L'approche immunologique anti-VIH doit donc être la même que celle utilisant les médicaments antiviraux ?C'est de plus en plus évident. En observant les patients dont la maladie ne progresse pas (long term non progressors) on comprend que, pour mieux contrôler le virus, il faut une réponse qui soit la plus large possible. Donc dirigée contre différentes protéines du virus. Ce qui correspond exactement aux conditionsd'efficacité d'une thérapie antivirale de type antibiotique. Avec l'approche immunologique, il n'existe aucune différence : impossible de contrôler la reproduction virale sans développer des stratégies ciblant différents niveaux. Il faut accepter que l'efficacité immunologique reposera forcément sur un concept de thérapie combinée, utilisant plusieurs agents thérapeutiques agissant à différents niveaux. Plus précisément, que sait-on de la façon avec laquelle les «long term non progressors» résistent mieux que la moyenne de la population au VIH ?Comme toujours, il n'existe pas une seule explication. Nous avons découvert que ces personnes possèdent des haplotypes de MHC classe 1 capables de présenter un nombre de peptides beaucoup plus large. Cela pourrait expliquer leur réaction cellulaire contre plusieurs parties du virus. Par ailleurs, plus de 50% des long term non progressors ont une mutation du gène codant pour le corécepteur du VIH CCR5, mutation qui entraîne une expression réduite de ces récepteurs à la surface des cellules. En résumé, ces patients ont des cellules qui s'infectent moins facilement, la réplication du virus est moins efficace et leur génétique particulière permet une réponse immunologique plus large. Tout cela fait qu'ils réussissent à contrôler le virus. Enfin, chez certaines personnes résistantes, une autre explication existe : c'est le virus lui-même qui a un problème, par exemple une déficience de la partie Nef.Pourquoi tarde-t-on à mettre en place une thérapie immunologique combinée ?Parce que le nombre de molécules efficaces en immunologie reste insuffisant. Les maladies immunologiques touchent moins de 1% de la population. Certes, une mobilisation importante s'observe dans le domaine de la transplantation, mais celle-ci ne concerne malgré tout qu'un nombre limité de patients. Si bien que les investissements restent faibles. De nouvelles molécules efficaces tardent à voir le jour.Pourtant, dans le concept de lutte immunologique contre le VIH que vous décrivez, il faudra donner des agents immunologiques à long terme aux personnes infectées. Comment se fait-il que ces agents ne soient pas économiquement rentables à développer ? Vous avez raison. Mais faire accepter de nouveaux concepts thérapeutiques à la communauté scientifique et surtout aux compagnies pharmaceutiques est très difficile. Sans compter que les cliniciens impliqués dans la lutte contre le sida sont généralement des virologues. Pour eux, la cible doit être avant tout le virus. Il leur est difficile de concevoir qu'elle soit d'abord le système immunitaire pour permettre secondairement de contrôler le virus. Enfin, il y a le problème que j'ai déjà mentionné : nous ne disposons pas de paramètres pour évaluer la réponse à cette thérapie. Avec les antiviraux, c'est très simple : il suffit d'évaluer la virémie. Tandis que ce manque de paramètres d'efficacité se retrouve avec n'importe quel vaccin thérapeutique. Pour savoir si l'immunisation des patients est efficace, nous sommes obligés d'arrêter la thérapie anti-virale puis d'observer si la réplication du virus est contrôlée. Vous imaginez la difficulté En résumé, il est impossible de prédire l'efficacité d'une thérapie immunologique ?Oui. Il s'agit d'un problème important pour la clinique, mais aussi dans la procédure d'approbation de médicaments immunomodulateurs qui ont parfois déjà été acceptés dans le domaine de la transplantation mais qui doivent encore l'être pour ce but-là. La FDA, par exemple, nous demande : quels paramètres suivez-vous pour contrôler l'efficacité ? Et nous sommes incapables d'en donner ! Il existe