L'autre matin je reçois une lettre de mon garagiste préféré m'informant que je dois lui ramener la «chère» voiture acquise récemment. Des anomalies techniques demandent révision. Téléphone au garage. Le préposé de piquet ne sait rien. Est-ce que ces anomalies compromettent la sécurité du véhicule ? Pas de réponse claire. Un certain degré d'inquiétude m'habite. J'hésite à employer ma voiture durant le week-end imaginant déjà l'horrible accident qui m'attend sur l'autoroute. Déformation professionnelle me direz-vous. A ce sentiment d'appréhensions'ajoute alors progressivement celui, agaçant, d'avoir été un peu abusé par le vendeur qui m'avait vanté la sécurité absolue de ce «véhicule-exceptionnel fait-pour-vous». A peine livré déjà des ennuis ! Incident trivial de la vie et sans aucun intérêt. Ce n'est qu'une voiture, les pièces défectueuses seront changées. Mais comment aurais-je vécu la même histoire si ce n'était pas ma voiture qui était en cause mais ma prothèse de hanche ? Dans ce cas le «changement de pièce» n'est pas une procédure anodine. Une deuxième intervention, un résultat possiblement moins bon, des complications possibles. Bref une hanche d'occasion ! Bien que les choses ne soient pas comparables, je n'ai pu m'empêcher de songer à tous ces malades qui ont appris par la grande presse que l'implant qu'ils portaient pouvait soudainement «lâcher» en raison d'un défaut de fabrication. On a beaucoup parlé dans cette affaire-là de responsabilités et d'argent mais je n'ai rien lu sur les inquiétudes, voire les angoisses des patients. Celles-ci sont réelles si j'en juge par le nombre de téléphones reçus à ma consultation. Il doit en effet être très difficile de vivre normalement avec cette épée de Damoclès sur la tête : la petite douleur que je sens en montant les escaliers, n'est-elle pas le prémice de la faillite de mon implant ? En dehors de l'aspect purement juridique de l'affaire, quelle est la responsabilité du chirurgien et quels sont ses devoirs face à ses malades ?Le marché des prothèses (essentiellement de la hanche et du genou) est maintenant un marché mondial extrêmement lucratif dont les bénéfices se chiffrent par centaines de millions. La concurrence est donc féroce et les développements suivent le plus souvent une logique industrielle plus que médicale. Chaque année apparaissent de nouveaux modèles de prothèses et les congrès d'orthopédie ressemblent de plus en plus à des foires commerciales où chaque fabricant, sur des stands pharaoniques, présente, sous les sunlights, «ses nouveautés» exactement, (pourpoursuivre ma comparaison), comme au salon de l'auto. Comme dans l'industrie automobile, les temps de conception et de test se raccourcissent, l'agressivité commerciale croît et les prix s'envolent. Est-ce justifié médicalement ? Autrement dit, est-ce que le «dernier modèle» est plus performant que le modèle précédent, ses résultats cliniques meilleurs, sa fiabilité accrue ? La réponse est clairement non. L'amélioration des résultats des arthroplasties totales de hanches depuis 1961, date de son invention par Sir John Charnley, est surtout due au progrès des techniques chirurgicales et anesthésiques, ainsi qu'à ceux des soins péri-opératoires. Même si certaines améliorations techniques, comme celles portant sur les couples de frottement ou les interfaces os-implant non cimentés, sont des contributions appréciables pour certaines catégories de patients, dans la grande majorité des cas, les «nouveaux» implants ne peuvent réclamer qu'une part marginale des progrès globaux des arthroplasties depuis trente ans. Au mieux, la performance de ces nouveaux implants est la même que celle des «anciens» modèles (souvent à des prix supérieurs). Elle peut être, par contre, largement moins bonne, voire catastrophique. A ce propos l'histoire norvégienne est exemplaire. Un «nouvel» implant a été introduit en Norvège en septembre 1987 et posé jusqu'en janvier 1994. Grâce au registre national des prothèses qui permet un