaucoup de monde. Collectivement, les médecins se sentent prisonniers d'un futur déjà écrit et sombre.Toutes les professions ont-elles ce même sentiment ? Non, ajoute F.-X. Merrien, en commentaire de son enquête. Alors que les médecins sont en crise dans tous les pays où des enquêtes sont menées, les avocats, par exemple, se portent assez bien partout. Pourquoi cette crise focalisée sur les médecins ? «Ici comme à l'étranger, le médecin doit désormais assumer des rôles aussi difficiles que contradictoires : soigner un grand nombre de malades, porter un diagnostic complexe ou intervenir sur des cas complexes, prendre des décisions difficiles, gérer des clients parfois difficiles, mais aussi, de plus en plus, être comptable des dépenses
».A lire ce genre de vérité, on se rappelle Baudrillard : «on ne peut calculer à la fois le prix d'une vie humaine et sa valeur statistique»....La santé, la médecine : cet ensemble, affirment les économistes, sera le plus grand marché de l'avenir. Donc, tout va bien : le futur des médecins est rose ? Au contraire. Le succès de la médecine, voilà le problème des médecins. Quand il n'y avait que de la souffrance à soulager, on les laissait travailler dans leur coin. Maintenant, tout le monde les regarde avec jalousie. Ils ont trop de pouvoir, estime une coalition d'intérêts disparates. Ces individus qui revendiquent une déontologie, avancent lentement, refusent la nouveauté pour la nouveauté, s'occupent du sacré de l'époque (la vie, la souffrance), mélangent les genres (relationnel et biologique), font de la recherche (mauvais pour les certitudes, cela), bricolent avec les limites de l'humain, maintiennent de l'obscur alors que le marché exige la transparence, ces individus, donc, doivent céder le pas. Il faut faire tomber ce dernier bastion d'irréductibles qui empêchent la machine de tourner bien rond....On parlait, il y a quelques années, de tarifs de bazar. On voulait clarifier cela avec Tarmed. Nous voici maintenant dans un bazar de pouvoirs et de professions. Pas de Tarmed contre ce bazar-là. Les médecins sont en crise. Les infirmières n'en peuvent plus. La planification hospitalière capote. Les politiciens perdent toute vision et laissent les assureurs organiser des procédures de contrôle des médecins quasi anti-terroristes (c'est le modèle à la mode). Peut-être la médecine va-t-elle devenir complètement moniste (100% aux mains des assureurs), comme l'ont proposé la semaine dernière les responsables du PDC. Ou encore, autre possibilité, peut-être sera-t-elle dépecée et vendue «par appartement», comme le font les économistes avec les entreprises déficitaires. Ce qui est rentable : marchandé au meilleur prix. Le reste : soldé. Médecine technique pour systèmes privés, médecine relationnelle pour l'Etat. Techniciens riches d'un côté, thérapeutes bon marchés de l'autre : sur un plan économique, les choses seraient clarifiées.Les médecins ont raison d'avoir peur. La médecine que nous connaissons n'est pas éternelle, elle pourrait bien disparaître, se résoudre en un magma de prestations coiffé par des assureurs ou par une autre gestion économique....La médecine est une façon de concevoir le monde, un paradigme. Celle du futur sera le résultat d'un rapport de force entre les groupes d'intérêts cherchant à imposer leur paradigme. Imposer un paradigme demande : 1) de savoir communiquer de façon qui convienne à l'époque (et même plus : qui entre en résonance avec elle, qui la précède tout en l'attirant) ; 2) d'avoir des idées claires sur les buts et les manières d'y arriver, avec une circulation de ces idées entre les partenaires.Que la médecine pèche par son misérable savoir-faire en matière de communication, c'est évident. Mais la question encore plus cruciale, pour le moment, est idéologique : la vision médicale manque de punch. Les médecins se laissent absorber dans des systèmes de pensée d'une telle pauvreté que leur existence se réduit aux catégories d'un catalogue de prestations. Première chose, donc, pour imposer un paradigme dans une lutte darwinienne de pouvoirs : le clarifier et le distinguer des autres. Face à un monde de pensée unique, de clonage des esprits, conserver un esprit indépendant, vivant, libre....C'est le fait même de soigner qui est en crise. Ce que la société ne supporte plus, c'est de payer un acte si intime, si étrange, si hors normes. Soigner n'est pas que viser une guérison, ou le fameux état de «bien-être physique, psychique et social» de l'OMS. Non, il s'agit, bien avant, grâce à une culture médicale, de transformer la misère humaine en souffrance. Il s'agit d'une humanisation, d'une intégration du plus simple de l'humain et des limites extrêmes de ce qui est l'humain. Quoi, on a besoin de cela, dans une civilisation post-moderne ? Oui, mais ça dérange. L'industrialisation des prestations ne peut pas le faire ? Non. Pour soigner, il faut aller au charbon avec tout son être, se coltiner la poisse des individus, y laisser de soi-même. C'est ici que se noue l'inquiétude des médecins face au futur. Comme les autres soignants, ils veulent bien se salir. Mais il faut que ce soit reconnu, protégé, justement valorisé....«Quelle est donc la source de nos espoirs indéracinables, de nos rêves d'anticipation et de nos utopies, demande George Steiner ? D'où vient le scandale rayonnant de nos investissements dans le lendemain, le surlendemain ? Quelle est la source du «mensonge de la vie», du pari sur l'improbabilité qui pousse la plupart des individus et des sociétés, malgré des exceptions récurrentes, à rejeter la logique du désespoir et du suicide ?». Pour Steiner, c'est le fait que nous soyons doués de langage. L'espoir est discours. Seule la parole ouvre les prisons des lois de la mécanique et de la nécessité biologique. La liberté vient des histoires que nous nous racontons, aussi bien fictives que scientifiques.Pour survivre heureuse, il faut que la médecine ose continuer de raconter sa propre histoire, avec ses richesses, ses profondeurs d'intuition et, surtout, sa rébellion.