donc un obstacle conceptuel pour utiliser de façon plus large des médicaments immunologiques.Quoi qu'il en soit, l'immunisation contre le VIH semble compliquée et risque d'être chère. Du coup, l'espoir de trouver un vaccin que l'on puisse largement distribuer dans le tiers-monde semble peu réaliste ?Pas forcément. Il n'est pas nécessaire, comme je l'ai dit, qu'il offre 100% de protection. Dans des pays en voie de développement, une protection à 40 ou 50% serait déjà un succès fantastique. Dans ces pays, presque 50% des décès des moins de 40 ans sont dus au sida. Donc, même partiellement efficace, un vaccin serait déjà un succès majeur. Le concept de thérapie combinée est-il propre au vaccin anti-VIH ?Non : il est probablement valable pour le traitement des pathologies du système immunitaire.Y compris pour les pathologies auto-immunes ?Ces pathologies se traitent déjà avec plusieurs agents thérapeutiques : au moins deux, généralement plus selon les phases de la maladie. Les maladies auto-immunes nous confrontent à un problème particulier : les mécanismes et la cause de la maladie restent dans la plupart des cas inconnus. Nous observons la présence d'autoanticorps ou de dépôts de complexes immuns, mais sans savoir s'il existe un facteur responsable dont l'élimination permettrait de maîtriser la pathologie. Donc, pour le moment, les thérapies immunologiques sont avant tout symptomatiques.Pourquoi ce retard, par rapport à d'autres domaines de la médecine, dans la compréhension des causes ? Est-ce parce qu'on s'est intéressé plus tard à l'immunologie ou parce que c'est un des systèmes les plus complexes de la biologie ?C'est vrai que l'immunologie est une discipline récente. Elle s'est réellement développée ces trente dernières années, ce qui est en fin de compte récent. Ensuite, c'est un ensemble complexe où sont enchevêtrés les mécanismes de régulation et de compensation. Enfin, comme je l'ai dit, les investissements y restent très modestes. Le nombre d'immunosuppresseurs disponibles se compte sur les doigts des deux mains. Il faut 15/20 ans pour qu'un nouveau vienne s'ajouter à la liste. Certains, comme les stéroïdes, existent depuis les débuts de l'immunologie et servent à tout. D'autres, comme la ciclosporine, ont été très novateurs. Grâce à elle, la médecine de transplantation a été complètement transformée. Mais la ciclosporine date déjà de plus de vingt ans. Le dernier-né, le mycophénolate mofétil, est certes très intéressant. Mais si l'on compare ces quelques molécules avec le nombre de celles développées contre le VIH ces cinq dernières années, on voit qu'existe un fossé impressionnant.Peut-être le problème se trouve-t-il dans l'ensemble du paradigme médical qui a toujours eu tendance à considérer l'agent causal de la pathologie comme étant «extérieur» et la médecine comme une lutte guerrière contre cet agent ?Vous avez raison. Evidemment, lorsque l'infection est bactérienne, nous devons donner des antibiotiques sans se poser de questions. Mais dans des situations un peu plus compliquées, comme le choc sceptique, la modulation immunitaire devient importante. Dans le cadre d'infections virales ou de maladies auto-immunes où nous sommes incapables d'obtenir un contrôle avec des agents antiviraux ou avec une immunosuppression, il faut bien aller plus loin et essayer de moduler le système immunitaire. Qu'entendez-vous précisément par «moduler» le système immunitaire ?Il y a 20 ans quand nous ne connaissions pas les mécanismes «fins» de l'immunité, nous parlions de modulation dans un sens très large : il suffisait qu'un effet soit observé. Aujourd'hui la modulation fait référence à une régulation très précise des mécanismes immunitaires. Elle peut signifier améliorer leur efficacité, mais aussi supprimer certains mécanismes dirigés contre le «soi». De même, la notion de vaccin s'est considérablement élargie. Le vaccin n'est plus seulement la stimulation d'une réponse dans le but de protéger d'une maladie infectieuse. Il peut aussi servir à éliminer une réponse ou