Nous redécouvrons depuis peu Jean de La Fontaine (1621-1695), ses fables et son génie, sa perfection et son pessimisme ; cette élégance aussi que l'on voudrait précieuse quand on ne saisit pas sa désespérance. Dans Le Lion, le Loup et le Renard, le fabuliste traite des courtisans, de la vieillesse et des médecins chargés de répondre à la demande de l'auguste félin qui voulait «que l'on trouvât remède à la vieillesse». Les médecins de La Fontaine, bien sûr, ne trouveront point le remède qui permettrait aux grands de ce monde de s'affranchir du temps qui passe. Et c'est le Renard qui fera le diagnostic («Vous ne manquez que de chaleur, Le long âge en vous l'a détruite») et préconisera la thérapeutique («D'un loup écorché vif appliquez-vous la peau, Toute chaude et toute fumante»). Qu'en serait-il des médecins d'aujourd'hui, bardés de certitudes biologiques et d'outils chaque jour plus puissants ? La DHEA, déjà, a pris la place de la robe de chambre en peau de loup et les hommes de l'art n'ont guère de pudeur pour, comme leurs ancêtres, endosser les habits des devineresses.
Le médecin et la pythie. Tel pourrait être le titre d'une fable de notre temps, si Jean de La Fontaine, vivant, pouvait jeter un il aux publications de nos revues spécialisées. Comme The New England Journal of Medicine daté du 14 février qui nous ouvre de bien étonnantes perspectives aux couleurs mêlées de l'homocystéine, de la démence et de la maladie d'Alzheimer. Résumons. Entre une publication sur les anticorps anti-érythropoïétine et une autre sur l'évolution clinique de l'histiocytose pulmonaire à cellules de Langerhans chez l'adulte, un groupe de médecins américains dirigé par le Dr Philip A. Wolf (Département de neurologie, Boston University School of Medicine) nous livre les observations qu'il a pu faire sur 1092 sujets non déments (667 femmes et 425 hommes), d'un âge moyen de 76 ans issus de la célèbre étude de Framingham.
«Nous avons examiné la relation existant entre le taux plasmatique total d'homocystéine mesuré au début de l'essai et celui mesuré huit ans plus tôt, et l'incidence de la démence au cours du suivi, expliquent les auteurs. Nous avons utilisé un modèle de régression multivariable pour pratiquer des ajustements sur l'âge, le sexe, le génotype de l'apolipoprotéine E, les facteurs de risque vasculaire autres que l'homocystéine, ainsi que les taux plasmatiques de folates et de vitamines B12 et B6. Sur une période de suivi médian de huit ans, une démence est apparue chez 111 sujets, dont 83 diagnostics de maladie d'Alzheimer». Passons sur les calculs du risque relatif pour courir à la conclusion : «Un taux plasmatique élevé d'homocystéine constitue un facteur de risque puissant et indépendant de développement d'une démence et d'une maladie d'Alzheimer».
Ce travail vient à sa façon confirmer les études transversales qui ont montré une association entre des taux plasmatiques élevés d'homocystéine et des états de démence. Cet acide aminé a aussi dernièrement été associé au risque de pathologies vasculaires touchant la carotide, les coronaires et la circulation périphérique. On peut aussi raisonnablement postuler, comme le fait le Dr Joseph Loscalto (Boston) dans l'hebdomadaire américain, que l'hyperhomocystéinémie puisse être un facteur direct de toxicité neuronale. Et comme le Dr Loscalto, on peut trouver ici matière à de nouvelles études qui chercheront à tester l'impact bénéfique des folates ou de diverses vitamines chez les personnes à risque.
Reste, pour l'heure l'essentiel : convient-il dès aujourd'hui de s'intéresser aux taux plasmatiques d'homocystéine de ses patients et si oui, pourquoi ? Pour les informer de leur risque supérieur à la normale d'être victimes d'une forme de démence ? Non, diront ceux pour qui démence rime avec fatalité. Oui, affirmeront les tenants du droit à connaître son possible avenir. Ces derniers pourront aussi ajouter la contribution originale d'un groupe de Chicago dirigé par le Dr David A. Bennet qui, dans le JAMA (daté du 13 février), établit que la stimulation cognitive est de nature à réduire les risques de survenue de la maladie d'Alzheimer. Selon cette équipe du Rush Alzheimer's Disease Center de Chicago, une personne qui se livre à des activités intellectuellement stimulantes réduit de 47% ses risques d'être victime d'une forme précoce de démence. Cette étude a été menée sur 801 personnes âgées de plus de 65 ans, suivies entre janvier 1994 et juillet 2001.
Le groupe était composé de religieux répartis sur l'ensemble des Etats-Unis. On retenait, parmi les activités intellectuellement stimulantes, la lecture, les mots croisés, les jeux de cartes et la visite de musées. Tous les participants ont accepté de faire don de leur cerveau à la recherche, ce qui devrait permettre aux auteurs de l'étude d'en apprendre davantage sur la corrélation entre activité cérébrale et déclin des fonctions intellectuelles.
«Chez la Devineuse on courait, Pour se faire annoncer ce que l'on désirait, Son fait consistait en adresse. Quelques termes de l'art, beaucoup de hardiesse, Du hasard quelquefois, tout cela concourait : Tout cela bien souvent faisait crier miracle» écrit La Fontaine dans «Les Devineresses». Est-on certain, de nos jours, que notre médecine ne prend pas plaisir à jouer le rôle de la pythie ; un rôle, il est vrai, que faute de prêtres sans doute notre époque ne cesse de lui confier.