suivi exhaustif des implants à long terme, on a constaté qu'après cinq ans d'évolution, cette prothèse avait dû être changée chez 34% des patients pour cause de descellement prématuré. A dix ans, 72% des 2200 prothèses implantées avaient failli. On mesure l'importance du désastre, si on se rappelle que les prothèses cimentées traditionnelles ont un taux de survie à dix ans de l'ordre de 95% ! Outre le préjudice incalculable pour les patients-victimes de ce «progrès de la médecine», il faut souligner l'impact financier de cette expérience sur le budget du système de santé norvégien puisque cette catastrophe lui a coûté environ 25 millions de dollars US.Comment, dans ce marché volatile et encombré des prothèses, le chirurgien peut-il choisir un implant sûr et performant ? L'information commerciale est abondante mais celle s'appuyant sur des résultats cliniques validés beaucoup plus rare. Murray avait répertorié soixante-deux types de prothèses de hanches sur le marché anglais en 1994. Sur ces soixante-deux prothèses, seules huit étaient documentées à cinq ans et leurs résultats publiés dans des journaux sérieux. A dix ans il n'en restait que trois et seulement un implant était documenté à vingt ans. C'est dire que pour la majorité des implants disponibles aujourd'hui sur le marché nous n'avons aucun moyen de juger de leur efficacité réelle. Il en découle, pour répondre à ma première interrogation, que la responsabilité première du chirurgien vis-à-vis de son patient est de choisir avec beaucoup de circonspection la prothèse qu'il va lui poser en s'appuyant uniquement sur des résultats cliniques validés et publiés avec un recul suffisant. Cette attitude n'écarte pas tous les risques (notamment ceux liés au défaut de fabrication et qui échappent au contrôle du chirurgien) mais au moins permet d'éviter les «aventures» chirurgicales souvent catastrophiques.Est-ce dire qu'il n'y a plus de place pour l'innovation ? Sûrement pas. Cependant ces innovations devront dorénavant faire réellement la preuve de leur supériorité, comparées aux standards actuels avant que de pouvoir être divulguées largement sur le marché. Actuellement ce n'est pas le cas. Comme pour les médicaments, l'homologation d'un nouvel implant ne devrait être possible qu'après des études prospectives randomisées d'une durée suffisante utilisant les meilleurs marqueurs radiologiques et économiques disponibles et avec toutes les garanties éthiques liées à une bonne pratique de la recherche clinique. Les centres agréés pour ce type de recherche devraient avoir l'obligation de publier leurs résultats quels qu'ils soient en gardant toute leur indépendance vis-à-vis de l'industrie. Cette méthodologie devrait ralentir le rythme effréné des soi-disant nouveautés dont l'industrie nous inonde. Une autre voie complémentaire est celle empruntée par les pays scandinaves qui depuis plus de dix ans ont constitué des registres nationaux où sont répertoriés prospectivement et de manière exhaustive tous les implants posés. Ce contrôle de qualité permanent, s'appuyant sur des courbes de survie, permet de dépister assez rapidement les implants non performants et de les abandonner. Moins lourds que les études prospectives à long terme, ces registres nécessitent cependant des moyens non négligeables et surtout une organisation solide, une volonté commune et une discipline collective rigoureuse plus difficile à faire accepter dans certains pays où l'individualisme est quasi un droit constitutionnel.En bref la chirurgie reste dangereuse, quels que soient ses progrès et comporte toujours un certain risque résiduel que le malade doit endosser pour autant qu'il soit parfaitement informé. Le chirurgien, et dans ce cas le chirurgien orthopédiste, se doit de minimiser ces risques au maximum. Pour cela il doit opérer ses choix ce manière éclairée (connaissances techniques et théoriques tenues à jour) et indépendante (vis-à-vis de l'industrie mais aussi de l'administration voire du politique).