à la rendre inefficace (comme dans le traitement de l'allergie) ou encore à la modifier qualitativement.Que répondez-vous aux médecins qui s'opposent aux programmes de vaccinations systématiques ?Dans le cas des vaccins efficaces contre les agents pathogènes, il n'y a pas de doute, me semble-t-il : il faut vacciner. Affirmer qu'il vaut mieux éviter la vaccination pour rester exposé aux pathogènes n'est pas tenable, sur un plan médical. Cela dit, il est évident qu'existent des avantages et des désavantages à la vaccination. Le fait que les épidémies et les endémies des pathogènes contre lesquels existe un vaccin efficace ont quasi disparues est un avantage considérable. Par contre, il est probable sans être formellement prouvé que l'une des conséquences de l'hygiène ainsi instaurée soit l'augmentation des allergies observée dans les pays développés. Cela parce que la plupart des virus stimulent une réponse de type Th1 avec production d'interféron gamma et d'interleukine 2. Or, si le niveau basal de certaines cytokines est faible, la réaction contre les autres types d'antigènes s'en trouve facilitée. Davantage d'allergies, c'est tout de même ennuyeux Oui, il s'agit d'un problème qui survient à cause des progrès de la science. N'en déduisons pas que la vaccination n'est pas souhaitable et qu'il vaut mieux s'infecter. Ce serait oublier les conséquences graves des infections. Simplement, il s'agit de trouver une solution aux allergies. Et peut-être que, dans vingt ans, quand les problèmes d'allergies seront résolus, quand il n'y aura plus ni infections virales ni allergies, un autre problème surgira, qu'il faudra à son tour empoigner. Le progrès se vit ainsi.Certaines maladies auto-immunes ne sont-elles pas aussi liées à cette nouvelle hygiène ?Non. Plusieurs facteurs semblent impliqués. On sait que la génétique joue un grand rôle, mais on ignore encore quels facteurs précis déclenchent l'auto-immunité. Dans quelques cas, il s'agit probablement d'un agent pathogène, mais il est difficile d'en être certain. Sauf dans un exemple : la cryoglobulinémie de type 2 en association avec le virus de l'hépatite C, où la causalité est démontrée. On la soupçonne aussi entre le virus de l'hépatite B et certains types de vasculites, mais cette association est moins fréquente.Observe-t-on une évolution des pathologies immunologiques touchant la population ?C'est certain. Avec l'augmentation de l'âge moyen de la population apparaissent des problèmes liés au vieillissement du système immunitaire. Personne ne sait exactement ce qui va survenir dans les vingt prochaines années. Mais il est clair qu'avec l'âge, les systèmes immunitaires ont tendance à se dérégler si bien que les pathologies immunitaires vont prendre del'importance.Que penser de l'immunologie dans le traitement du cancer ?Le vaccin va être compliqué à mettre au point. On a envisagé avec beaucoup d'enthousiasme la possibilité de développer des stratégies vaccinales lorsque, il y a vingt ans, les antigènes tumoraux spécifiques étaient découverts. Mais la solution clinique reste éloignée. Elle demanderait de connaître la hiérarchie des antigènes, pour viser avant tout ceux qui ont une véritable importance.Dans dix ou vingt ans, la médecine utilisera probablement beaucoup plus de vaccins et de thérapie immunomodulatrice ?D'ici une vingtaine d'années, nous disposerons certainement d'une connaissance fine des mécanismes et nous pourrons cibler d'une manière très précise l'intervention thérapeutique. Mais le futur de l'immunothérapie dépendra de l'intérêt des compagnies pharmaceutiques. Si l'investissement privé manque, rien ne se passera. Quand disposerons-nous enfin d'un traitement immunologique efficace contre le VIH ?Difficile de répondre. Ce que je peux dire, c'est que, dans les prochains trois à cinq ans, nous saurons au moins si une efficacité immunologique est possible. Et il est probable que, si elle existe, l'efficacité vaccinale thérapeutique sera connue beaucoup plus rapidement que l'éventuelle efficacité prophylactique.