On se disait : ils ne le feront pas, ils réfléchiront, ils reculeront au dernier moment. Mais non, les conseillers aux Etats ont décidé de liquider l'obligation de contracter à une écrasante majorité, la conscience tranquille, sûrs de faire juste. Seules trois voix contre. Quand on réfléchit à combien cette mesure est dérisoire, avec son prétexte de faire baisser les coûts, on en vient à penser que la tactique du lobbying est cette fois-ci arrivée à maturité. Chapeaux bas, chers confrères, face à ces maîtres en marketing politique que sont les assureurs ! Les voilà, les rois de la manipulation. A côté, il n'y a pas photo, nous ne sommes que de gentils Mickeys. Quelle efficacité ! C'est extraordinaire : ils ont réussi à court-circuiter le bon sens, à dévier en touche toute tentative de véritable réflexion sur le système de santé et à faire croire à leur capacité de tout prendre en main pour le bien du plus grand nombre.Le piquant, dans cette histoire, est que Ruth Dreifuss s'est montrée bien plus méfiante (mieux informée ?) que les sénateurs. Soudainement lucide sur ce qui se trame, elle les a prévenus de l'inquiétante ambiguïté du discours des caisses qui veulent cette suppression de l'obligation de contracter «parfois pour éliminer les moutons noirs et d'autres fois pour diminuer de 20% la densité médicale». Oui, mais c'était un peu tard. La frousse bleue qu'ont les politiciens d'être accusés de ne rien faire face aux augmentations des coûts de la santé les avait déjà poussés à se jeter dans les bras rassurants des assureurs comme de petits paysans dans ceux de l'UDC....On sent bien, planant sur cette décision, la peur du vide, le vertige devant des limites qui s'estompent. Si la médecine enfle, si ses coûts progressent plus vite que le reste de l'économie, c'est parce qu'elle change de dimensions, de possibilités, de statut. Plutôt que de se poser des questions sur ce phénomène qui nous fait entrer dans une nouvelle époque, plutôt que d'en faire le grand débat de société, parce que le sujet est bien plus important que l'affaire Swissair ou que les détails de l'exposition nationale, plutôt donc, que d'empoigner vraiment la question des buts, les politiciens choisissent le recours à une solution technique : le contrôle. Ils regardent l'augmentation des coûts de la santé comme si elle résultait d'une petite délinquance de médecins s'en mettant un peu trop dans les poches et qu'il s'agit de faire remettre à l'ordre par des assureurs. Mettons des agents de sécurité dans ce désordre médical et tout ira mieux, pensent-ils.Vision naïve, bien sûr. Déjà parce que les assureurs sont beaucoup plus ambitieux. En réclamant la fin de l'obligation de contracter, ils demandent davantage qu'une possibilité de contrôle : ils font en réalité valoir un droit à dicter une politique de santé. De leur vision comptable, ils cherchent à faire un modèle d'organisation pour la médecine.Ce dont les politiciens n'ont pas conscience, c'est que plus la médecine sera construite à partir de l'ordre économique et non du sens, plus les coûts augmenteront, plus la surveillance sera nécessaire et plus la révolte de la population sera fondée....Chaque médecin porte deux têtes, expliquait Michel Serres, lors d'une conférence donnée en l'honneur du 125e anniversaire de la Faculté de médecine de Genève, la semaine dernière.1 Tout au moins chaque médecin agit-il selon deux logiques simultanées : celle du savoir et celle de la pitié, celle de l'idée générale et celle de la singularité individuelle, celle de la notion stable et celle de la personne concrète, celle des lois générales et celle des individus particuliers. Impossible de saisir le malade et sa maladie sans ce double point de vue. Or regardez notre médecine contemporaine, disait Serres : la tête ratiocinante a une fâcheuse tendance à l'emporter. Sa victoire menace d'être sans partage.Certes. Et pourtant le plus dangereux se trouve en fin de compte ailleurs. Grâce à des procédures standardisées, la médecine guérit à tours de bras. Intervient donc un troisième élément : le collectif. Les stratégies d'ensemble, les statistiques. La politique de santé, la prévention, l'organisation de la gratuité des soins.Devoir gérer deux têtes, deux esprits n'est donc plus le principal problème, rappelait Serres. Maintenant qu'il guérit et transforme les humains, le médecin, cet «adjuvant millénaire des individus», se trouve dans l'obligation de composer avec les pouvoirs qui se sont érigés en gardiens et exploitants du «corps collectif» : les scientifiques, les administrateurs et l'argent. Autour de la médecine se joue donc un subtil jeu à quatre. Un jeu, vraiment ? Non. Une lutte inégale. Un système d'alliances où l'on cherche, pour gagner du pouvoir, à éliminer le plus faible. Et le plus faible, ces temps, c'est la médecine. Les médias lui sculptent une image d'arrogance qui n'est pas la sienne, les administrateurs la mettent à leur botte, l'argent travaille à en faire un service comme un autre....De cette lutte et de la vision du monde qui en émerge découle un phénomène étrange, qui s'observe de façon toujours plus évidente : celui de la perte de prestige de la médecine alors que grandit son efficacité. Car c'est ainsi : mieux elle soigne, plus elle est critiquée, décriée, mise en cause. «Dans l'univers de l'incurable et de la douleur, dit Serres, le médecin à l'ancienne restait un sorcier, voire un demi-dieu ; dès qu'il se met à sauver, la société le transforme, ô paradoxe, en responsable pénal». Impuissante, la médecine a bonne presse, victorieuse, les gens commencent à douter d'elle....Surtout, il y a derrière cette conspiration des pouvoirs une inquiétante volonté de ne pas aborder la question des buts. Or cette question s'impose de façon urgente. «Jamais nous n'eûmes autant de moyens, mais, pour notre honte dépitée, nous n'eûmes jamais aussi peu de projets» affirme Serres. Déjà, quantité de décisions de ne pas faire ce que nous savons faire interviennent. Dans le futur, la médecine décidera toujours plus de ce que nous sommes. Les moyens ne cesseront de croître. Mais pour quoi ? «Comprenons-nous vraiment que nous commençons à fabriquer nos corps ?» s'interroge Serres. Ajoutons : face à cet immense pouvoir, voulons-nous vraiment laisser les assureurs seuls ?C'est de cela qu'il s'agit, c'est cela qu'il faut discuter. C'est dans ce futur fragile qu'il faut tracer une voie, pour la médecine. Garder les humains divers et solidaires, ne pas lâcher le sens....Le rôle du médecin, en résumé ? Face aux bonnes raisons de la science et de la santé publique, face aux moins bonnes raisons de l'administration, des assurances, de l'argent, des médias, être le héros de l'individu. «On n'est pas médecin sans avoir un peu d'esprit anarchiste en soi» concluait Serres. Un esprit anarchiste ? Fichtre.