L'épidémiologie du cancer doit faire face à une demande croissante d'informations, en particulier pour l'évaluation de l'efficacité des mesures préventives, la surveillance des risques au sein de la population et l'évaluation de l'efficacité des soins en pratique. Les registres du cancer sont de plus en plus souvent sollicités pour collecter de nouvelles données et fournir des résultats directement interprétables par les autorités sanitaires, la communauté médicale et les chercheurs. A travers de nombreux exemples, allant de la quantification de l'incidence des cancers jusqu'à l'évaluation de l'accès aux traitements optimaux, notamment en fonction du milieu social, cet article démontre l'utilité des registres et leur rôle essentiel dans la lutte contre cette maladie.
Comme c'est le cas dans de nombreux secteurs de la recherche médicale, les objectifs et les méthodes de l'épidémiologie du cancer sont en pleine évolution. Les changements sont rapides et profonds.
Pour beaucoup, le registre du cancer n'évoque qu'une sorte de recensement administratif destiné à de simples dénombrements se prêtant aux comparaisons géographiques, en vue notamment de générer ou de confirmer des hypothèses étiologiques. Pendant longtemps, c'était effectivement sa principale tâche mais toute une série de raisons sont venues élargir ce mandat initial.
Le développement de l'informatique et des méthodes statistiques a permis progressivement l'enrichissement des informations récoltées et leur exploitation. L'intérêt croissant du clinicien sur les circonstances ayant précédé et accompagné le diagnostic ou encore sur le suivi à long terme du patient, a également joué un rôle moteur. Mais la cause principale de la transformation évoquée est probablement l'émergence d'une politique de santé coordonnée, générant toute une série de questions théoriques et pratiques auxquelles il fallait apporter des réponses ; et dans le domaine du cancer, le registre était particulièrement bien préparé pour le faire. Ainsi, de la simple mesure de la situation initiale, le registre est devenu aujourd'hui un instrument de santé publique et de recherche, permettant notamment la surveillance des risques, l'évaluation de l'accès aux mesures préventives ou aux soins et de l'efficacité à terme des moyens de lutte contre la maladie.
Dans le domaine du cancer, comme pour la plupart des pathologies, les données à disposition dans la population sont souvent insuffisantes pour apporter des réponses aux questions toujours plus nombreuses que se posent les responsables de la santé publique, les cliniciens et les chercheurs. Le registre a donc progressivement développé son système d'informations ; il est capable aujourd'hui de chiffrer le risque d'être atteint, de décéder, de survivre, d'estimer la prévalence, d'établir des projections, de déterminer les caractéristiques socio-démographiques des patients, l'origine et la précocité du diagnostic, les traitements entrepris, le risque de secondes tumeurs, les causes et le lieu de décès. La diversité des études pouvant être réalisée grâce aux données du registre est grande (tableau 1).
Quels sont les cancers particulièrement fréquents à Genève ? Le risque des cancers ORL à Genève est-il plus élevé qu'en Suisse alémanique ? Est-il vrai que les cancers de la prostate sont toujours plus nombreux ? La mortalité par cancer de la prostate ou du sein diminue-t-elle enfin ? Quelle proportion de cancers peut-on aujourd'hui guérir ? Quelles femmes développent encore un cancer invasif du col ? Quel type de pathologies cancéreuses faut-il considérer aujourd'hui en priorité ? Combien de femmes vivent-elles avec un diagnostic de cancer du sein ? Combien de cancers du côlon sont-ils aujourd'hui dépistés ? Comment sont traités les cancers de la prostate dépistés ? Les leucémies restent-elles la première cause de décès par cancer chez l'enfant ? Quel est le risque de développer un second cancer après radio-chimiothérapie ? Où meurent les patients cancéreux ? Les étrangers présentent-ils un risque particulier de développer certains cancers ? La liste des questions auxquelles le registre peut apporter des réponses est particulièrement longue.
