Résumé
Prévenir vaut mieux que guérir, dit-on. Allons donc. Comme s'il existait des combats simples, des approches pures. La prévention coûterait moins cher ? Rien n'est moins sûr. Et d'abord : moins cher que quoi ? Elle serait préférable ? Mais selon quel point de vue ? S'agit-il de garder l'individu sain, de le rendre heureux ? Ou d'améliorer les statistiques sanitaires ? Ces petites interrogations, parmi quantité d'autres, pour dire que l'on ne s'ennuyait pas, lors de la troisième édition du Forum national de la Fondation Louis-Jeantet de médecine, qui cette fois-ci était consacré à la prévention, les 25 et 26 janvier derniers. Plus de cent personnes politiciens, philosophes, médecins, sociologues, infirmières, journalistes spécialistes ou non de la question, acceptaient de sortir des positions convenues pour aborder les aspects chauds de la prévention du mélanome, du cancer du sein, de l'infarctus, de l'alcoolisme, des accidents, du sida, parmi d'autres....Disons-le tout de suite : à la fois la prévention a comme jamais le vent en poupe, à la fois elle se trouve de plus en plus paralysée, entravée par des questions nouvelles. C'est qu'en quelques années les enjeux ont profondément changé. Un peu partout s'observe une contestation des croisades sanitaires, des combats préventifs qui jusqu'alors allaient de soi. Qu'importe les slogans, on s'intéresse aux faits. L'époque où un service de santé publique (ou une «ligue» contre une maladie) pouvait publier une brochure faisant une promotion à tout crin de telle ou telle prévention touche probablement à sa fin. Une évidente bonne volonté ne suffit plus à travestir le populisme sanitaire en démarche médicale. Enfin, alors qu'elles s'affichaient il y a peu sans vergogne, l'efficacité et la rentabilité économique peinent maintenant à constituer des buts acceptables de prévention. Pas seulement pour des raisons morales, d'ailleurs, mais parce que des stratégies qui montrent grossièrement leurs limites l'instrumentalisation des individus ne fonctionnent plus, tout simplement.C'est donc à un renversement de point de vue qu'on assiste. A l'émergence d'un nouveau «souci de soi», d'une nouvelle vision de la santé commune, d'une autre relation à l'avenir, à la maladie, à la liberté....Prenez la prévention contre le tabagisme. Quel but lui fixer ? Créer les conditions de la liberté, lança-t-on, lors d'une table ronde du Forum. Ou, plus subtilement, «rétablir un équilibre qui permette à l'individu de poser un choix libre», selon les mots du Dr Rielle. Finie l'époque où l'on prêchait l'abstinence, cette vieille lune culpabilisante. Viser la liberté, ce n'est pas une méthode, mais plutôt une éthique, explique le préventologue. Il s'agit de s'opposer à l'addiction sans éluder la grande question, celle du plaisir. Ou du bonheur, comme on voudra.Très bien. Reste que les chiffres du tabagisme sont, chez nous, parmi les plus mauvais des pays développés. Les adolescents suisses fument davantage que ceux de quasiment tous les pays européens. Difficile donc de ne pas parler d'échec. Mais échec de qui, de quoi ? De la prévention sanitaire ? Peut-être. De la politique ? Certainement. Alors que l'efficacité de l'interdiction de la publicité est maintenant reconnue sans discussion, la Suisse rechigne. Il n'y a pas que les pays du Tiers-monde où l'industrie cigarettière a la main sur le politique....Mensonge, appel à la liberté, à la transgression, au plaisir : le marketing pro-cigarette fait flèche de tout bois. Comment, face à lui, rétablir les conditions d'une liberté ? En créant une image de non-fumeur branché, en faisant du refus une mode, par exemple. Cela au moyen d'un contre-marketing sans responsabilisation, proposaient certains. Car il est probable que, pour un ado aux repères rap et hard rock, la responsabilité envers soi-même, son futur, sa santé, soit un ressort cassé, une référence essoufflée. Que la brandir comme argument préventif ne fasse que renforcer une envie de défier l'ordre établi. Mais ce contre-marketing soft ne représente-t-il pas lui aussi une manipulation ? Existe-t-il une liberté sans vérité ?...Au cur de la prévention se trouve l'information. Dans le cas du dépistage de maladies, elle devient étrangement le critère limitant. A ceux qui vont participer à un programme de dépistage, il suffit de présenter le taux de faux positifs et faux négatifs, les possibilités et les limites du traitement en termes d'années de vie gagnées pour voir leur taux d'acceptation diminuer drastiquement. Ce que Domenighetti appelle une information «evidence-based» semble s'opposer à la compliance que souhaiteraient les spécialistes de la prévention.Ainsi, combien de femmes se feraient encore mammographier si on leur présentait l'incertitude actuelle concernant l'efficacité de ce dépistage ? Il faut dire que la crise devient tout d'un coup gravissime. Le 20 octobre dernier, le Lancet publiait une méta-analyse, provenant d'un groupe de référence et appuyée par un éditorial du rédacteur en chef du journal, qui concluait que la mammographie ne permet d'éviter, de façon significative, aucune mort par cancer du sein et aucune mastectomie. Depuis, la controverse fait rage. Sur fond de données contradictoires, les pro et anti-mammographie s'affrontent à coups d'arguments hypersophistiqués. Pour le moment aucun vainqueur n'apparaît et les équipes de prévention se démoralisent.Sans compter que l'incertitude ne s'arrête pas là. D'autres études ont montré que l'autopalpation des seins se montre elle aussi inefficace dans la prévention des conséquences du cancer du sein. Que reste-t-il alors aux femmes dans ce domaine ? Peut-être rien. Mieux vaut rien que quelque chose de fabriqué, a-t-on envie de dire. Mais est-ce si sûr ? Ne faudrait-il pas discuter de cela aussi ? Le rôle de la prévention dans la gestion de l'angoisse, dans la bienfaisante impression que quelque chose peut être fait contre les aléas de la vie ?...Impossible d'entrer dans une démarche de prévention en l'absence d'ouvertures vers l'avenir. Dès lors que, à cause de la pauvreté, du chômage, de situations sans issue, la vie n'offre plus de possibilité de se projeter avec espoir dans le futur, la prévention disparaît de l'horizon de la conscience. Ne reste plus que le «tout, tout de suite» dicté par l'instant.La remarque s'adresse aussi à l'époque. Sa vision de la prévention ne se dessinera que dans celle de son futur. La prévention est une démarche d'une société qui croit en elle.