Nous sommes faits de souvenirs. Souvenirs conscients dont nous pouvons nous rappeler ou engrammes non perçus qui se sont constitués silencieusement tout au long de la journée, peu importe : c'est sur notre mémoire que se base notre identité. Une mémoire tantôt explicite tantôt implicite, tour à tour épisodique ou procédurale, une mémoire à court ou à long terme.
Les habitudes, les automatismes, les impulsions, bien plus que de nos gènes et de notre patrimoine héréditaire, sont les fruits des différentes couches et «spécialisations» de notre mémoire. Nous tendons à répéter les mêmes gestes, à refaire les mêmes choix, à réitérer les mêmes erreurs.
Retrouver un souvenir perdu est pour nous tous une source de grande satisfaction tandis que ne pas retrouver des images ou des connexions liées à notre passé suscite l'inquiétude, l'énervement. Une bonne mémoire est signe de puissance, c'est la garantie du bon fonctionnement de notre personne toute entière. C'est bien sur notre mémoire, d'ailleurs, que se fondent à la fois notre caractère et notre responsabilité personnelle.
Il est vrai que, parfois, nous nous trouvons un peu désemparés devant certaines «bizarreries» de la mémoire : la facilité avec laquelle des souvenirs refont surface d'un côté, et de l'autre la difficulté que nous pouvons éprouver à reconstituer des événements que nous estimons très importants mais dans lesquels la mémoire semble avoir pratiqué des coupes étranges. Il suffit de se soumettre à un traitement psychanalytique pour prendre conscience de tout ce qui se trouvait enseveli dans l'inconscient sans donner aucun signe évident de présence. La théorie psychanalytique nous dit même que rien ne serait perdu de tout ce que nous avons enregistré au long de notre vie. On conçoit dès lors qu'il peut être angoissant de voir sa mémoire s'affaiblir avec l'âge, et surtout de penser que sa mémoire pourrait être endommagée par des troubles spécifiques, comme la maladie d'Alzheimer.
Toujours est-il que, à tort ou à raison, de nombreuses personnes se plaignent de pertes de mémoire et demandent de l'aide aux médecins. Il s'agit de parer à la menace de ne plus disposer d'assez de souvenirs, voire de ne plus savoir exactement ce que l'on est.
Dans toutes ses formes, cependant, la mémoire est en dialectique constante avec une sorte de frère jumeau sans lequel elle ne pourrait fonctionner convenablement : il s'agit de l'oubli. En particulier de nos jours, où bombardés sans cesse par un nombre incroyable d'informations, nous pourrions nous retrouver débordés si nous devions nous souvenir de tout. Car alors nous serions incapables de bien utiliser tout ce qui est offert à notre perception.
L'oubli opère malgré tout une certaine sélection et cherche tant bien que mal à accélérer la disparition des perceptions marginales, ce qui contribue à mettre en exergue les perceptions estimées plus valables pour chacun de nous. En d'autres termes, l'oubli n'est pas toujours l'ennemi de la mémoire ; au contraire il peut en être l'ami le plus fidèle et efficace.
Pour mieux appréhender ces propos, nous pouvons nous référer à certains tableaux connus de psychopathologie, notamment à des tableaux cliniques tels que les manifestations paranoïaques, les syndromes obsessifs-compulsifs ou encore les phobies, qui constituent en effet des exemples assez significatifs à cet égard.
Le paranoïaque, en particulier, est tout à fait incapable d'oublier les torts, réels ou imaginaires, dont il se prétend victime. Il transforme ensuite ce point de départ fortement chargé d'émotion en une persécution tenace, qui l'habitera pour un temps indéterminé. Si par moments il peut donner l'impression d'avoir oublié la source de son malheur, l'on s'aperçoit bien vite, hélas, que c'est purement illusoire. L'oubli ne fait pas le poids face à la mémoire lorsque cette dernière s'accroche à la fois à une conviction délirante de menace et au statut d'éternelle victime.
Les patients souffrant de TOC (trouble obsessionnel compulsif) montrent quant à eux une forme d'auto-persécution. S'ils cherchent parfois à lutter contre leurs compulsions, quelque chose à l'intérieur d'eux-mêmes leur rappelle que s'ils n'accomplissent pas leur rite de lavage ou de vérification les pires choses peuvent leur arriver. Ici aussi impossible d'oublier une épine psycho-émotionnelle irritante, qui reste active et qui, plutôt que de s'estomper avec le temps, semble au contraire se renforcer avec le passage des mois et des années.
On observe un processus plus ou moins identique chez tous ceux qui souffrent de phobie, comme aussi chez les sujets en proie aux crises de panique. Impossible d'oublier.
De fait, la liste de ces «pertes d'oubli» pourrait être assez longue ; tant dans le domaine strictement pathologique que dans des perspectives plus difficiles à classer et qui, souvent, semblent appartenir encore au domaine de la normalité.
Relevons seulement, à titre d'exemple, que les troubles sexuels d'impuissance ou de frigidité paraissent liés à l'incapacité du sujet qui en souffre d'oublier certains facteurs anti-érotiques qui, à un moment donné, se sont «glissés» à côté du désir et de l'excitation. Des facteurs qui ne semblent pas se prêter à un processus d'oubli suffisamment efficace.
Tout ceci nous amène, en guise de conclusion, à une question dont la réponse est loin d'être simple : nous, les médecins, devons-nous aider nos patients à se souvenir ou plutôt à oublier ?