La surveillance de l'évolution des risques d'être atteint au cours du temps est une fonction de base du registre. En particulier, mais de façon toujours plus fréquente, les registres sont chargés de détecter d'éventuelles modifications de risques spécifiques liés à l'environnement, notamment ceux qui pourraient découler de catastrophes ou de désordres écologiques (par exemple, évaluation des risques liés au changement de la couche d'ozone, aux champs électromagnétiques, aux usines de traitement de déchets nucléaires, etc.). Il y a quelques mois, l'étude des conséquences de Tchernobyl était à l'ordre du jour. Une augmentation des cancers thyroïdiens de type papillaire, pour lesquels l'effet des radiations est le plus important, est effectivement observée à Genève (taux d'accroissement triennal 7%, 95% IC : 2-13%), p 1 Au surplus, le nombre de cas survenant chez des jeunes, pour lesquels on pouvait logiquement supposer que l'augmentation du risque serait importante, est resté extrêmement faible, donc statistiquement ininterprétable. Enfin, il faut signaler qu'une étude collaborative basée sur l'ensemble des données recueillies par les registres européens a conclu à l'absence d'augmentation du risque de leucémie chez l'enfant que l'on redoutait après la catastrophe.2
Outre cette surveillance globale, les registres permettent d'estimer la fréquence des cas survenant dans des cohortes soupçonnées d'être à risque. C'est dans ce cadre que se sont inscrites les études menées en collaboration avec l'inspection du travail sur les risques de cancers chez les employés de certaines industries chimiques du canton.3
De façon plus systématique, mais il est vrai parfois moins spécifique quant à l'identification de l'exposition proprement dite, le registre permet aussi la comparaison des risques entre groupes de populations, par exemple entre sous-groupes sociaux. C'est ainsi que les risques de cancer dans les différents groupes professionnels à partir des données de registres suisses ont récemment fait l'objet d'une étude.4 Les analyses réalisées ont confirmé des augmentations de risque spécifiques à certaines professions, mais elles ont fait également ressortir des situations à risque moins connues, même si explicables a posteriori. On citera, par exemple, l'augmentation du risque de cancer de la thyroïde et des cancers de la peau, de la tête et du cou chez les agriculteurs, probablement liée respectivement aux carences iodées dans les régions rurales montagneuses et à l'exposition non protégée aux rayons solaires. On mentionnera aussi la très forte augmentation du risque de sarcome de Kaposi chez les artistes ou celle du cancer du foie chez les dentistes, due sans doute respectivement à une contamination plus fréquente par le VIH et le VHB (tableau 2). Les analyses ont également permis de suspecter un certain nombre d'expositions professionnelles moins évidentes. L'origine de l'augmentation du risque d'ostéosarcome observée chez les travailleurs du rail et chez les viticulteurs, éventuellement due à une exposition aux herbicides, reste à vérifier.
Mentionnons aussi les études visant à détecter l'existence d'une mortalité différentielle chez les minorités ethniques. L'étude du risque de décès chez les étrangers par référence aux Suisses a en effet révélé de grandes disparités d'atteintes (tableau 3). Concernant le cancer, on a pu par exemple mettre en évidence un risque particulièrement élevé de décès par cancer du foie chez les ressortissants d'Afrique et d'Asie et de décès par cancer du nasopharynx chez ceux d'Asie, démontrant le rôle important de l'exposition aux facteurs de risque infectieux ou alimentaires dans le pays de naissance.5
Afin de quantifier les bénéfices apportés par des changements de comportements, les registres sont amenés à estimer le nombre théorique de cancers qui pourraient être évités par des mesures de prévention primaire, visant par exemple à réduire la consommation de tabac, d'alcool, à promouvoir une alimentation plus saine, des vaccinations spécifiques, ou une protection de l'environnement, notamment professionnel.6
A noter cependant que l'effet réel des mesures de prévention primaire reste difficile à évaluer du fait de l'importance des durées de latence séparant l'exposition du développement de la pathologie. Un des exemples les plus frappants est le retard de la baisse attendue des cancers du poumon, suivie encore plus tardivement par celle des cancers ORL chez l'homme, baisse accompagnée d'ailleurs d'une augmentation persistante de ces cancers chez les femmes (fig. 1). Même si l'épidémie de tabac de la femme devait s'arrêter aujourd'hui, l'incidence continuera sans doute à augmenter encore pendant plusieurs années. De ce fait, on peut penser que la mortalité par cancer du poumon dépassera celle du sein d'ici dix ans.
En matière de prévention secondaire, la mise à contribution des registres des tumeurs devient de jour en jour plus importante.
Le but du dépistage est de diagnostiquer la maladie plus précocement afin d'éviter des décès, mais la baisse de la mortalité est un phénomène tardif, alors que d'autres indicateurs, tels que l'évolution de la précocité du diagnostic, peuvent être établis rapidement par le registre. Par exemple, en examinant les tendances de l'incidence des cancers du col dans les différents cantons disposant d'un registre, on a pu observer de fortes disparités, le risque d'être atteint d'un cancer invasif du col restant deux fois plus élevé dans les Grisons qu'à Bâle ou à Genève.7 A Genève, le registre s'est progressivement enrichi de données portant sur l'origine du diagnostic et, pour les cancers dépistés, sur le type de dépistage pratiqué. Il peut ainsi mesurer l'importance et l'efficacité du dépistage spontané du cancer du sein, de la prostate, du mélanome et du côlon. Comme on l'a vu pour l'Europe, l'incidence du cancer de la prostate augmente à Genève mais cette augmentation concerne principalement les stades précoces (fig. 2). Cette évolution résulte largement de l'introduction du dépistage par PSA et, dans une moindre mesure, du développement des examens de diagnostic tels que la résection transurétrale de la prostate (fig. 3).8 La mortalité, en revanche, reste stable. Pour le cancer du sein, la proportion des tumeurs dépistées par la mammographie augmente fortement mais reste encore inférieure dans la moitié des cas chez les femmes de 50 à 69 ans, classe d'âge principalement concernée par ce dépistage (fig. 4). En général, la majorité des tumeurs restent découvertes par la femme lors de l'autopalpation, dont l'effet sur la précocité de diagnostic est moindre comme on s'en doute que celui de la mammographie. En 1999, la taille moyenne de la tumeur au moment du diagnostic était respectivement de 15, 22, 25 mm pour celles dépistées par la mammographie, par l'examen clinique et par l'autopalpation.
Les registres permettent aussi d'évaluer quels groupes de population bénéficient d'un dépistage, par exemple en analysant la proportion des tumeurs aux stades précoces. C'est sur la base des données des registres suisses qu'il a été possible d'établir que la campagne nationale de dépistage du mélanome de 1989 a eu plus d'effet sur les femmes que les hommes et n'a pas eu d'impact chez les personnes de plus de 60 ans.9
Depuis l'introduction des programmes dûment planifiés de dépistage du cancer du sein par la mammographie, les registres ont été mis à contribution de manière permanente pour en évaluer l'efficacité globale, notamment en dénombrant les faux négatifs et les cancers d'intervalle survenant entre deux examens de dépistage.10
Par ailleurs, le registre a pris une part active à la conception et à l'exploitation des données des enquêtes suisses de santé. Il a ainsi été possible de montrer de grandes disparités socio-démographiques au niveau suisse dans la participation spontanée à la mammographie11 et au frottis du col.12
Enfin, le registre est de plus en plus impliqué dans la prévention tertiaire, notamment en réunissant des données sur la qualité de vie des patients atteints. Par exemple, dans le cadre des soins palliatifs, il a procédé à l'étude de l'évolution et des facteurs influençant le lieu de décès des patients atteints de cancers (tableau 4).
Le calcul de taux de survie des patients cancéreux est devenu une tâche de routine pour la majorité des registres ce qui a permis des comparaisons internationales13,14 reflétant pour une large part la capacité du système thérapeutique à diagnostiquer les cas précocement et à les traiter de façon efficace. Il a ainsi été possible de constater que pour les cancers diagnostiqués au début des années 80, la survie pour la plupart des cancers était meilleure en Suisse que dans les autres pays européens.13 En revanche, les données les plus récentes ont montré que la survie avait augmenté dans l'ensemble des pays, la Suisse se trouvant distancée, notamment pour le cancer du col et du sein, par plusieurs pays du nord de l'Europe, probablement du fait que ces pays avaient mis en route des stratégies de dépistage plus efficaces.14
L'enregistrement systématique du traitement permet d'établir les effets propres et comparés des nouvelles thérapeutiques dans la pratique courante. Ainsi, par exemple, le bénéfice à traiter par chimiothérapie adjuvante les cancers du côlon de stade III (N1) établi par les essais thérapeutiques est confirmé par le registre pour l'ensemble des personnes qui ont bénéficié de ce traitement (fig. 5).15 Des études conduites dans la même optique ont vérifié l'équivalence d'un traitement chirurgical conservateur, complété par une radiothérapie, et de la mastectomie, en termes de survie à long terme pour les cancers du sein de stade I (T1, N0). Le risque relatif est de 0,9 (0,4 à 2,0) pour la mortalité par cancer du sein et de 0,8 (0,5 à 1,4) pour la mortalité par autres causes.16
L'intérêt des registres s'est aussi focalisé sur certains effets indirects de la pathologie et de son traitement. A Genève, une étude conduite sur le risque de suicide chez les patients cancéreux avait notamment montré que ce risque était sensiblement augmenté pour les deux sexes, mais que cette augmentation était immédiate chez les hommes et différée dans le temps chez les femmes.17 Plus récemment, ce sont les effets adverses à terme du traitement lui-même qui ont fait l'objet d'investigations. Par exemple, l'hypothèse récemment émise d'une augmentation de leucémies, notamment myéloïdes aiguës après chimiothérapie pour tumeur du sein a été confirmée à partir des données du Registre de Genève : le délai moyen entre le traitement par cancer du sein et le diagnostic de leucémie a diminué au cours du temps chez les 21 femmes ayant eu consécutivement les deux pathologies entre 1970 et 1998 à Genève.
Les travaux évoqués ci-dessus conduisent tout naturellement à s'interroger sur la généralisation des traitements jugés optimaux en fonction des caractéristiques socio-démographiques des intéressés. A la demande de cliniciens, le registre étudie la proportion de patients bénéficiant de traitements recommandés et établit les facteurs pouvant modifier l'approche thérapeutique, que ce soit les caractéristiques des patients ou de la tumeur, les circonstances du diagnostic ou les filières de soins.15,16,18
En matière de cancer comme pour de nombreuses pathologies, les inégalités sociales sont fréquentes et souvent importantes. La comparaison des taux d'incidence, respectivement de mortalité, relatifs au cancer du sein entre classes sociales, est de ce point de vue particulièrement révélatrice (fig. 6). Alors que la fréquence de ce cancer chez les femmes-cadres est plus élevée que chez les ouvrières, la tendance s'inverse par la mortalité qu'il entraîne, l'ouvrière étant alors très largement défavorisée.
Des grandes disparités thérapeutiques existent en fonction de l'âge. Pour le cancer du sein, par exemple, près de 20% des femmes avec un cancer unilatéral au stade très précoce (stade I) ont une mastectomie bilatérale après l'âge de 80 ans (fig. 7). Compte tenu du fait de l'augmentation de la longévité et du vieillissement de la population, l'approche optimale pourrait aussi être systématiquement proposée aux patients âgés.
L'attitude thérapeutique face au patient présentant un cancer de la prostate localisé découvert suite à un dépistage n'est pas standardisée : 48% sont traités par une chirurgie curative, 5% par une chirurgie non radicale (résection en tissu tumoral), 25% par la radiothérapie, 22% n'ont aucun traitement (surveillance seule). Cette disparité thérapeutique reflète l'absence de consensus sur le traitement optimal des cancers de la prostate dépistés.19
Une étude récente sur les traitements des cancers in situ du sein a montré notamment que le nombre de femmes ayant eu un curage ganglionnaire reste important (environ 16%) et cela notamment du fait que les techniques de biopsies non invasives permettant de suspecter l'absence d'invasion avant l'intervention chirurgicale ne sont pas encore totalement généralisées.18
Le registre devient progressivement un instrument de santé publique, sollicité toujours plus fréquemment pour l'établissement d'expertises. Ainsi, les compétences acquises l'ont conduit à prendre l'initiative d'une prise de position en faveur de l'efficacité du dépistage par la mammographie.20 Il a eu également à se prononcer sur l'opportunité d'une généralisation du dépistage de la prostate. Précisons que son rapport à ce sujet a conclu que les données actuellement à disposition ne permettaient pas d'entreprendre un programme systématique visant la généralisation du PSA et que la décision d'effectuer ce test devait être laissée au médecin traitant et à l'intéressé. Le registre collabore par ailleurs actuellement à la réalisation d'une brochure informant des bénéfices et des effets adverses potentiels d'un tel dépistage.
Aux tâches d'expertises, basées essentiellement sur les méthodes épidémiologiques, succèdent maintenant des responsabilités dans la coordination d'actions sanitaires. L'exemple le plus marquant à ce niveau réside dans la charge de concevoir et de coordonner les mesures à prendre pour diminuer l'incidence et/ou la mortalité liées aux cancers dans le cadre de la mise en uvre de la Planification sanitaire qualitative (PSQ).21 L'objectif général de ce projet, qui a fait l'objet d'une loi votée le 25 juin 1999, est d'optimaliser le système de santé genevois par la mise en place de nouvelles approches au sein de quatre priorités sanitaires dont le cancer, et plus particulièrement les cancers du sein, du poumon, les cancers ORL, les cancers digestifs et le mélanome.
Comme on vient de le voir, les tâches d'un registre des tumeurs se sont considérablement diversifiées ces dernières années, passant de la description épidémiologique à l'évaluation et à la recherche dans les domaines de la prévention primaire, secondaire et même tertiaire. Orienté non seulement vers les besoins de la population par l'étude des priorités, la surveillance des risques et l'évaluation des mesures préventives, mais aussi vers ceux des malades par l'évaluation de la prise en charge et de la réhabilitation, le registre est aujourd'hui au service de la collectivité dans son ensemble. Il va cependant de soi que des tâches ne peuvent être remplies qu'en collaboration étroite avec les cliniciens qui, en soignant chaque jour leurs patients, restent au cur du problème de la pathologie cancéreuse.